Par Barbara Lefebvre
LE MONDE 07.03.06 13h51 • Mis à jour le 07.03.06 13h51
Les tortionnaires d'Ilan Halimi, meneurs, rabatteuses, conseillers, exécutants, tous sont de jeunes Français d'origines diverses. Ils ont un point commun : s'être connus à l'école. Alors tournons-nous vers cette école de la République, lieu de transmission culturelle pour les uns, mais aussi terreau de la haine verbale pour tant d'autres.
La violence verbale est le lot quotidien des acteurs du monde éducatif, et notamment dans ce coeur fondamental de la sédimentation identitaire, le collège, où l'adolescent bataille avec la délicate question de l'intégration au groupe. C'est là que se forgent ces langages meurtriers, cette barbarie verbale du quotidien qui conduit certains - et pas les plus fragiles, au contraire - au passage à l'acte. Il faut vivre au quotidien ces laboratoires de la haine de l'Autre que sont devenus beaucoup de nos établissements scolaires - qu'il s'agisse de ZEP ou d'écoles de centre-ville. Pour que soient abolies les barrières morales empêchant le passage à l'acte meurtrier, il faut déshumaniser l'Autre. Cela commence par les mots. Ce langage de rejet et de haine est radical, il ne fait pas dans la nuance, il est ce "noyau de condensation redoutable où de furieuses énergies s'accumulent" (Jean-Pierre Faye).
La fille est une "pute", une "salope", une "tas-pé". Certains de ceux qui s'expriment de la sorte au quotidien sont des adolescents amateurs de films pornos et de chanteurs aux textes "engagés" d'une exquise poésie ; les mêmes prétendent par ailleurs veiller au respect de leur mère et soeurs. Un jour, un des leurs va plus loin en s'adressant à une adulte, son enseignante enceinte à qui il déclare "j'vais te lécher le... ça va te faire descendre ton enfant". Celui qui, en octobre 2002, a brûlé vive Sohane dans un local à poubelles parce qu'elle avait osé dire "non" a été applaudi par ses supporteurs lors de la reconstitution. Barbarismes et barbarie se rejoignent : les mots ont participé à réduire l'humain à une chose. Le jeune collégien qui découvre la différence de son identité sexuelle ne joue pas le jeu de la violence machiste adolescente, préfère la compagnie des filles à celle de ses congénères masculins, c'est le "pédé" harcelé, stigmatisé. Un jour de février 2004, Sébastien Nouchet est vitriolé au bas de son immeuble car les homosexuels sont des sous-hommes.
Inutile de s'étendre sur l'usage du mot "juif" dans les couloirs de nombre d'écoles depuis de nombreuses années. Il est une insulte en soi qui ne nécessite même pas de lui accoler d'adjectif dépréciatif. Cela expliquant que certains des acteurs éducatifs n'y voient pas d'antisémitisme : "C'est leur façon de parler, ils ne l'entendent pas dans le même sens que nous." C'est bien là tout le problème. Cette fracture linguistique qui s'aggrave n'a pas fini de venir tarauder nos sociétés. Il faut aussi savoir ce que subissent les "bons" élèves ou en tout cas ceux qui jouent le jeu de l'école. Un collégien d'origine chinoise, coréenne ou du sous-continent indien peut se voir traiter de "juif", ce qui signifie dans l'imaginaire antisémite traditionnel qu'il est hypocrite et joue double jeu pour s'en sortir.
Ne pas se dire en toute occasion victime des discriminations (sociales, religieuses, ethniques), décider que l'école est le seul moyen de réussir, bref, faire le pari de la modernité même si elle est "occidentale" : autant de raisons pour être stigmatisé par les petits tyrans peuplant les rangs des exclus du système. Ces "faibles" dont on n'a jamais voulu exiger le meilleur n'ont de fait qu'une obsession : la thune, à leurs yeux seul vecteur de reconnaissance sociale.
Bienvenue dans le ghetto scolaire fabriqué par nos élites progressistes, adeptes de la contre-culture, surtout quand elle ne vient pas se frotter de trop près à leurs enfants à l'abri dans des établissements prestigieux ou privés. Merci à l'angélisme pédagogique des chercheurs des années 1980 et autres sociologues qui ont contribué à ringardiser la fonction d'éduquer en expliquant que l'école est d'abord "un lieu de vie" où nous sommes tous, adultes comme élèves, des égaux. Bienvenue dans l'école de Babeuf !
