La conférence portait sur l'adolescence des enfants adoptés. Les problèmes de ceux-ci sont plus fréquents et plus graves que ceux des enfants non adoptés, mais pas différents par nature. Ces propos peuvent donc intéresser tout le monde.
Ca me permettra de rappeler quelques faits élémentaires, qui, dans le grand n'importe quoi de notre société, me paraissent oubliés.
La famille est la maison de la filiation. Un homme, une femme et un enfant sous le même toit ne font pas une famille si il n'y a pas de liens de filiation entre eux.
On remarquera que, dans le discours officiel sur l'adoption, ce point est totalement occulté, on parle d'accueil de l'adopté, mais, justement, une famille d'adoption n'est pas seulement une famille d'accueil. Venons-y immédiatement.
La filiation repose sur trois piliers :
> le pilier biologique. C'est le plus évident. La chair de ma chair, le sang de mon sang.
Ce lien biologique est valorisé à l'excès par notre société. Or, il arrive que des parents biologiques ne se comportent pas comme des parents. C'est typiquement le cas pour les enfants adoptés, dont la vie commence par un abandon (qui permet la renaissance qu'est l'adoption).
Deux exemples des conséquences néfastes de cette sur-valorisation du lien biologique : les lois facilitant la recherche des origines biologiques et la déchéance des droits parentaux.
La recherche des origines biologiques peut être dévastatrice car elle confronte le psychisme à la réalité, on imagine une mère biologique de conte de fées, et on se retrouve devant une vieille alcoolique fripée (les femmes qui abandonnent leurs enfants vivent rarement dans des palais dorés).
Autre exemple, au nom du maintien des liens biologiques, suivant en cela la mode de notre époque, les juges rechignent de plus en plus à prononcer la déchéance des droits parentaux et gardent dans des familles maltraitantes des enfants plus qu'il n'est raisonnable.
Cette survalorisation du lien biologique est revendiquée par certaines associations qui réclament la suppression de l'adoption et de l'accouchement sous X. Elles oublient qu'il n'y a pas que la viande dans l'être humain, il y a aussi l'esprit (1).
> le pilier juridique. Sont père, mère et enfant ceux qui sont reconnus comme tels par la loi, donc par la société. Levy-Soussan fait un détour par le droit romain (vous imaginez que ça m'a fait plaisir).
L'adoption est une invention très forte : le lien juridique remplace la filiation biologique, le droit a la force de créer une filiation fictive. C'est un tour de force conceptuel propre aux Romains, par exemple, le droit coranique ne connaît pas l'adoption.
Mais le droit romain stipule, c'est là son intelligence, que cette filiation fictive doit être «vraisemblable et raisonnable». En droit romain, au nom de cette vraisemblance, on n'a pas le droit d'adopter plus âgé que soi. Evidemment, cet argument élimine l'adoption par des couples homosexuels, des couples trop âgés ou des célibataires ; qui sont tous, entre nous, à classer dans le domaine des adultes assouvissant leurs désirs sur le dos des enfants (comme l'est également la garde alternée en cas de divorce).
Le grand avantage de cette condition de vraisemblance est qu'elle favorise la construction psychique de l'enfant : il sait que ses parents adoptifs ne sont pas ses parents biologiques mais il peut faire comme si.
Dans cette construction, on constate que les différences ethniques de l'enfant ne sont pas un obstacle de vraisemblance : un enfant noir peut se sentir l'enfant de parents blancs.
Cette filiation fictive est poussée jusqu'au bout, puisqu'un enfant adopté est inscrit dans le carnet de famille sous la rubrique «né de».
Notre société récuse ce lien juridique, comme elle récuse tout formalisme et toute abstraction.
On se retrouve alors avec le lamentable cas Yves Montand, qu'on déterre pour vérifier son ADN, c'est-à-dire établir un lien biologique, alors que de son vivant, il avait toujours refusé de reconnaître cet enfant, c'est-à-dire d'établir un lien juridique et psychique avec lui.
Le fait que le lien biologique ait été réfuté par l'analyse est secondaire par rapport au refus répété d'Yves Montand, qui aurait du suffire à arrêter le débat.
