La martingale japonaise
LE MONDE 25.02.06 12h55 • Mis à jour le 25.02.06 12h55
Encore un pays qui obtient le but que la France s'avère incapable d'atteindre, voire juge inatteignable : une forte croissance, le plein-emploi, une insertion réussie dans la mondialisation, sans pour autant tout adopter du modèle libéral à l'américaine. Le Japon a trouvé la martingale. Sa croissance a été de 2,8 % l'an passé, le double de la France, son taux de chômage est de 4,6 %, les grandes entreprises bâtissent de nouvelles usines au Japon malgré les coûts, la confiance de la population est au plus haut.
La transformation est surprenante. Il y a encore trois ans, le Japon semblait épuisé, trop vieux dans un monde asiatique en plein boom, son système bancaire plombé par des dettes, l'économie plongée dans une destructrice déflation, la classe politique, archaïque, poursuivie par une série sans fin de scandales. Les financiers de Wall Street le condamnaient avec la méchanceté de la proie survivante par une blague : "Quelle est la différence entre le Japon et l'Argentine ? Deux ans."
Que s'est-il passé ? Une révolution incrémentale, dit-on à Tokyo. Tout du modèle a été modifié, mais sans que les principes le soient. Le pays s'est donné du temps, dix ans, quinze ans, mais il sort solidement rénové de sa crise.
Début des années 1990, l'économie nippone, si flamboyante dans les décennies précédentes au point de menacer la suprématie américaine, s'écroule. Trop forte de ses succès, elle a plongé dans la spéculation immobilière et boursière, dans l'excès des capacités industrielles, des dettes, des effectifs.
La sortie ne vient "aucunement de l'Etat" et d'une relance keynésienne, disent, unanimes, les économistes tokyoïtes [ça mérite d'être précisé puisque certains en France pensent encore que la relance keynésienne existe. Certes, elle existe, comme les OVNIs, seulement dans la tête de ceux qui y croient]. Non que les gouvernements n'aient pas essayé : les financements par le déficit ne manquent pas au début des années 1990, pour qui des routes, qui des quartiers neufs, qui des hôtels de ville somptueux. Ces dépenses n'ont pour effet que de porter la dette à 160 % du PIB, record absolu des pays développés. Le gouvernement Koizumi a arrêté cette politique inefficace en 2001.
La source du renouveau vient entièrement du secteur privé. Les grandes firmes, à l'image de Toyota ou de Nissan, sauvée par Renault, s'engagent dans une stratégie double : pousser la recherche-développement pour faire passer le Japon du statut de copieur à celui d'inventeur, et abaisser franchement leurs coûts. Le modèle industriel intégré est abandonné au profit de la sous-traitance et de la concurrence. Quant aux effectifs, les entreprises ne touchent pas à l'emploi à vie des salariés à temps plein, syndiqués, mais les CDD et autres précaires passent à 43 % des effectifs globaux (pour les sociétés cotées en Bourse). Les salariés "flexibles" touchent en moyenne la moitié de ce que gagnent les salariés "normaux". Résultat : "Les coûts baissent de 30 % à 35 %", selon Jasper Koll, économiste de Merrill Lynch. On peut contester cette forme duale de l'emploi, mais elle est efficace : les profits des entreprises remontent, elles remboursent leurs dettes, regagnent une forte compétitivité. Aujourd'hui que la reprise est confirmée, l'emploi en CDI remplace progressivement les CDD.
Parallèlement, le capitalisme nippon fait sauter l'intégration banque-industrie (43 % des entreprises cotées avaient un actionnariat croisé, avec une part des étrangers limitée à 6 %), introduit de nouvelles règles comptables, révise sa "corporate gouvernance", durcit les lois antitrust, crée des fonds de gestion et accepte les OPA, même agressives. Des restructurations s'engagent : les firmes pétrolières passe de 14 à 4, les papetières de 14 à 3, les banques de 15 à 3.
Le scandale du portail Internet japonais Livedoor donne l'impression d'une chute dans un libéralisme financier et magouilleur "à la Enron". C'est en réalité une exception dans un Japon qui a introduit les méthodes américaines pour ce qu'elles avaient d'utile dans l'exigence de transparence et de mise au jour des problèmes, alors les Japonais ont tendance à les cacher. Mais, comme le décrit l'économiste français Robert Boyer, le Japon n'a fait, selon sa tradition historique, qu'hybrider à nouveau son système. De l'art subtil du "à prendre et à laisser"...
Mais la vraie source du succès nippon vient de son insertion dans l'Asie en mouvement. Menacé directement par la Chine et les autres pays à bas coût de main-d'oeuvre, le Japon a commencé à délocaliser massivement dans les années 1980. Puis il s'est ravisé, et on observe aujourd'hui un rapatriement. La Chine pillant sans vergogne, les firmes nippones ont compris qu'il était de leur intérêt de conserver au Japon toutes les fabrications stratégiques. De même pour ce qu'elles nomment les "productions coeurs", les lecteurs laser pour Sharp ou les moteurs pointus pour Toyota, même si le coût en est un peu rehaussé. De sorte que les grands groupes nippons organisent leurs usines sur le schéma d'un "réseau asiatique" : la recherche, le design et les composants essentiels au Japon, les pièces en Thaïlande ou en Indonésie et le montage final en Chine, le Japon conservant l'architecture d'ensemble bien serrée dans ses mains.
La dette, le vieillissement, les inégalités ? Les réformes ne sont pas finies, rien n'est jamais fini, n'oubliez pas le kaizen, le mouvement perpétuel. Le Japon est optimiste. Le Japon a réussi.
Éric Le Boucher
Article paru dans l'édition du 26.02.06
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire