samedi, janvier 07, 2006
Le siècle de monsieur Pétain (AG Slama)
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Le titre est trompeur, ce n'est pas un énième ouvrage de repentance et de moralisation anachronique et simpliste. L'auteur part de l'idée que le duo "déchaînements de violence / évitements des conflits", par opposition au démocratique "expression des conflits / résolution des conflits", est typiquement français et a trouvé son apothéose dans le pétainisme où l'évitement des conflits entre "bons" Français et le déchainement de violence contre les "mauvais" Français étaient à leur maximum.
De cette peur du conflit, découle le communautarisme, où chacun serait rattaché à un groupe dans lequel il serait chez lui.
L'auteur fait un parallèle entre l'évitement du conflit avec Hitler et l'évitement du conflit avec les islamistes.
Le livre prend prétexte de "Monsieur Pétain", c'est-à-dire de l'homme politique des années 30 considéré comme un bon républicain.
Cet ouvrage fait l'apologie de l'acceptation de la confrontation, ce en quoi je l'approuve entièrement. Il considère que l'évitement du conflit génère la violence. Par exemple, quand je dis que les fonctionnaires et les salariés du privé ont des intérêts divergents, j'accepte un conflit que je ne fais que constater. Une fois cela posé, des discussions franches et viriles peuvent commencer. Mais si on fait toujours, à la chiraquienne, comme si les conflits n'existaient pas, si on verse dans la bluette comme quoi chacun aurait à coeur la "défense du service public" et qu'il n'y aurait que de légères divergences d'opinions sur le moyen d'y parvenir, on ne se donne aucune chance de résoudre les conflits et ils s'achèvent par des violences.
On a souvent remarqué que De Gaulle et Churchill étaient des lutteurs qui, non seulement, n'évitaient pas le conflit, mais s'y épanouissaient. Les lignes si célèbres du Fil de l'épée sur le caractère du chef tracent un anti-portrait de J. Chirac, et aussi, par bien des cotés, de N. Sarkozy (1).
L'identité, sur laquelle repose le communautarisme, n'est pas un état, contrairement à ce qu'on croit, mais un choix de rattachement (une identification), le plus souvent fait par d'autres, qui limite ma liberté : j'ai choisi, ou on a choisi pour moi, de considérer que ma qualité de Français était plus significative, plus constitutive de mon identité, que ma qualité de brun aux yeux verts, que le fait que je suis un homme est plus important que le fait que je suis droitier, etc. L'identité est le contraire de l'émancipation. L'identitarisme est par essence totalitaire. C'est pourquoi la création de statistiques ethnico-religieuses doit être regardée avec la plus grande prudence. Pour moi, il y a là un cas de conscience : d'un coté, ma tendance ingénieur a envie de savoir et de rassembler les données ; de l'autre, ma tendance courtoise rejette la considération de l'origine des individus.
"Etre soi-même" consiste à parcourir, sans en privilégier un seul que momentanément, ses différents rattachements, tellement nombreux qu'il se neutralisent. L'auteur cite abondamment Montaigne.
Bien sûr, cet individualisme récuse toute responsabilité collective, à plus forte toute culpabilité collective, c'est pourquoi la phrase de J. Chirac à propos de la rafle du Vel d'Hiv "Ce jour-là, la France accomplissait l'irréparable" est inadmissible : ce n'est pas "la France", qui a commis l'irréparable, ce sont les représentants de la police de Vichy, chacun, individuellement.
Pour synthétiser cette première partie : le communautarisme, en renvoyant les individus à une unique identité, à leur "nature", est caractéristique d'une peur des conflits, en cela, il s'oppose à l'idéal républicain français de l'individu libéré interagissant avec d'autres individus libres. On peut par exemple se demander ce que peuvent penser des juifs, qui ne se sentent pas plus juifs qu'autre chose, de s'entendre renvoyés sans cesse à la "communauté juive". De ce communautarisme découlent plusieurs conséquences :
> l'identité des invidus intervient dans la shère publique : la frontière fondamentale entre privé et public s'efface. Cela constitue une atteinte grave à la liberté. Un des symptomes les plus irritants, même si il n'est pas le plus lourd, est l'usage intensif des "cellules psychologiques" à la moindre catastrophe. Un deuil, la guérison d'un traumatisme, est du domaine le plus intime, de quel droit l'Etat intervient-il pour me pousser à voir un psychologue ? Comme d'habitude, cette atteinte à la liberté se fait sous couvert des meilleurs sentiments du monde. Big Brother a bon fond, c'est la GT (2) en pleine action.
