Deux articles extraits du journal suisse Le Temps.
Polémique samedi19 février 2011
La mère tigre et le basculement du monde
Rinny Gremaud
Les tribulations pédagogiques d’une mère sino-américaine font scandale aux Etats-Unis et ailleurs. Entre identité nationale et course mondiale à l’excellence, le livre d’Amy Chua appuie là où ça fait mal
Sept mille commentaires outrés sur l’article qui annonçait sa sortie, plus de 100 000 réactions sur Facebook, des menaces de mort et un débat qui continue de faire rage. Pourquoi le dernier livre d’Amy Chua, Battle Hymn of the Tiger Mother* («L’hymne guerrier de la mère tigre»), a-t-il provoqué un tel tollé lors de sa sortie aux Etats-Unis mi-janvier?
Brossant le portrait d’une famille sino-juive-américaine de classe sociale supérieure, le livre raconte les péripéties pédagogiques d’une «mère tigre», c’est-à-dire chinoise de cœur, d’esprit et de principes éducatifs, dans l’Amérique qui l’a vu naître. Une histoire d’héritage multiculturel dont les protagonistes sont deux parents professeurs de droit à l’Université de Yale, deux filles aujourd’hui adolescentes, et deux grands chiens blancs, dans une grande maison de New Haven, Connecticut.
Peut-être aurait-elle passé plus inaperçue – et sans doute aurait-elle moins vendu – si Amy Chua n’avait pas annoncé ceci, en préambule de son livre: «Voici une liste de choses que mes filles Sophia et Louisa n’ont jamais été autorisées à faire: aller dormir chez des copines (sleepovers) – aller jouer avec d’autres enfants (playdates) – jouer dans une pièce de théâtre dans le cadre de l’école (schoolplays) – se plaindre de ne pas pouvoir jouer dans une pièce de théâtre dans le cadre de l’école – regarder la télévision ou jouer à des jeux vidéo – choisir elles-mêmes leurs activités extrascolaires – avoir des notes inférieures à «A» – ne pas être les meilleures dans toutes les branches sauf en gym ou en théâtre – jouer d’un autre instrument que le piano ou le violon – ne pas jouer du piano ou du violon.»
Au pays des «mama-grizzly»
Et voici, en substance, ce que lui ont répondu bon nombre de lecteurs: «Vous êtes la pire mère du monde», «ce que vous faites est criminel», ou encore «j’en connais qui se sont suicidés parce qu’ils ont eu une mère comme vous». Bienvenue au pays des mama-grizzly de Sarah Palin et des soccer-moms de série télé – ces femmes qui ont fait vœux de protection inconditionnelle de leurs petits. Et dont la raison d’être spacio-temporelle consiste à conduire des 4x4 plein d’enfants, d’un terrain de foot à un sleepover, d’un playdate à une schoolplay. Dans ce pays-là, les 10 commandements péremptoires de la mère tigre chinoise, même tempérés d’une certaine ironie, ont été reçus comme une gifle à l’échelle continentale.
«Ma chère maman tigre, c’est que les gens n’ont pas compris ton sens de l’humour», rassure la fille aînée de l’auteur, Sophia Chua-Rubenfeld, 18 ans, dans une lettre ouverte à sa mère publiée par le New York Post dans le sillage du scandale. «Mais ce n’est pas de leur faute. Vu de l’extérieur, personne ne peut comprendre ce qui se passe réellement chez nous, comme on passe notre temps à rire et à se moquer les uns des autres, en mangeant des hamburgers avec du riz cantonnais.» Apparemment épanouie et reconnaissante, cette fille de fauve a donné son premier récital au Carnegie Hall de New York à l’âge de 15 ans, non sans avoir réalisé en parallèle un parcours scolaire exemplaire. Et tout comme sa sœur cadette Louisa, aussi brillante et musicale, elle envisage déjà d’être une vraie tigresse pour ses propres enfants.