> le pilier psychique. Le psychisme, c'est être intégré à une histoire familiale. A l'adolescence, l'enfant, adopté ou non, éprouve la force de ce lien psychique, met cette histoire à l'épreuve, argumente, contredit, s'oppose. Les parents doivent résister à l'épreuve, ne jamais lâcher prise (2), avoir, suivant l'heureuse expression de Marcel Rufo, une attitude de syndicaliste SNCF : fermes, voire butés, mais tout de même prêts à quelques concessions.
Les parents en crise, qui ne veulent pas vieillir, qui veulent faire copain-copain avec leurs enfants ou pire, leur faire concurrence (Carla Bruni a été la maîtresse du grand-père de son fils, autrement dit elle s'est fait le père après le fils (3) ) font des adolescents en crise.
Avec humour, Levy-Soussan dit d'une adoption est réussie lorsqu'un parent peut dire à un enfant dans un moment d'énervement «Tu es un abruti, fils d'abruti, c'est donc de ma faute.»
L'adolescence n'est que la résultante de l'enfance. Si l'enfant a été à la fois protégé et élevé (mes fidèles lecteurs retrouvent mon discours habituel !), c'est-à-dire qu'il a pu à la fois construire son narcissisme, son estime de soi, et être guéri de son sentiment infantile de toute-puissance, il n'y a pas de raison que l'adolescence se passe mal.
Evidemment, les parents ne peuvent élever un enfant que si ils sont bien dans leur tête, clairs sur leurs motivations, leur histoire familiale.
Combien vois-je de parents qui éprouvent un grand malaise à dire non à leur enfant ? Ils sont la plupart du temps victimes du syndrome de l'enfant précieux. «Le pauvre petit chéri, avec tout ce qu'on a investi comme amour sur lui (ou tout ce qu'il a vécu comme malheurs, suivant les cas), on ne va tout de même pas lui dire non.»
Cette attitude de séduction par rapport à l'enfant (on ne veut pas lui déplaire) révèle une insécurité dans le lien de filiation, on ne sent pas tout à fait légitime comme parent, ou dans le couple, on recherche dans l'enfant une sécurité affective qu'on ne trouve plus avec son conjoint.
Bien entendu, les situations que je qualifie, ne vous en déplaise, d'anormales, c'est-à-dire hors du schéma de la famille trinitaire (père, mère, enfant), sont risquées. Levy-Soussan a une dent contre les sociologues : ce n'est pas parce qu'ils constatent et mesurent que certaines situations déviantes existent qu'il faut leur donner la force la loi, qu'il faut à tout prix que la loi donne un statut a tout ce qui se fait.
On peut avoir un problème d'autorité quand soi-même on a été victime d'un manque ou d'un excès d'autorité.
Ce qui suit est un complément de mon cru, hors de la conférence, mais qui n'est pas en contradiction.
En théorie, le bon niveau d'autorité est facile à définir : c'est celui qui, sur la distance, indépendemment des contrariétés passagères, sécurise l'enfant, notamment en lui apprenant des règles de comportement qui lui permettent de s'aventurer petit à petit dans le monde en confiance.
Au-delà de ces règles de comportement, un parent qui sait dire non sereinement, sans changer d'avis en cas de chantage, est un parent solide, sur qui on peut compter. Mettez vous à la place d'un enfant : si il suffit à un faible gosse, moi, de se rouler par terre en hurlant pour le faire changer d'avis, comment puis-je me sentir protégé par cet adulte ?
En pratique, il est beaucoup moins facile de déterminer la frontière entre juste autorité, laxisme et autoritarisme, c'est tout un art. Là réside aussi un des avantages du couple : on y arrive mieux à deux.
Il y a des signes, mais c'est à chacun de voir in vivo : un enfant menteur, dissimulateur, souffre peut-être de peur et donc d'un excès d'autorité. Inversement, un enfant à la fois capricieux et séducteur (j'en vois beaucoup) teste des limites qu'il ne rencontre peut-être pas assez fermes et qu'il croit pouvoir repousser par la séduction.
L'enfant est un beau projet commun. Pour tenir ensemble, il faut avoir des projets communs, les couples qui ne vivent que d'amour et d'eau fraîche ne sont pas très durables (mais ils ont la ligne, ils ne risquent pas l'obésité).
Encore faut-il être au clair avec soi-même, car n'ayez aucun doute, les questions que vous ne voulez surtout pas qu'on vous pose, l'enfant aura le chic pour les poser.