> l'exaltation de la démocratie parfaite. Puisqu'on évite le conflit, puisque l'idéal est la fusion communautaire, on exalte une démocratie parfaite, qui, comme tout absolu, ne peut conduire qu'au totalitarisme, d'où surestimation de la démocratie directe, de la proximité, du "mouvement social", de la transparence. On nie la part de médiation, de représentation, d'opacité, qui, dans une vraie démocratie nécessairement imparfaite, participe à la résolution de conflits. On met au panier la phrase si profonde de Churchill : "La démocratie est le pire de tous les régimes, à l'exception de tous les autres." Il n'est pas sans signification que beaucoup de gens de gauche, aujourhui encore grands chantres de la "vraie" démocratie par opposition à la démocratie "formelle", se soient ralliés à la Révolution Nationale pétainiste.
Comme libéral, je regrette souvent la faiblesse des corps intermédiaires, cependant il ne s'agit pas de communautés organiques, mais d'instances représentatives librement choisies, comme les syndicats.
> la sacralisation de la nature. Nous sommes toujours dans la même veine fusionelle, anti-rationaliste, anti-libérale. Là encore, les écologistes devraient se méfier du pétainisme : "La terre, elle, ne ment pas." Protéger la nature, oui ; mais pas pour elle-même, juste en tant qu'elle est utile aux hommes et s'il faut abattre des arbres pour construire des logements, qu'il en soit ainsi. Il est amusant de remarquer que la parenté idéologique entre l'exaltation de la démocratie directe et l'écologisme fait que les écolos n'arrivent jamais à se mettre d'accord sur un représentant (3).
> tout ce communautarisme anti-rationaliste, fusionel et anti-libéral a abouti à cette horreur juridique qu'est l'inscription dans la Constitution du principe de précaution. Comme pour la sainte Inquisition, la charge de la preuve est renversée : ce n'est pas à l'accusation de prouver, c'est à l'accusé, le scientifique, l'industriel, l'expérimentateur, de montrer qu'il est innocent ; démonstration très difficile et couteuse, dans le meilleur des cas, sinon impossible.
On remarque que J. Chirac a fortement contribué à ces dégradations du modèle républicain, mais les idées de Nicolas Sarkozy, en matière d'immigration et de communautarisme, ne sont pas moins nocives.
Tout cela est à l'opposé des pratiques de la IIIème République, qui se méfiait, par souvenir de la Terreur et de l'Eglise, de la Fraternité. De plus, elle faisait peu de lois, mais essentielles, tout le contraire de l'inflation législative brouillonne actuelle.
On en vient à Péguy, qui tout républicain et dreyfusard qu'il était, finit tout de même, par nostalgie de la fusion nationaliste, par suggérer qu'on passe Jaurès à la machine à raccourcir. Les idées de 1900 sur le rapport organique entre l'individu et la société vont aboutir à la Révolution Nationale de 1940.
Notamment tous communient dans la haine de l'argent, du bourgeois, de la politique. L'argent n'a pas d'odeur, pas de coeur, pas de patrie, certes, mais c'est ce qui fait sa grande qualité : l'argent n'est pas raciste, ne discrimine pas, 1 € dans la poche d'un noir permet d'acheter autant de bonbons qu' 1 € dans la poche d'un blanc.
La communauté et la liberté s'opposent, il n'y a pas de synthèse possible. Chercher une synthèse, c'est déjà donner raison au projet fusionnel du communautarisme. On peut, on doit, vivre en acceptant que certaines oppositions ne sont pas réconciliables. La dérive communautaire a trois étapes : le compromis, l'identification et l'inféodation totalitaire du moi à une appartenance. Par exemple, les fondamentalistes islamiques en sont à ce troisième stade, c'est pourquoi, pour eux, tout est islamique : la boucherie, la banque, l'école, et, si ils étaient plombiers, ils seraient "plombiers islamiques".
Un des problèmes actuels est le lien étroit entre communautarisme, ordre moral et communication de masse. On sait par expérience que la communication de masse favorise le conformisme, l'opinion simpliste, le manichéisme, l'appartenance à des "tribus". Le débordement de la communication est un engrais fertile pour le communautarisme. C'est peut-être, physiquement, la plus grande différence avec la IIIème république naissante.
