«Affaire Redeker» : en démocratie, le débat ne se contrôle pas, par Chantal Delsol (Philosophe, spécialiste de philosophie politique, professeur à l'université de Marne-la-Vallée)
Publié dans Le Figaro
Dans la France de 2006, où l'on récuse la différence des cultures au point de mettre Huntington au ban des nations, un intellectuel est l'objet d'une fatwa. L'affaire Redeker est suffisamment grave pour que la police lui ait conseillé de changer de domicile chaque soir. La fatwa elle-même confirme ce qu'elle infirme. C'est le procédé le plus violent qu'on puisse imaginer. Nous sommes replongés dans les siècles obscurs.
Je suis chrétienne. Je souffre quand je vois des images ridiculisant le Christ sur la croix, et de façon parfois plus que grotesque, perverse, bafouant et raillant sa chasteté, ajoutant les uns sur les autres des symboles caricaturaux. Je suis étonnée de voir alors autour de moi si peu d'indignation. Pour autant je n'irai pas cracher sur les auteurs de ces facéties misérables, même pas cracher, et je dirais très honnêtement que je ne les déteste pas. C'est ce que ma religion m'a appris. Car il y a des religions qui se comportent ainsi. La première honnêteté serait d'ouvrir les yeux sur cette évidence. Le Christ, refusant de devenir un chef terrestre («Mon royaume n'est
pas de ce monde »), ouvre la porte aux non-violents d'aujourd'hui, qui d'ailleurs se réfèrent à lui.
Il refuse de jeter la pierre à la femme adultère, ce qui était pourtant la coutume de l'époque ; il accepte la situation dramatique de victime expiatoire, et pardonne d'avance à ses agresseurs.
À force de nous cacher volontairement sous le voile du mensonge, d'affirmer qu'il pleut quand on nous crache à la figure, notre peuple de couards finira par faire volontairement tout ce qu'il ne veut pas. Il s'autocensurera de plus en plus, gommant volontairement la liberté de penser, et sera un jour ou l'autre enjoint de vivre à l'encontre de ses propres convictions, à force d'avoir refusé de les défendre. Dans certaines banlieues, dans certaines écoles, ce renoncement a déjà commencé.
Alors que l'on amalgame si fréquemment l'Église à son Inquisition (très ancienne et clairement récusée par les instances catholiques d'aujourd'hui), on nous explique qu'un comportement comme la fatwa ne concerne que quelques personnes auxquelles il ne faudrait pas réduire l'islam en son entier. J'en conviens, naturellement. Mais alors je m'étonne de ne pas voir les autorités musulmanes de notre pays s'indigner les premières et voler au secours du banni. Il y a des silences qui sont des acquiescements.
Nous avons sur notre sol une querelle de cultures qui peut se terminer en guerre sanglante si nous continuons de récuser l'évidence de la différence. Tenir l'autre pour le même, comme nous le faisons constamment, c'est perdre les chances de pouvoir lui parler, et laisser venir tout doucement le moment de cette « guerre des civilisations » dont nous ne voulons pas. L'accepter différent, c'est enclencher déjà un processus de parole par lequel seulement nous pourrons tenter de vivre ensemble sans heurts dans la même société. Mais pour cela, il faut laisser la parole ouverte. Et un débat dans une démocratie ne se contrôle pas. Si l'on peut parler de la différence, il y aura des excès de langage. Il y aura aussi des discours sereins qui mettront en conflit les interprétations.
Je suis bouleversée de voir un certain nombre de mes compatriotes, et certains parmi les plus haut placés, laisser entendre avec perfidie que Redeker a mérité ce qui lui arrive [De Robien sur ce coup m'a énormément déçu]. Cela signifie tout simplement qu'ils ont déjà admis la légitimité de la procédure de fatwa. Et que, tremblants de peur, ils finissent par donner raison aux ordonnateurs du ban, afin de ne pas être les prochains sur la liste. Et je ris en pensant que les mêmes nous donnent à longueur de journée des leçons de résistance à propos d'une guerre vieille d'un demi-siècle, où leurs comportements présents montrent bien qu'ils auraient couru, de trouille, pour approuver servilement les envahisseurs de l'époque.
Je dirai enfin que Redeker est un converti. À ce titre il déborde de ferveur et il peut avoir le verbe excessif. Je mesure cela à l'aune de notre différence : ayant grandi et vieilli dans les convictions qui sont les miennes depuis toujours, avec les changements normaux qui s'opèrent chez tout individu qui tente de réfléchir, j'ai vécu dans la marginalité que m'imposait mon anticonformisme, et je sais que dans cette situation, on défend son point de vue grâce à de grands efforts de formalisation. Ce qui est difficile si l'on ne veut pas en même temps « mettre son drapeau dans sa poche ».
