dimanche, janvier 29, 2006
Un paradis libéral ?
La république des escartons, exemples d'État minimum
Compte rendu de la soirée du 16 février 2002 avec Gilbert Fournier.
Lumières Landaises n° 43.
Perché au sommet des Alpes de part et d'autre des versants français et italiens, le pays dont nous allons parler s'inscrit dans un triangle équilatéral de 90 km de côté, à l'intérieur du triangle formé par les villes de Grenoble, Gap, et Turin. Son altitude va de 900 à 4102 mètres (Barre des Ecrins). Il contient la ville la plus haute d'Europe, Briançon, à 1400 mètres, longtemps plus importante que Grenoble, et le village le plus élevé, Saint-Véran, à 2050 mètres. "Des montagnes qui touchent aux nues, des vallées qui descendent aux abîmes", écrira Vauban.
Au moment où cette histoire commence, en 1343, cette contrée contient 7 200 foyers, soit 30 à 40 000 habitants, répartis sur une cinquantaine de communautés villageoises autour de Briançon. C'est une population vaillante et entreprenante. Dans ces lieux inhospitaliers, difficilement gouvernables par un pouvoir central, les municipalités avaient peu à peu pris le pas sur les féodaux. Tous les ans, à la Chandeleur (le 2 février), les chefs de famille du village se réunissaient pour désigner leur "consul". Un notaire ou un avocat circulait auparavant dans les familles et interrogeait discrètement les chefs sur les candidats possibles. Celui qui avait le plus de voix était désigné, quelquefois à son corps défendant. Mais il ne pouvait refuser. Il devait même déposer une caution de 200 écus - restitués avec intérêt à son départ - car il était responsable sur ses deniers du recouvrement de l'impôt et de l'excédent des dépenses sur le budget prévisionnel ! S'il avait moins de 25 ans, même marié, son père devait le cautionner. En contrepartie, il disposait de pouvoirs étendus et ses décisions étaient rarement critiquées.
Le consul était désigné pour un an seulement, et il ne pouvait être désigné à nouveau qu'au bout de cinq ans. Il était entouré d'adjoints qu'il choisissait lui-même, ou dans certains villages, qui étaient eux aussi désignés par les chefs de famille. Les adjoints étaient spécialisés. Il y avait par exemple celui qui s'occupait de la préservation des forêts, ou celui qui s'occupait des problèmes de l'eau, appelé "le mansier".
Au mois de mai de l'an 1343, 18 hommes mandatés par les municipalités, dévalent leur sentier muletier pour se rendre fort loin dans la plaine, à 180 km, où les attend Humbert II, le maître du Dauphiné, en son château de Beauvoir. A cette époque, le Dauphiné est un État, et son souverain se nomme "Le Dauphin". Sa cour est fastueuse, il dépense au delà de ses revenus. Après 10 ans de règne, criblé de dettes et sans descendance, il s'apprête à céder le Dauphiné au roi de France.
[Le Dauphin Humbert II vendra effectivement le Dauphiné au roi de France Philippe VI de Valois en 1349. A partir de là, la province sera systématiquement donnée en apanage à l'héritier présomptif de la couronne, qui portera pour cette raison le titre de Dauphin. Telle est l'origine de l'utilisation du mot dauphin pour désigner l'héritier de la couronne.]
C'est alors que les gens du grand briançonnais, redoutant cette cession, profitent qu'Humbert II est financièrement aux abois pour lui proposer d'acheter leur affranchissement. L'ultime transaction se déroule le 29 mai 1343 au château de Beauvoir, en présence de nombreux dignitaires, comme l'évêque de Grenoble, dont la présence est destinée à authentifier l'accord. Celui-ci est établi en latin par le notaire Guigues Froment sur deux grandes peaux de mouton réunies.
