Le FIGARO. – Vous êtes l'auteur du Démantèlement de l'Etat démocratique. Selon vous, les contrats nouvelle embauche (CNE) et première embauche (CPE) de Dominique de Villepin sont-ils de cet ordre?
Ezra SULEIMAN. – Les mesures du gouvernement interviennent dans un contexte de grande fragilisation de la France. Concernant les aspects conjoncturels de la mobilisation syndicale contre le CPE et le CNE, les manifestations de mardi dernier reposent sur l'idée que ces nouveaux contrats de travail vont accroître la fragilité des salariés les plus jeunes. A y regarder de plus près cependant, on observe que l'étalon à l'aune duquel les manifestants condamnent le CPE est la sécurité de l'emploi dans la fonction publique. Et c'est précisément ce qui leur permet d'agiter l'épouvantail de la «précarité». Les voisins de la France regardent ce type de réactions avec un mélange de stupeur et d'amusement. Ils se demandent si, au-delà des discours, des parents dissuaderont vraiment leurs enfants d'accepter un job, fût-il de deux ans... Car dans un monde aussi compétitif que le nôtre, être dans le circuit du travail est toujours préférable au chômage. Ni le CPE ni le CNE ne participent donc du démantèlement de l'Etat démocratique : l'opposition assez caricaturale qu'ils suscitent révèle la résurgence d'une vieille méfiance envers le monde du travail.
Quels sont les éléments structurels de cette méfiance ?
Une des facettes de l'exception française, c'est que l'Etat n'a pas encore cessé de jouer un rôle prépondérant dans le façonnement de la vie économique. Ce qui va de pair avec le record mondial du nombre de fonctionnaires. Cette conjonction de facteurs explique la levée de bouclier de mardi dernier contre le CPE. A première vue, on pourrait croire que les Français ne font qu'exiger des garanties minimales. En fait, il s'agit essentiellement d'une exigence irréaliste qui ne se manifeste dans aucun autre pays : échapper à la précarité inhérente à tout parcours professionnel. Car, même dans les contrées scandinaves, nul n'ignore que la bonne gouvernance suppose de tendre vers un Etat minimal, ou tout au moins diminué. Chacun sait aussi que cet Etat, même affiné, ne fait pas le lit à la jungle du marché. Les pays nordiques ont très bien su opérer des réformes d'ouverture tout en conservant les traits de l'Etat providence. Simplement, la cure d'amaigrissement de l'Etat permet d'augmenter ses performances et de faire baisser le chômage.
La France est-elle particulière ?
En France, par contraste, la diabolisation est instinctive. Ce qui aimante les mobilisations contre le contrat premier embauche, c'est cet antilibéralisme spontané de larges franges de la société, inculqué dès le plus jeune âge. Et le beau mot de «libéral» est presque devenu une insulte ! Tout ceci serait anodin si, en freinant la croissance au nom de la préservation d'un «modèle social» et des «avantages acquis», on ne pénalisait pas, du même coup, l'embauche des plus fragiles. Contre toute clairvoyance, la France cherche à se persuader qu'une redistribution serait possible sans création préalable de richesse.
Pourquoi les réformes réussissent-elles ailleurs ?
Posons l'équation autrement : si la France rechigne aux réformes, c'est parce que, jusqu'ici, toutes les politiques portées par les gouvernements de gauche comme de droite – tant en matières d'investissement, d'emploi, de déficits, de productivité – contredisent les évolutions rendues nécessaires par la mondialisation. On a eu tendance, ces dernières années, à cultiver l'idée que le travail était, au fond, accessoire. On a feint de croire que l'activité professionnelle ne participait qu'à la marge à l'épanouissement et à la construction de soi des individus. La loi des 35 heures a d'ailleurs marqué un tournant, en consacrant le triomphe d'une conception «dickensienne» du travail. Cela fait belle lurette que nous ne sommes plus à l'époque du Germinal de Zola ou des Temps modernes de Charlie Chaplin ! La persistance de cette conception caduque inscrit au coeur du débat public l'hégémonie d'une vision catastrophiste du travail. Ce qui favorise les crispations altermondialistes et confère au refus de repousser l'âge de la retraite un faux label «social». Le plus gênant, c'est que ce sont toujours ceux que la gauche prétend défendre qui en font les frais. Malgré ses discours généreux, la gauche trompe ses propres électeurs.
Seulement la gauche ?
Pas seulement, mais la droite ne prétend pas être le défenseur des plus démunis de la société. La gauche française continue à défendre des politiques qui ne privilégient pas la croissance. Or, sans croissance, elle ne peut améliorer les conditions de vie de ceux qu'elle prétend défendre.
Voulez-vous dire qu'il n'y a pas de social-démocratie en France ?
Ailleurs, la gauche a systématiquement été attirée vers des positions centristes par l'existence d'une droite affichant un libéralisme décomplexé. Sur le plan de la doctrine économique, tout sépare encore le PS de la Neue Mitte, du New Labour ou de l'Olivier... Le PCF est toujours là, les socialistes font la «course à l'échalote» vers l'ultragauche ou vers les gauches dures. Ségolène Royal a d'ailleurs choqué ses concurrents au PS lorsqu'elle a récemment déclaré que Tony Blair n'avait pas pris que de mauvaises mesures. A droite, les solutions teintées de radical-socialisme du chiraquisme ne font pas un contrepoids sérieux à cet antilibéralisme hégémonique. Le résultat de cette accumulation d'aveuglements volontaires – de la gauche – et de demi-mesures – pusillanimes – de la droite, c'est l'irréalisme dans lequel s'enferme la France, en s'accrochant à un modèle caduc, fondé sur une explosion des inégalités et de la dépense publique, et culminant dans une croissance en berne et un taux de chômage à plus de 10%. A quand l'avènement, en France, d'une gauche mais aussi d'une droite modernes ? La situation devient assez critique, mais je ne céderais pas, pour ma part, au pessimisme, car la France a toujours préféré souffrir avant de se ressaisir et de rebondir.
"la France a toujours préféré souffrir avant de se ressaisir et de rebondir."
RépondreSupprimerOn fait peut-être des conneries, mais au moins ce sont les nôtres ! Et rien que ça, y a de quoi être fiers !
:-)