La nécessité de cet exercice paradoxal et compliqué a évidemment échappé à bien des convertis, tous ceux que l'on a appelés les « nouveaux réactionnaires », et c'est pourquoi, par exemple, Alain Finkielkraut s'est fait prendre récemment la main dans le sac de sa ferveur militante, dépourvue de toute prudence. Je n'aurais certes pas écrit ce qu'a écrit Redeker. Mais je ne puis accepter qu'une frousse de petits bourgeois [Les commentaires des abonnés du Monde à l'éditorial Pour Robert Redeker sont sur ce point éclairante : une grande partie, peut-être une majorité, a intériorisé le fait que c'était mal de critiquer l'Islam en quoi que ce soit au-delà du bénin et qu'il était normal que cela apporte des ennuis au fauteur de trouble.] nous incite à réduire en poudre la liberté d'esprit dont nous faisons des gorges chaudes quand le temps est clair. Le débat entre les différences, que j'appelle de mes voeux, a pour première condition la fermeté inébranlable dans la défense de l'État de droit, c'est-à-dire un État où la terreur n'a pas sa place.
Parfait. Rien à redire
RépondreSupprimerRien à redire non plus mais tant à ajouter !
RépondreSupprimerIl importe à la fois de trouver les abrutis qui menacent Redeker, de leur faire un procès exemplaire et de dire en toute liberté d'expression que Redeker est un provocateur aussi minable que conscient, remettant exprès une couche après les caricaturistes danois et, plus près de nous, Benoît XVI. Le discours pontifical du 5 septembre, dont les formulations ciselées ne laissaient rien au hasard, était en effet une claire allégeance à Bush et un encouragement non moins clair aux "chrétiens" violents du monde actuel -ainsi qu'une rupture avec Jean-Paul II sur un point fondamental. Ces gens, visiblement, comme Taguieff et bien d'autres, ne voient de salut que dans une mobilisation de type militaire et leur référence constante à Munich trahit assez la chose.
La leçon que je tire pour ma part de tout cela c'est que oui, l'Occident a des leçons à donner et qu'il est urgent qu'il les donne. Des leçons de démocratie, de non-violence, d'équité, de refus de se faire justice soi-même, d'anti-impérialisme, de désarmement sauf dans les limites étroites des nécessités défensives, etc.
François, avez-vous lu le texte de Benoit XVI ?
RépondreSupprimerVotre commentaire ressemble à l'avis tellement pertinent de Jamel Debbouze...
1er point : le titre de la conférence de B16 : "La responsabilité commune du bon usage de la raison"
quelle allégence à Bush !!
extraits :
"La phrase décisive dans cette argumentation (celle de Manuel II Paléologue)contre la conversion forcée est la suivante : agir de manière déraisonnable est contraire à la nature de Dieu. L'éditeur Théodore Khoury, commente : pour l'empereur, un Byzantin éduqué dans la philosophie grecque, cette phrase est évidente. En revanche pour la doctrine musulmane, Dieu est absolument transcendant. Sa volonté n'est liée à aucune catégorie, pas même celle de la raison. Dans ce contexte, Khoury cite l'œuvre du célèbre islamologue français Roger Arnaldez qui relève que Ibn Hazm va jusqu'à déclarer que Dieu ne serait pas même engagé par sa propre parole et que rien ne l'obligerait à nous révéler la vérité. Si telle était sa volonté l'homme devrait pratiquer l'idolâtrie. C'est ici que s'ouvre, dans la compréhension de Dieu et donc dans la réalisation concrète de la religion, un dilemme qui nous interpelle très directement. La conviction qu'agir contre la raison est contraire à la nature de Dieu est-elle seulement une pensée grecque ou est-elle valable en soi et toujours. Je pense que sur ce point se manifeste la profonde concordance entre ce qui est grec dans le meilleur sens du terme et ce qui est foi en Dieu fondée sur la Bible. Modifiant le premier verset du Livre de la Genèse, le premier verset des Ecritures Saintes, Jean commence le prologue de son Evangile par ces mots : Au commencement était le verbe, était le verbe (logos). C'est précisément les mots qu'emploient l'empereur, Dieu agit (synlogô), avec le logos. Logos signifie à la fois raison et verbe – une raison qui est créatrice et peut se communiquer mais justement, comme raison. Jean nous donne ainsi le dernier mot sur le concept biblique de Dieu. Le mot dans lequel toutes les voies souvent pénibles et tortueuses de la foi biblique rejoignent leur but, trouvent leur synthèse. Au commencement était le logos, et le logos est Dieu. La rencontre entre le message biblique et la pensée grecque n'était pas un simple hasard. La vision de Saint Paul devant qui s'étaient fermées les voies de l'Asie et qui vit en songe un Macédonien et entendit sa supplique : " Passe en Macédoine, viens à notre secours !"- (Ac 16,6-10) - cette vision peut être interprétée comme un condensé de la nécessité intrinsèque qui unit la foi biblique et le questionnement grec."