Par cet acte, le Dauphin, moyennant une somme de 12 000 florins d'or, et une rente annuelle de 4000 ducats,
- confirme les libertés, franchises et coutumes admises ou concédées par lui ou ses prédécesseurs ;
- abandonne tous les services féodaux, et toutes les redevances, à l'exception de la gabelle du bétail à laine, et des droits attachés à sa dignité de Dauphin ;
- reconnaît de nouvelles et décisives franchises personnelles et municipales ;
A peu de choses près, il s'agit ni plus ni moins que de l'achat de leur liberté et de leur indépendance par les habitants du grand Briançonnais. Ainsi jusque là, les réunions du conseil municipal étaient soumises à l'autorisation d'un officier delphinal. Elles ne dépendent plus maintenant que du consul ou dans certains cas d'une demande des villageois.
Chaque municipalité gère au plus près les aspirations de ses administrés, et entretient la solidarité. Ainsi le village d'Arvieu décida que lorsque les hommes iraient faucher les prairies d'altitude, la première journée serait pour les veuves et les orphelins. Dans certains villages, lorsqu'un habitant perdait une vache ou un mulet, bêtes précieuses, la perte était répartie entre les habitants au prorata du bétail possédé. Lorsqu'une maison est construite ou remise en état, une corvée municipale est organisée pour la coupe du bois et le transport des matériaux. En cas d'incendie, la municipalité organise une quête pour les victimes.
Entre les communautés d'une même vallée, il existe un système de répartition des charges, ainsi que des tâches dépassant les moyens d'une seule commune (chemins, irrigation, endiguement, etc...). Ce système est appelé "escartonnement", mot dont l'origine est incertaine. Par extension, on appelle Escarton la communauté des habitants d'une même vallée. Il y en a cinq qui sont respectivement
L'escarton de Briançon, groupant 12 communes
L'escarton du Queyras, groupant 7 communes
L'escarton de l'Oulx (Ours), groupant 21 communes
L'escarton de Vaucluson, ou Pragelas, groupant 7 communes
L'escarton de Château-Dauphin, groupant 4 communes
Soit un total de 51 communes formant un ensemble appelé "Le Grand Escarton"
Le Grand Escarton désigne à la fois l'ensemble territorial de ces 5 escartons et la réunion à Briançon de leurs délégués, appelés aussi "députés". Ces derniers ne peuvent statuer dans les affaires importantes qu'après en avoir référé à leur escarton, lequel, s'il l'estime nécessaire, consulte ses consuls qui à leur tour pourront consulter les chefs de famille.
Lorsque l'importance de l'affaire justifie ce va et vient, ce n'est pas le député qui a instruit l'affaire qui traitera, mais un autre député qui sera dépêché pour conclure ou signer.
Et c'est devant le Grand Escarton que nos 18 compères-députés-mandataires viendront rendre compte à leurs commettants de leur mission à Beauvoir, en cette année 1343, l'année la plus faste pour ces Briançonnais qui devenaient d'un seul coup "Hommes libres, Francs Bourgeois".
Il n'y a pas de liberté sans propriété, faisait observer Bastiat. Dès l'article premier de la charte signée par le Dauphin, il est stipulé que tous les habitants des deux sexes sont habilités à posséder. L'article 16 conforte cette disposition en reconnaissant expressément à chacun le droit de cession ou de donation sans l'autorisation ou le consentement de quiconque.
C'est l'extinction de la féodalité, déjà entamée par des achats répétés d'îlots de libertés : achat en 1244, sous Saint-Louis, pour 5500 sous, d'une charte protégeant de toute taille arbitraire ; rachat au Dauphin de canaux en 1255, etc.
C'est aussi l'extinction sans conflit de la noblesse. Avant 1343, les nobles, pratiquement dépourvus de pouvoir féodal, abusaient de celui que leur conférait la position très recherchée d'officier delphinal : viguier, bailli, etc. D'où des conflits fréquents qui disparaissent. Des nobles quittent les escartons au cours des deux siècles suivants après avoir réalisés leurs biens. Mais certains reviendront. Dans quelques villages, en 1346, certains auraient obtenu des indemnités compensatrices afin d'être ensuite astreints à l'impôt commun. Tous ceux qui restent ou reviennent se mêlent sans plus de façons à la bourgeoisie. En vertu de leur entregent et de leur savoir, ils seront souvent élus consuls. On notera que tout cela s'est passé 450 ans avant une certaine nuit du 4 août.
