Quand la pouvoir a oublié la République...
PAUL FABRA dans Les Echos
«A lire les auteurs, dont la pensée représentait en quelque sorte l'idéologie officielle de la Troisième République, on s'aperçoit qu'ils sont rien moins que «jacobins» dans le mauvais sens du terme : ils savent... qu'il ne suffit pas de s'en emparer [de l'Etat] et de tout régir par son intermédiaire au nom de l'intérêt général pour fonder une république. » Dans l'indicible confusion des idées et des réflexes dans laquelle la France se débat, cette phrase offre une clef d'explication. Elle est extraite d'un livre tonique, fruit d'un travail capital. Sa publication date de l'automne dernier. Son titre : « Le Moment républicain en France ». Son auteur : Jean-Fabien Spitz, professeur de philosophie politique à l'université Paris-I-Sorbonne (1).
Mettre la main sur l'appareil d'Etat au moment où des officiers factieux défiaient la IVe République (2), c'est bien ce que le fondateur de la Ve a fait en mai-juin 1958 avec, il est vrai, un large soutien du peuple. Redonner à la France son « rang » impliquait, dans son esprit, de reléguer dans l'ombre les partis politiques, et donc le Parlement. Le général de Gaulle se donna quelques semaines pour la doter de « vraies institutions » et les faire approuver par le peuple. Cette hâte explique peut-être les pires absurdités qu'autorise la Constitution en vigueur depuis 1958. Par exemple, le fait que le chef de la majorité parlementaire ne soit pas le chef du gouvernement. Il aura fallu la récente « sortie » de Bernard Accoyer pour que certains « découvrent » cette anomalie. Les constituants de 1958 ont tourné le dos à deux siècles de maturation parlementaire en Europe. La même expérience avait enseigné ceci : ne pas placer sur une même tête les honneurs dus au chef de l'Etat et le pouvoir politique effectif !
Opposer aux déboires de la Ve les accomplissements de la IIIe pour ne pas parler de la IVe choquera sans doute plus d'un lecteur. Et pourtant ! C'est pour le moins rapide d'imputer au régime parlementaire l'effondrement de juin 1940. On en oublie que la même IIIe République avait supporté sans sourciller le choc terrible de la Première Guerre mondiale. Le régime autoritaire et bonapartiste précédent avait lamentablement succombé à la guerre de 1870. Le drame de 1940 se produit dans un monde frappé par une crise générale. On a du mal à en imaginer la profondeur abyssale. In extremis, la France républicaine, encore meurtrie par la boucherie de 1914-1918, reprend les armes aux côtés du Royaume-Uni. Les Alliés se posent ainsi en défenseurs de la cause de la démocratie libérale, presque partout délogée d'Europe (Madrid est tombé en mars 1939...), universellement contestée dans ses principes mêmes par les fascistes, par les marxistes, par beaucoup d'esprits tièdes. Nous sommes envahis par l'armée allemande, d'une puissance inouïe. La propagande nous avait persuadés du contraire !
A l'inverse, il est trop facile d'idéaliser la stabilité consécutive à la reprise en main de 1958. Dix ans jour pour jour après ce tournant, le premier président de la nouvelle République voit s'ouvrir devant lui le vide étatique et administratif (à l'exception notable de la police) qu'il redoutait tant depuis l'effondrement de juin 1940. La France officielle est en juin 1968 comme paralysée par une révolte d'étudiants rejoints par les syndicats. La restauration de l'Etat avait été entreprise en quelque sorte pour elle-même. C'est une démarche inverse que décrit Jean-Fabien Spitz. De 1880 à 1910, le régime cherche à se mettre en place. L'affaire Dreyfus, l'honneur de la France républicaine, n'est pas pour rien dans cette genèse. « Pour les républicains, écrit Spitz, l'Etat n'est jamais l'objet d'une attention sui generis, il n'est jamais un but en soi, et il n'a pas d'intérêt distinct de celui des individus, dont sa tâche est d'assurer la franchise contre toute domination. »
Signe des temps, le chercheur français a retrouvé le fil de la construction des consciencieux penseurs de la jeune République à travers les travaux non moins honnêtes d'historiens anglophones. Parmi eux, et traduit en français, l'Irlandais Philip Pettit (le maître, soit dit en passant, auquel Zapatero aime se référer), mais aussi Quentin Skinner, J.G.A. Pocock. Ces auteurs et d'autres ont redécouvert ce qu'ils appellent l'Atlantic Republican Tradition ou Thought (pensée). Ainsi la tradition républicaine est-elle replacée dans le fil d'un courant de pensée « euro-atlantique » qui remonte au milieu du XIXe siècle et, bien sûr, à l'époque des Lumières. Du coup apparaît assez artificiel le positionnement vis-à-vis du monde anglo-saxon d'un modèle français passablement insaisissable.
Ce n'est pas à dire que des différences, et même des oppositions, n'apparaissent pas déjà à l'époque où s'expriment les auteurs français, dont certains sont ressuscités (ils en valaient la peine !) par Spitz, après l'avoir été par des étrangers. Qui, en dehors des spécialistes, connaît encore Alfred Fouillée, « considéré comme le parrain intellectuel de la IIIe République » ? Un concept domine parmi tous les « républicains », américains, anglais, italiens ou français : une « République » a pour mission essentielle d'assurer l'égalité des chances entre ses citoyens. Ce principe est bafoué si le marché de l'emploi ne fonctionne plus !
Reste à déterminer si la « société », laissée à elle-même, ou plus précisément les « libres forces du marché » sont capables de créer par elles-mêmes les conditions de cette égalité. Un sous-courant de la tradition anglaise (devenu dominant de nos jours) estime que oui. Un Fouillée pensait aussi que l'Etat a pour fonction de garantir la propriété et l'exécution des libres engagements contractuels, mais qu'il fallait aussi des « lois sociales » pour ceux qui n'ont pas de propriété. Un Tony Blair dirait-il le contraire ?
(1)Gallimard, collection NRF Essais, 2005, 523 pages.(2) J'invite les lecteurs qui estimeraient trop polémique cet inévitable raccourci de se reporter au tout début de l'ouvrage « La Constitution » (Editions du Seuil, 1996) où le professeur Guy Carcassonne, très favorable à la Ve République, y analyse point par point le texte de base. Il en présente comme suit le préambule : « Le général de Gaulle a parcouru, dans une légalité de circonstance, le chemin de Colombey-les-Deux-Eglises à Paris. (...) Il n'était donc pas superflu (...) de réaffirmer les principes bafoués quelques semaines auparavant. »
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