Plus le temps passe, plus je trouve que les arguments contre l'adhésion de la Turquie à l'UE puent : il exhalent des odeurs de racisme (condamnation morale) et d'étroitesse de vue (condamnation politique).
Le coté "ces gens-là ne sont pas comme nous" me fait monter la moutarde au nez car je me souviens que nous avons dit tour à tour la même chose des Italiens, des Polonais, des Allemands et j'en passe.
En fait, le problème de la France, ce n'est pas la Turquie, c'est la trouille.
Si nous avions un peu plus confiance en nous et en nos valeurs, nous n'aurions pas peur de quelques Turcs.
Voici un article de François Ewald :
Identité européenne ?
Il y a bien une relation entre le débat sur la ratification du projet de Constitution européenne et celui sur l'adhésion de la Turquie. Elle apparaît en particulier dans la nature des arguments de ceux qui plaident que l'engagement du processus d'adhésion de la Turquie devrait polluer celui sur la Constitution. En question : la nature de l'Europe que nous voulons « constituer ». Le débat turc a fait apparaître combien le « oui » (ou le « non ») au projet de Constitution pouvait être ambigu et exprimer deux visions antagoniques du projet européen. Ils divisent aussi bien la gauche que la droite. On découvre ainsi que Jacques Delors ne partage pas la même vision de l'Europe que Robert Badinter, et Jacques Chirac que l'UMP.
Le clivage ne recoupe pas celui que Laurent Fabius avait voulu introduire en posant la question de la nature plus ou moins sociale du projet de Constitution européenne. La question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne a brusquement renvoyé au second rang ce débat pour un autre autrement plus profond : il oppose les tenants d'une vision identitaire, protégée et presque séparée de l'Europe aux partisans d'une Europe universaliste, ouverte, principe de paix perpétuelle.
« Nos familles, disent certains identitaires s'adressant aux Trucs, ne sont pas de même pâte. » Pâte ? Le terme, selon « Le Robert », signifie dans son sens métaphorique : « Tempérament, constitution d'une personne ». On reste stupéfaits. Les Européens auraient donc une nature propre telle que ceux qui ne la partagent pas devraient en être exclus. Pas de mariages mixtes. En 1914-1918, les meilleurs intellectuels français et allemands se déniaient réciproquement d'appartenir à la même humanité. Cela n'a pas empêché le couple franco-allemand d'être, depuis cinquante ans, au coeur du projet européen, précisément né pour construire une vision de l'humanité affranchie de pareilles considérations. L'humanisme européen s'arrête-t-il aux frontières de l'Europe ? Etre européen, est-ce revendiquer qu'on est d'une certaine « pâte », et la défendre contre ce qui pourrait la pervertir ?
« L'Europe, écrit un autre, s'est construite contre la Turquie. » [je rappelle que François 1er s'est allié à la Turquie]On s'interroge : de quelle Europe parlons-nous ? Certainement pas de la nôtre puisque, pratiquement dès l'origine, ses pères fondateurs ont engagé le processus d'adhésion de la Turquie. Outre que le propos est historiquement contestable, s'agit-il pour l'Europe que nous cherchons à constituer de poursuivre demain les combats d'hier ? Mais c'est la logique de l'argument qui surprend : l'Europe se construit-elle « contre » ce qu'elle ne serait pas ou « pour » mettre en oeuvre une nouvelle vision des rapports entre les peuples.
« Si la Turquie était en Europe, cela se saurait. » Après l'histoire, la géographie. Plus précisément une vision de la géographie qui rappelle la notion de frontières naturelles chères aux nationalismes du XIXe siècle. Mais, outre le fait qu'il est difficile de trouver des frontières naturelles à l'Europe, pointe occidentale du continent eurasien, la question est justement de savoir si, par Europe, il s'agit de constituer une grande nation bornée dans son territoire comme la France de Vidal de La Blache dans son Hexagone, ou de construire un ensemble politique ouvert, affranchi de la notion de frontières.
Le débat sur l'adhésion de la Turquie révèle qu'il y a donc bien chez les partisans du « oui » (comme du « non ») au projet de Constitution deux visions de l'Europe. Elles n'opposent pas tenants d'une Europe zone de libre échange contre partisans d'une Europe puissance, mais d'une part, une vision identitaire de la fermeture et du repli, exprimée quelques fois avec les accents de la supériorité du colonisateur sur le colonisé, d'autres fois avec le souci de se préserver, par zones tampons interposées, des grandes lignes de conflits mondiaux, le Moyen-Orient en particulier, et d'autre part une vision universaliste et ouverte où le projet européen met en oeuvre le projet d'une paix perpétuelle formulée par Kant à l'époque des Lumières. C'est celle que Jacques Chirac a rappelée, lors de son intervention télévisée, en soulignant qu'il fallait « sortir d'une réflexion qui conduit forcément au manque de respect des autres, à la guerre des religions, des civilisations ».
L'idée de l'Europe, ce qui en fait la grande idée politique du XXIe siècle, est qu'elle offre la possibilité de construire, sur la base de l'adhésion, et donc de la réciprocité des droits et des devoirs, un ensemble politique, affranchi de toutes les formes d'identités raciales, ethniques, religieuses ou civilisationnelles, destiné à constamment s'élargir parce qu'assis sur les principes libéraux qui permettent l'extension d'un marché commun. La grande idée de l'Europe est d'asseoir la communauté politique sur les libertés du marché. C'est ce qui lui permet de dépasser les formes politiques qui, jusqu'alors, ont engendré guerres, conflits et rapports de puissance. C'est ce qui en rend l'idée si séduisante pour ses voisins. L'Europe n'a pas d'identité ; elle est une promesse. Elle est destinée à s'ouvrir : à l'Ukraine demain, et pourquoi pas, après-demain, aux pays du Maghreb. Quel plus grand espoir pour le siècle qui vient ?
FRANÇOIS EWALD est professeur au Conservatoire national des arts et métiers.
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