Cette évolution de tous vers plus de liberté entraîne à la fois plus d'individualisme et plus de solidarité réelle à l'intérieur de sa communauté, ce qui n'est pas fait pour surprendre les libéraux. Vers 1710, l'ingénieur militaire La Blotière, en tournée d'inspection écrit cette description : "Quoique ces peuples soient d'une grande liaison, cependant, de particulier à particulier, il ne se trouve pas plus d'union parmi eux qu'ailleurs, même moins, mais d'abord qu'il s'agit de l'intérêt public, ceux qui étaient prêts à se battre et qui se déchiraient par des calomnies outrageantes, se réunissent à l'instant et paraissent d'une concorde admirable.
Cela fait qu'il y a très peu d'affaires, quelqu'épineuses qu'elles soient, dont ils ne viennent à bout."
Ces communautés édictaient leur propre règlements de police. Elles élisaient des juges qui statuaient sur les contraventions en se référant aux coutumes locales. Ainsi la commune d'Arvieu ne reconnaissait pas la prescription trentenaire.
La composition et les modalités de désignation de cette magistrature municipale se forgea à l'usage. Initialement, les juges étaient renouvelés tous les ans, comme les consuls. Puis ils furent renouvelés par moitié tous les deux ans afin que les anciens puissent initier les nouveaux.
Ces tribunaux ont fonctionné jusqu'en 1790, malgré l'abolition de toutes les justices municipales prononcée dès 1556 par une ordonnance royale. Elle n'a jamais été exécutée dans le Briançonnais ! Les affaires étaient jugées sans délai, selon des codes municipaux élaborés au fil des ans, appropriés aux besoins et usages locaux, approuvés par le suffrage des foyers. Les jugements n'étaient pas homologués au nom du Roi, mais il ne vint à l'esprit d'aucun Briançonnais de les contester auprès de l'autorité royale entre 1556 et 1790.
Étant tous "Hommes-libres-francs-bourgeois", les Briançonnais avaient tous le droit de chasse et le droit de porter des armes. Leurs différents privilèges en faisaient une classe intermédiaire entre les roturiers et les nobles, ce qui ne manquait pas d'attirer des personnes extérieures aux escartons. Mais il y avait des conditions pour devenir citoyen Briançonnais : un "contrôle de l'immigration" en quelque sorte. Le candidat devait faire une demande devant le conseil du Bourg, qui statuait après enquête sur ses moeurs et qualités. Il devait habiter au Bourg ou y posséder un immeuble, avoir des moyens d'existence, et au début au moins, fournir l'équipement complet d'un homme de guerre et payer une certaine somme. Par la suite l'armement ne fut plus exigé, mais la somme augmentée. Elle variait entre 120 et 300 livres suivant la fortune du requérant, et en sens inverse, selon les services qu'il était susceptible de fournir. Ainsi un prêtre fut-il accepté pour 50 florins, payables en 5 ans. Ces conditions remplies, il était attribué à l'impétrant le titre de combourgeois. Au début, les combourgeois ne pouvaient accéder à la fonction de consul. Plus tard, la règle fut assouplie et ils purent y accéder au bout de six ans.
Comme partout et toujours, la liberté engendra la prospérité. Il y avait trois grandes foires franches, dont une internationale, qui attirait des marchands depuis la Hollande, les cités de la Ligue Hanséatique, des Cités Italiennes et de l'État Pontifical d'Avignon. Les escartons prenaient des mesures extraordinaires pour assurer la sûreté des voyageurs.
Voici l'opinion de l'intendant du Dauphiné dans son mémoire de l'année 1689 :
"Les peuples du Briançonnais... ordinairement avec les plus faibles commencements que l'on puisse imaginer, acquièrent par leur application des richesses considérables. Le moyen qu'ils emploient communément à cette fin est le commerce, qu'ils vont faire indifféremment en France, en Italie, en Espagne, et même au Portugal".
Alors que de nombreuses ordonnances royales interdisaient, avec une extrême rigueur le cours et l'usage des monnaies étrangères, ces libéraux tenaces ont obtenu durant plus de deux siècles une exception à la règle générale.