Or, Pétain a incarné cette vision communatariste, communicante, anti-libérale et anti-individualiste. Puisque je parle souvent d'éducation, que reprochait Pétain à l'éducation des années 30 : "de se donner comme but unique l'individu considéré comme une fin en soi." ? Reproche pétainiste étonnament actuel qu'on pourrait retrouver dans la bouche de tous ceux qui veulent ouvrir l'école sur le monde proche pour mieux maintenir les élèves dans leur milieu d'origine. Pendant qu'on y est, signalons que la promotion de l'égalité des chances a été inventée par Gaston Bergery pour le discours de Pétain du 11 octobre 1940. Troublant, non ? Un républicain s'intéresse, pour les libéraux, à l'égalité des droits ou, pour la gauche, de l'égalité de fait, toutes deux rationalisables, discutables, sujets de politique, pas à celle des chances, subjective, non mesurable, soumise à l'émotion. Pour continuer dans cette veine des analogies entre le pétainisme et 2006, on peut aussi constater que Pétain était en 1917 pour une censure "douce" dont la définition qu'il donnait pourrait fort bien convenir à l'auto-censure et au contrôle social qu'est notre "politiquement correct". Allons encore plus loin : Pétain, n'ayant pas la passion révolutionnaire de la Justice mais lui attribuant seulement une fonction sociale, pensait qu'elle devait se faire accepter par la société. N'est-ce pas ce que fait notre justice en cédant aux délires anti-pédophiles, aux excès de la justice émotionelle et médiatique ?
Enfin, Pétain est à l'origine de l'image du "monarque républicain", au-dessus des partis, paternaliste, dans laquelle se sont si bien coulés ses successeurs.
L'individualisme est couteux, la liberté difficile ; la communauté est rassurante. Mais voilà, la communauté est aussi une violence : on ne s'en détache pas et, au besoin, elle vous garde en son sein par la force.
Les communautarismes se constituent autour de noyaux durs qui s'imposent à la majorité molle. On voit ce phénomène quotidiennement en France.
Dans la recherche des valeurs (fraternité, justice, égalité, etc.), la liberté est la grande oubliée, encore aujourd'hui. Or, si l'histoire du XXème siècle devait servir à quelque chose, ça serait bien à rappeler que la liberté est la première condition de l'existence de toutes les autres valeurs.
Pour Slama, le pétainisme, sous de nouveaux vêtements, pourrait se révéler la grande tentation du XXIème siècle. Je lui laisse l'avant-dernier mot :
Toute la question est aujourd'hui de savoir quel pôle doit l'emporter dans les institutions de la Vème République, du pôle monarchique ou du pôle républicain. Le monarque se perçoit comme fédérateur d'un ensemble de communautés, et c'est bien la pente qui n'a cessé de s'accélérer jusqu'à la réforme constitutionnelle du quinquennat, qui a encore aggravé les choses sous la présidence de Jacques Chirac. La loi sur la représentaion paritaire des hommes et des femmes [à laquelle était opposé un couple aussi peu machiste que le couple Badinter], la création du Conseil français du culte musulman, les lois ouvrant aux associations la possibilité de se porter parties civiles non pas en tant que victimes mais au nom des victimes, l'introduction des intérêts ethniques, religieux et sexistes dans le Code pénal, les interrogations sur la révision de la loi de séparation de 1905, les hésitations dans le débat sur les discriminations positives, les révisions de la langue "politquement correctes" sous la pression de groupes identitaires [la grande cuistrerie de la féminisation des noms de fonction], le déchaînement croissant de l'ordre moral contre l'argent sont autant de compromis qui, si l'on en juge par l'expérience historique, donnent la cause de la laïcité, de l'égalité devant la loi et de la séparation de l'espace public et de la sphère privée, bref la cause de l'individu, perdue d'avance. La loi portant interdiction des signes religieux dans les écoles a été défendue essentiellement au nom des droits des femmes, ce qui allait de soi, alors qu'elle aurait dû l'être au nom du devoir de l'Etat de garantir la neutralité de l'espace public ; si opportune qu'elle ait été, elle ne suffit pas à elle seule, à freiner la pétainisation des esprits.