(1) : c'est une thèse que je vous ai déjà soutenue : la surabondance de biens matériels et les progrès de la médecine ont changé notre rapport au monde et, en particulier, à la morale. On en vient à oublier des choses élémentaires sur la condition humaine, comme la mort. La sur-évaluation du lien biologique fait partie des turpitudes modernes : je pense à ce philosophe antique, à qui on parle de son fils, qui crache par terre et dit «Cela aussi est sorti de moi». Lui, il n'était pas dans la sur-évaluation du lien biologique !
(2) : soit en lâchant tout («puisque c'est comme ça, fais ce que tu veux» sous-entendu, je m'en fous, tu n'es plus mon fils), soit en interdisant tout (sous-entendu «je n'ai pas suffisamment confiance en toi pour te croire capable de prendre ton autonomie»).
Je ne trouve pas la référence (1) dans le texte.
RépondreSupprimer"L'adoption est une invention très forte : le lien juridique remplace la filiation biologique, le droit a la force de créer une filiation fictive."
RépondreSupprimerQuand les romains ont compris que le père légal n'est pas toujours le père biologique cela ouvrit la voie au concept de filiation fictive.
Très beau texte.
RépondreSupprimerMerci
PRR et Bob,
RépondreSupprimerJ'ai retiré le commentaire que vous me reprochiez, non pas par peur de Fresnes :-), mais parce qu'il m'est venu à l'esprit que cette femme était aussi une mère et que son fils n'avait pas demandé à avoir une mère pareille, un père pareil et un grand-père pareil et qu'il ne fallait pas en rajouter (mais si je doute qu'il lise jamais ce blog).
Salut,
RépondreSupprimermerci de partager avec nous ces réflexions passionnantes, et qui travaillent forcément tous les parents. Les trois piliers sont très éclairants, je trouve, et très complémentaires.
Merci
PS : je t'ai envoyé un mail, si tu peux y répondre...
Franck : ce n'était pas un reproche. Juste une allusion à des procédures judiciaires un peu musclées ayant été dirigées contre des clampins de base ayant critiqué un peu trop vertement le chef de l'Etat.
RépondreSupprimeren tout cas la conférence semblait passionnante et merci pour ce résumé
RépondreSupprimerLes romains célibataires ne pouvaient pas adopter ? Vous êtes sûr ?
RépondreSupprimerDes romains aux mœurs ouvertement homosexuelles ne pouvaient pas adopter ?
Vous me répondrez sans doute qu'on pouvait alors être marié tout en ayant une vie sexuelle parfaitement indépendante. Donc les moeurs sexuelles devaient importer peu.
Devrions-nous alors revoir l'obligation de fidelité faite aux couples mariés ?
Il est convenu aujourd'hui qu'on se marie car l'on s'aime et que l'on envisage de rester fidèle.
C'était l'objet de le remarque de Montaigne. Sujet passionnant... et sans conclusion !
«Vous me répondrez sans doute qu'on pouvait alors être marié tout en ayant une vie sexuelle parfaitement indépendante»
RépondreSupprimerPas exactement, les Romains étaient également censés être fidèles mais,contrairement à nous, ne mélangeaient pas toutes les notions.
Le mariage est une institution sociale et patrimoniale, pas seulement sexuelle.
Une patricienne romaine a exprimé ces nuances d'une manière étonnante : elle disait ne prendre des amants que «quand la cale était pleine», c'est-à-dire qu'elle était enceinte, ainsi il n'y avait aucun doute sur la filiation de ses enfants, ils étaient bien de son mari.
«Il est convenu aujourd'hui qu'on se marie car l'on s'aime et que l'on envisage de rester fidèle.»
Bien sûr. Mais le mariage d'amour a beaucoup fragilisé le mariage. L'amour peut passer.
Le Romain le plus célèbre de l'Histoire fut tué par son propre fils biologique et c'est son fils adoptif qui sauva son oeuvre politique pour créer le plus grand empire de tous les temps.
RépondreSupprimerCe qui compte, c'est que celui qui se pose comme le père remplisse de son mieux sa fonction. Ainsi, un enfant adopté n'aura aucune difficulté à le reconnaître l'accepter comme tel.
"Mais le mariage d'amour a beaucoup fragilisé le mariage."
Le fisc aussi.
deux phrases résument beaucoup de choses et me parle :
RépondreSupprimerun enfant est un projet commun ,tenir ensemble est un projet commun.
Je rajouterais pour faire écho à vos différents articles,que construire une société est également un projet commun.