L'enseignement, pourtant prodigué à tous les enfants, était organisé suivant des modalités qui donnent à réfléchir. Les instituteurs proposaient leurs services sur le marché ! "C'est même une chose curieuse, disait un préfet en l'an X avec émerveillement, de voir, dans les foires d'automne, ces instituteurs couverts d'habits grossiers, se promener dans la foule, au milieu des bestiaux, ayant sur leur chapeau une plume d'oie, qui indique, et leur état, et leur volonté de se louer pour l'hiver moyennant un prix à convenir." Une plume d'oie indique l'aptitude à enseigner la lecture et l'écriture, deux plumes l'arithmétique et les sciences naturelles, trois plumes le latin en plus.
Chaque municipalité nommait ses instituteurs après examen ou concours fin septembre ou début octobre. Ainsi l'article 17 d'un règlement de Briançon de 1624 disait : "Nul ne sera reçu en cette ville pour maître d'école, qu'il n'ait été examiné par deux avocats et un bourgeois commis par le conseil ; comme aussi seront ses gages résolus en conseil". Souvent, la notoriété dispensait de comparaître, mais il suffisait qu'un seul parent conteste pour que l'examen soit exigé. La compétence se payait. Les rémunérations pouvaient aller du simple au quintuple.
Chaque famille était tenue de payer "l'écolage". Toutes mettaient un point d'honneur à l'acquitter, si modestes fussent-elles. Celles qui ne pouvaient vraiment pas en étaient discrètement dispensées. Au chef-lieu, la classe avait lieu dans la salle servant aux réunions du conseil. Dans les villages, elle se faisait... dans une étable, à l'abri de la froidure.
L'instruction du peuple atteignait dans ces vallées libres un niveau sans pareil pour l'époque. 35% des femmes et 90% des hommes savaient lire. D'autres facteurs contribuaient à une éducation de grande qualité.
1. La lecture s'achevait sur le décryptage des archives de notaire ou d'avocats, ce qui inculquait aux élèves des notions de droit.
2. Beaucoup d'hommes valides émigraient pendant la mauvaise saison pour aller faire toutes sortes de métiers dans les "bons pays", et ils y créaient des réseaux commerciaux. Il leur fallait donc savoir lire, écrire, et compter.
3. Pendant les pérégrinations hivernales des pères, les mères et les grands parents restés au foyer employaient les soirées à faire faire leurs devoirs aux enfants et à compléter l'enseignement du maître.
4. A la belle saison, les instituteurs complétaient volontiers leurs revenus en travaillant dans les fermes, ce qui leur donnait une ouverture incomparable sur le monde réel.
Leur réputation était grande, et ils se louaient très loin, jusqu'en Alsace ou à l'étranger, pendant ce qu'on appelait une "campagne d'école". On les appelait "les marchands de participes".
En 1713, sous Louis XIV, des envoyés de la cour, qui pensaient avoir à faire à des paysans illettrés signant d'une croix, furent ébahis de recueillir de belles signatures accompagnées de commentaires.
Comment cette vaillante et heureuse communauté a-t-elle disparu ? Comment n'est-elle pas, par exemple, devenue un autre canton Suisse, avec pour cordon ombilical la Savoie, désireuse de le devenir en 1860, ou le Val d'Aoste, lui aussi épris d'indépendance ? Sans doute que la Suisse, après avoir rejeté en leur temps la Franche-Comté, le Tyrol, le Voralberg, par crainte du sort de la grenouille de la fable, aurait aussi repoussé ces alpins du sud. Cependant cette Patrie Briançonnaise aurait pu devenir une deuxième Suisse. Elle disposait alors d'un poids démographique, commercial, politique, voire confessionnel, suffisants. La ville de Briançon compta jusqu'au double d'habitants par rapport à Grenoble et la précéda pour l'esprit d'entreprise.
Les Escartons avaient
- la même étendue que les trois cantons embryons de l'Helvétie, l'Uri, le Schwiz, l'Underwald.
- la même configuration tourmentée
- le même passage obligé par le Saint-Gothard ou le Montgenèvre
- le même mode de vie et les mêmes coutumes
- enfin la même préoccupation majeure : la préservation de la liberté.