Quel encouragement à la violence !
Pour rappel, la culture grec est revenu à l'Occident par la culture arabo-musulmane : quand l'Inquisition interdisait des livres grecs, les arabes les traduisaient...
On peut regretter que le Moyen-Age de l'Islam arrive après sa 'Renaissance', mais on ne peut condamner par principe l'expression de toute expression critique de l'Islam actuel.
> admettons que le texte de Redeker soit une provocation (ce que je ne pense pas, je le trouve juste), cela ne justifie pas les menaces de mort de quelques excités, vous en conviendrez.
RépondreSupprimer>Je pense que la confrontation Redeker-excités est secondaire : le véritable problème est le silence de la communauté musulmane et de ses représentants.
Si le recteur de la mosquée de Paris avait déclaré : "Je pense que Robert Redeker a tort de croire l'Islam intolérant et, pour le lui montrer, je lui offre l'asile et la protection de la mosquée de Paris.", l'inquiétude, muette ou exprimée, que les excités soient représentatifs d'un Islam plus large que ce qu'il est "médiatiquement correct" de dire aurait disparu. Mais ce n'est pas ce qui s'est passé.
Je suis même convaincu que l'absolutisme inhérent à l'Islam explique beaucoup des conversions qu'on observe actuellement en France : dans un monde de doutes, c'est rassurant d'avoir un absolu qu'on s'interdit d'interroger.
> enfin demeure un point fondamental sur lequel je me suis déjà exprimé : il faut être deux pour faire la paix, mais un seul suffit pour faire la guerre.
Tant que des islamistes se considéreront en guerre contre nous, nous serons impliqués dans une guerre. Libres à nous pour diverses raisons de mépriser cette guerre, de faire comme si elle n'existait pas, mais il ne me semble pas que ça soit l'attitude la plus sage (ce n'est même pas être churchillien, c'est tout bêtement être conséquent).
La stratégie la plus rusée à mon goût est de cesser de traiter l'Islam comme un tout, ce qu'il n'est pas (là je désapprouve la rhtorique bushiste), et aborder les pays et les problèmes un par un, avec leurs spécifités. Encore faut-il être ferme à domicile sur ses propres principes.
les actes, toujours les actes !
RépondreSupprimerpour faire allégeance à Bush, il faut et il suffit de faire allégeance, si peu que ce soit, à la théorie du choc des civilisations. Il se charge du reste !
c'est ce qu'a fait Benoît contrairement à Jean-Paul. Son discours DIT certes qu'il faut du dialogue entre les religions, mais AGIT en mettant en bonne place un propos sur l'Islam d'empereur byzantin assiégé par les Turcs !
Par ailleurs, Franck fait preuve d'angélisme, au mieux, quand il reproche à Boubakeur de ne pas accueillir Bedeker en sa mosquée. Ledit Boubakeur, comme tous les dirigeants musulm:ans dits modérés, est dans le collimateur des minorités violentes qui n'attendent qu'un prétexte pour le dire traître. Nous sommes exactement dans le cas de figure des Israéliens qui détruisent les commissariats d'Arafat avant de l'accuser de ne rien faire pour arrêter les terroristes.
La solution ? Arrêter de demander au tiers-monde de faire une police, une justice, un dialogue, etc., de pays développé, mais, comme je le disais plus haut, prêcher d'exemple, sur tout terrain et en toute occasion.
Cela URGE !
Il y a peut-être choc des civilisations quand une poignée de fanatiques rejettent tout appel à la raison comme une manoeuvre cynique et sournoise de l'Occident.
RépondreSupprimerQuand un troupeau toujours plus important de blaireaux sont convaincus que toute opinion en vaut une autre, et qu'on peut condamner un texte, un propos, une pensée sans prendre le temps de la lire, de l'analyser...
C'est la fameuse GT !
La seule chose que je retiens du débat de finkie et Morin (hier soir, avant hier ?), c'est la volonté de laisser au forum des discussions qui seraient déplacées dans un prétoir !
Avouez qu'il est cocasse qu'un homme se fasse reprocher un appel à la raison sous pretexte que c'est un catholique qui s'intérroge sur la raison et la foi en s'appuyant sur une illustration (le texte de Manuel II) maklheureuse (malheureuse ? je ne suis pas si sur au vue des réactions tartuffesques des médias et autorités religieuses muisulmanes : on dirait au contraire qu'elles veulent à toute force donner raison à cet empereur byzantin). Si l'on avait ressurgi un texte d'un phlisophe arabe ou perse exprimant la même idée (que Dieu ne peut s'opposer à la raison, que Dieu est le Verbe, donc la pensée raisonnée), tout le monde aurait applaudi !
Tartuffe, bigot... Molière, que ne nous reviens-tu ?