Le pôle républicain fait pourtant l'objet d'une attente. La peur de la guerre menée par le terrorisme contre les démocraties et leurs alliés incite les peuples à exiger des pouvoirs qu'ils cessent de capituler sur le front des libertés devant un adversaire totalitaire [...] L'acceptation de l'autorité de la loi irait croissant, si l'exécutif, à commencer par son chef, assumait en retour ses responsabilités en posant au pays la question de confiance sur les sujets essentiels et en se retirant en cas de désaveu du corps électoral. Il est indispensable de repolitiser les conflits pour arrêter la dérive monarchique qui fait reposer la survie du système sur les arbitrages du pouvoir judiciaire et sur les marchandages entre les élus et les communautés identitaires qui ont pris la rélève des anciennes et mortelles combinaisons de partis. Pour opérer ce redressement avant que la société se délite, c'est maintenant ou jamais.
Je vous présente mes excuses d'avoir été fort long, mais la lecture de ce livre m'a permis de passer en revue certains des thèmes qui me sont le plus cher : préférence aux corps intermédiaires représentatifs plutôt qu'aux communautés, nette séparation public-privé, importance de ne pas fuir le conflit, opposition à l'écologisme, méfiance vis-à-vis la démocratie directe, amour de la liberté (Liberté, liberté chérie, combats avec tes défenseurs).
J'espère que, du plus profond, le Surmoi républicain ressurgira. Autant je frémis devant le sang versé par la Révolution, autant je me réjouis du printemps de la liberté que furent les premiers mois de 1789. La République "une, indivisible, démocratique, laïque et sociale" est encore la solution de nos problèmes parce qu'elle est toujours imparfaite, toujours à perfectionner, toujours en devenir.
Aujourd'hui, je ne vois aucun homme politique pour porter ce projet, mais je ne suis "jamais las de guetter dans l'ombre la lueur de l'espérance" pour cette "vieille France, accablée d'Histoire, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant sans relâche de la grandeur au déclin, mais redressée, de siècle en siècle, par le génie du renouveau.". La conjonction des volontés de quelques hommes libres peut bien des choses, qu'on qualifie quelquefois, dans la méconnaissance des pouvoirs de la liberté, de miracles ; après tout, n'est-ce pas comme cela que le monde avance, depuis que le monde est monde ?
Critique de Le siècle de monsieur Pétain par Pierre Assouline
(1) : concernant Sarkozy, je pense notamment à "Le silence, splendeur des forts, refuge des faibles."
(2) : GT : je rappelle pour ceux qui ne sont pas encore habitué à ce sigle : Guimauve Totalitaire : pensée unique à forte dose de bons sentiments mais tendant à imposer sans échappatoire un mode de vie (par exemple : ne pas fumer, ne pas polluer)
(3) : Je ne résiste pas, sur l'écologie à vous citer un extrait :
Aujourd'hui, comme hier, le discours écologique, version ripolinée du retour à la terre de Vichy, procède de la même rhétorique de rééquilibrage des rapports sociaux, des modes de vie, des valeurs spirituelles et matérielles, des mégapoles et du "désert" à reconquérir et à faire fructifier. Il parie sur la même illusions de canaliser les forces traditionnelles dans le sens de la modernité. Or cette recherche d'une impossible synthèse se traduit par le blocage des processus de modernisation. Comme au temps de Pétain, les mêmes ambiguités se reproduisent. Les thèses réactionnaires de José Bové dont le protectionnisme condamnerait la France à l'isolement de la "France seule" se présentent sous les couleurs de l'altermondialisme. L'archaïsme de la "non-croissance" qui conduirait le pays à la régression se présente comme un choix dynamique de la modernité. La cloture ethnicisante des racines se revendique de l'ouverture à la différence. La violence des commandos anti-OGM se réclame de la sécurité alimentaire. Dans un cas comme dans l'autre, la croyance, peut-être sincère, dans la compatibilité entre deux modèles de civilisation [tradition organisciste, progrès libéral] engendre la montée irrésistible des comportements réactionnaires, le déclin économique et les multiplications des facteurs de violence civile.
Je rejoins votre analyse.
RépondreSupprimerDe façon générale, accepter qu'il y a clivage ou conflit permet de définir le problème, le point de divergence, et de commencer à comprendre pourquoi.
En cela, éviter le conflit de façon systématique revient à éviter de poser le problème. On l'a vu avec la dette (quelle dette ?), on le voit encore avec le krach immobilier (quel krach ?), avec les violences urbaines (quelle racaille ?), etc...
A force de se voiler la face et de fuir le fond de la discussion, non seulement le problème ne se résout pas, mais il empire. Au final, le conflit n'en est que plus violent.