Cette deuxième Suisse aurait été la cadette de la première d'une cinquantaine d'années seulement sur une existence de six siècles (1er août 1291 pour la Suisse - 29 mai 1353 pour les Escartons), et elle aurait contribué à réfréner l'ardeur étatique de ses voisins.
Deux cataclysmes ont empêché cette évolution. Le premier fut une décision arbitraire, prise à 900 km de là, qui est venue s'abattre sur la patrie Briançonnaise comme une hache sur un billot, et l'a sectionnée en deux. C'est le traité d'Utrecht de 1713. Ce Yalta de l'époque décida que la frontière franco-italienne serait la ligne de partage des eaux. "Une frontière de géomètre", se plaindront les habitants. Trois Escartons, regroupant 31 communes sur les 51, basculent dans l'orbite du Duc de Savoie.
Cette mesure acheva le déclin économique amorcée par le Colbertisme, et traumatisa la population qui perdait de chaque côté la réciprocité de l'escartonnement. Disparaissait aussi une complémentarité économique ancestrale entre les deux versants liés par 21 cols presque tous muletiers : bétail, cuir, bois, à l'Ouest, fruits, légumes à l'Est.
Les habitants des deux versants n'ont jamais pardonné cette partition à Louis XIV, car il s'était précédemment engagé à maintenir la cohésion de ce pays. Tous ses prédécesseurs et successeurs, de Charles V à Louis XVI avaient en effet juré de maintenir la charte de 1343. Plus tard, la population du versant italien ne pardonnera pas à Mussolini de lui avoir imposé l'usage de la langue italienne.
Le deuxième cataclysme fut la Révolution. Le 14 juin 1788, les Escartons sont conviés à participer à la fameuse Assemblée de Vizille du 21 juillet. Bien que les Briançonnais ne se sentent pas concernés, l'Escarton Général décide d'envoyer des délégués. Première difficulté, il est demandé que la délégation comprenne des représentants des trois ordres. Comme cette distinction a disparu depuis belle lurette, la désignation prend une tournure cocasse. Pour le clergé, un brave curé fera l'affaire. Pour la noblesse, on cherche un nom à particule. M. de Champronet fera l'affaire bien qu'il soit le plus imposé de la commune, contrairement aux nobles de la plaine. Mais quid du Tiers-État ? Il n'y a dans les escartons que des "hommes libres-franc bourgeois" ! Mais la suite n'aura rien de cocasse. On expliquera aux escartons qu'ils étaient des précurseurs, qu'ils étaient déjà en république, et qu'ils devaient donc rejoindre la nouvelle république, une et indivisible.
"Dans un dernier sursaut de bête sauvage touchée à mort", écrira un des leurs, ils envoient sans succès une ultime requête à l'Assemblée Nationale afin de conserver leur liberté, le 29 décembre 1789.
Finalement, le 31 mai 1790, ils enverront leur soumission accompagnée de cette remarque pleine de fierté : "notre pauvreté était extrême, mais nos larmes ne coulaient pas sur nos fers".
Les coutumes locales résistèrent quelques temps. Ainsi, en 1884, des jeunes, à la suite d'un tapage nocturne, furent astreints par leur municipalité à reconstruire un pont qu'un torrent avait emporté. Ces jeunes n'avaient pourtant brûlé ni calèche ni carriole. Le travail exécuté, ils furent autorisés à planter l'écriteau : "Pont de la Jeunesse". Voilà qui plaira à Christian Michel !
Le niveau d'éducation restât longtemps élevé. Sous la Restauration, un épistolier pouvait encore écrire :
"Retenu par les frimas dans son étable, l'habitant s'y instruit, se civilise, enseigne ses enfants et serviteurs, il tient pour eux école. Professeur le plus élevé et le plus inaccessible qu'il y ait sur le globe, il ne craint pas que l'université le précipite du haut de sa chaire ; qu'elle lui prescrive un mode exclusif d'enseignement ; qu'elle mesure à son aune les intelligences et qu'elle lui dise : tu t'arrêteras là !"