Les barbarismes langagiers préparent le terrain conduisant aux crimes les plus barbares. La cristallisation opérée par la pression du groupe, la présence d'un meneur charismatique, l'inculture et une pincée d'idéologie faisant l'apologie de la violence au nom de valeurs transcendantes, et le tour est joué : le "gang des barbares" est prêt à mettre ses "idées" en pratique. Ignorer le terreau sur lequel pousse cette haine irréductible de l'Autre, c'est continuer de s'aveugler. Et qu'on ne vienne pas nous parler de communautarisme : cette barbarie-là nous interpelle tous. Ma fille n'est pas une jeune Française d'origine maghrébine vivant à Vitry, mon frère n'est pas homo, mon cousin n'est pas juif, ça ne me concerne pas. Pas encore...
A sa secrétaire, Hitler avait dit un jour : "La parole jette des ponts vers des horizons inconnus." Le mécanisme du Sprachregelung (les "règles de langage" dans le vocable nazi) qui permit d'encoder le crime et de maintenir l'ordre mental nécessaire à sa perpétration se prolonge quand une société tolère que sa jeunesse vive au quotidien, à l'école même, dans la barbarie verbale. Cette société n'est-elle pas ensuite hypocrite lorsqu'elle s'indigne de compter des barbares dans ses rangs ?
Enseignante, Barbara Lefebvre est l'auteur avec Eve Bonnivard d'Elèves sous influence (Audibert, 2005).
Très mauvais développement selon moi. C'est confondre la cause et l'effet que des prendre les "gros mots" pour les causes de la violence. Bien au contraire, il suffit même de s'auto-analyser pour remarquer qu'un "putain" ou "merde" est plus libérateur et exprimant un "état d'esprit ponctuel" que déclencheur d'actes !! Même n'importe quel aristo utilise aujourd'hui ce vocabulaire familier ! Ce sont les comportements qu'il faut maîtriser dans l'oeuf et non le langage qu'il faut chercher à corriger chez les jeunes !
RépondreSupprimerBon blog ... Je vous suis grâce à Montaigne ;)
Pour le coup, je ne suis pas du tout d'accord avec vous.
RépondreSupprimerVous confondez l'écart de langage ponctuel et les habitudes de langage (voir http://fboizard.blogspot.com/2006/01/les-territoires-perdus-de-la-rpublique.html )
Soit ... je pourrais vous faire un développement sur la culture des banlieues et notamment le phénomène "NTM" ou encore le "parlé" (attention indépendamment de tout penchant politique !!), mais le blog n'est pas trop adapté au débat ... il faut évidemment un juste milieu et ne pas négliger, ou massacrer la langue, mais la violence verbale est définitivement conséquence ou mieux complément, mais non, cause ... enfin ...
RépondreSupprimera+
Pour moi, le langage n'est pas qu'un symptome. Dire "merde" ou "putain" est certes symptomatique, mais dire "sale juif" ou "putain de ta race" est plus que la simple expression d'une haine raciale. C'est aussi faire entrer dans le moeurs, à force de le dire, la notion de haine de l'autre.
RépondreSupprimerChez moi, on ne hait pas l'autre pour ce qu'il est, éventuellement pour ce qu'il fait, parfois pour ce qu'il dit.
Mais l'usage répété de ce type de terminologie haineuse, même si elle n'est, à l'origine, pas méchante en soi (de même qu'un "putain" ou un "merde"), rend normale cette discrimination haineuse à l'oreille qui l'entend si souvent, surtout quand elle n'est pas contredite. La répétition fixe la notion, n'est-ce pas?
Ensuite, comment distinguer la nuance entre un "putain de ta race" sans arrière pensée et celui qui implique que ta race n'est bonne qu'à écarter les jambes? De fil en aiguille, il devient inévitable que ce langage passe du stade symptomatique de par sa vulgarité au stade causal de par l'habitude qu'il crée.
C'est ainsi qu'on en vient, comme décrit dans cet article, à user du terme "juif" en tant qu'insulte, toute justification suplémentaire étant devenue surperflue. On en est au deuxième stade, en fait. Car maintenant qu'il est admis qu'être juif, c'est mal, on joue dans le domaine de la métaphore inconsciente.