Les instituteurs continuèrent à s'exporter. Pour la campagne d'école de l'hiver 1792-93, 68 passeports furent délivrés par la commune de Névache à ses habitants partant comme maîtres d'école. Névache comptait alors 845 habitants relevant de 190 foyers. Cela faisait donc un instituteur pour 3 familles ! Les deux plus âgés avaient 58 ans, le plus jeune 12 ans. C'était le jeune stagiaire qui suivait ses aînés pour apprendre, selon leur expression, à "régenter les écoles". Mais l'État décida que dorénavant ce serait à lui de "régenter les écoles" avec des conséquences variables.
Vers la fin du 19ème siècle un médecin du pays écrivait : "Quoique l'arrondissement de Briançon ait tiré un grand profit de l'organisation moderne de l'enseignement primaire... il faudrait doubler au moins le nombre des instituteurs pour que l'instruction primaire fut à la portée des jeunes enfants des hameaux, comme elle l'était avant 1790, grâce aux soins et à l'initiative de l'autorité municipale".
On peut déplorer que Jean-Jacques Rousseau n'ait pas eu la curiosité de s'informer sur les Escartons pendant ses séjours dans le Dauphiné. Il y aurait constaté que des hommes ni meilleurs ni pires qu'ailleurs avaient été rendus meilleurs en vivant dans une société libre.
La Principauté d'Andorre
Il était intéressant de se demander si nous n'avons pas eu, dans les vallées les plus difficiles d'accès de nos chères Pyrénées, des communautés autogérées comparables aux Escartons. En fait, nous en avons toujours une, qui est la principauté d'Andorre.
Andorre est une collectivité entièrement libre et autonome, même si elle rend toujours un hommage de précaution à ses deux "coprinces", le président de la République Française, lointain héritier des droits du Comte de Foix, et l'évêque d'Urgel. Cette autonomie est dûe :
- à des circonstances historiques : en 1278, l'évêque d'Urgel, en Espagne, et le comte de Foix, en
France, signent un acte de paréage délimitant leurs droits et pouvoirs respectifs sur le territoire d'Andorre, qui était leur fief commun.
- à des circonstances géographiques : les premières voies carrossables ouvrant l'Andorre au monde extérieur furent tracées seulement en 1913 côté espagnol, et en 1931 côté français !
Inutile de dire qu'aucun des deux suzerains n'a jamais eu la moindre envie d'aller contester ses droits à l'autre au moyen d'expéditions hasardeuses, ni même de prélever grand chose sur des populations rurales de montagne assez pauvres.
Il y a dans ce pays environ 60 000 habitants répartis entre sept paroisses. Chacune est administrée par un conseil (ou "común") disposant d'une large autonomie financière et réglementaire. Chaque paroisse désigne 3 représentants au "Conseil Général", qui édicte les lois communes à toute la principauté. Ce conseil comprend 42 membres, dont la moitié sont élus au suffrage universel.
Le Conseil est élu pour quatre ans. Au début de chaque mandat, il élit un "Cap de Govern" qui assume le pouvoir exécutif avec son "Govern" (ministère).
Un Conseil Supérieur de la Justice, de 5 membres, désignés pour six ans, non renouvelables, nomme les "Batlles" (juges de première instance), et les autres magistrats.
L'enseignement est libre.
Les Andorrans ne paient pas d'impôts directs. Leur monnaie est l'Euro. Aujourd'hui ils vivent surtout du tourisme, mais leur vie sociale au cours des siècles précédents ressemblaient beaucoup à celle des Escartons. Ainsi, il existe à Andorra la Vella, la capitale, dans la "Maison des Vallées", où se réunit le Conseil Général, une "armoire aux sept serrures", dont chaque paroisse détient sa clef spécifique. Cet armoire contient les documents les plus importants de la communauté. De même, il existait dans l'Escarton du Queyras (et peut être dans les autres) une armoire à sept serrures dont chaque commune avait une clé.
D'Andorre à la Suisse, en passant par les escartons, tout montre que les peuples vivant dans un État aux prérogatives réduites sont plus heureux que les autres. La leçon pour les grands pays est claire : leurs habitants seraient plus heureux si leurs États appliquaient le principe de subsidiarité.
Merci pour cette fort intéressante lecture.
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