Depuis la sortie du livre, «je passe jour et nuit à essayer de clarifier les malentendus», explique Amy Chua au New York Times. Pleine d’humour et d’autodérision, l’histoire qu’elle raconte n’a jamais eu vocation de manuel d’éducation «à la chinoise», répète-t-elle sans cesse. Ce n’est rien d’autre qu’une narration personnelle de ses aventures de mère sino-américaine née en Californie de parents chinois immigrés. Une story on ne peut plus états-unienne, en somme.
Orgueil et ténacité
Et c’est bien ainsi qu’on le comprend lorsqu’on lit ce petit livre d’un bout à l’autre – et non pas ses seuls extraits hors contexte qui circulent aujourd’hui dans la presse et sur Internet. Sur une structure narrative simple-comme-chez-Disney, l’héroïne-mère part pleine de certitudes à l’aventure de la puériculture et de la pédagogie. Mais elle finit par apprendre que rien n’est si simple et qu’il faut, parfois, savoir faire des compromis. A la fin, c’est bien l’amour qui gagne. Un récit parfois trop sucré, mais que l’on traverse somme toute volontiers pour y découvrir trois générations d’une famille qui n’est pas sans rappeler celles des livres d’Amy Tan (The Joy Luck Club, entre autres). Et puis la narratrice y déploie, effectivement, un humour serré qui la rend attachante dans ses excès, son orgueil et sa ténacité débordante de mauvaise foi.
Ceux qui sont nés de parents asiatiques immigrés y reconnaîtront, avec plus ou moins de bonheur, qui une mère, qui un patriarche. Et avec plus ou moins de loyauté, se diront que cette éducation «à la dure» que défend l’auteur, ils en ont bénéficié, autant qu’ils en ont souffert.
En soi, donc, pas de quoi fouetter un chat. Si ce n’est que le titre de l’article paru dans le Wall Street Journal en guise de lancement de sa campagne de promotion n’a pas aidé à mettre les choses en perspectives: «Pourquoi les mères chinoises sont supérieures». Un titre qu’elle n’a pas choisi, précise Amy Chua. Mais dans un pays qui nage en pleine sino-phobie, il n’en aura pas fallu plus pour réveiller des fiertés patriotes déjà bien mises à mal.
Les meilleurs sont Chinois
En effet, alors que la Chine se profile résolument en puissance dominante, les Etats-Unis, eux, ne sont pas seulement en rémission de crise économique, mais aussi, par voie de conséquence, en pleine crise d’identité. Les valeurs américaines par lesquelles on avait coutume d’expliquer la réussite du pays – liberté individuelle, dérégulation et croyance mordicus en de beaux lendemains – se trouvent être aussi celles qui expliquent la débâche bancaire de 2008.
Aujourd’hui, dire à une mère de famille américaine qu’elle ferait mieux, pour l’avenir de ses enfants, d’investir dans des heures de répétitions de calcul mental au lieu de les encourager à s’ébattre dans la boue d’un terrain de football, revient, à peu de chose près, à lui expliquer qu’elle ferait mieux d’épargner au lieu d’acheter à crédit. Une leçon que l’Amérique se refuse peut-être encore à entendre de la bouche d’une «Chinoise».
Car elle a beau être américaine jusqu’au bout des ongles – y compris dans sa revendication d’une ascendance ethnique lointaine – Amy Chua se positionne en «Chinoise» lorsqu’il s’agit d’éduquer ses enfants. Or dans l’œil de Washington, la Chine est une menace que tout concourt à rendre plus inquiétante. Pas plus tard qu’en décembre 2010, sortaient les résultats de la dernière étude PISA, qui mesure les performances scolaires des élèves de 15 ans dans les principaux pays industrialisés. Evalués pour la première fois cette année-là, les étudiants chinois de Shanghai sont entrés en pole position dans les trois catégories mesurées que sont la compréhension de l’écrit, les mathématiques et les sciences. Parmi les mieux classés aux côtés des Sud-Coréens (2e), des Chinois de Hongkong (4e) et des Singapouriens (5e), seuls les Finlandais (3e) et les Canadiens (6e) représentent un systèmes éducatifs «occidental». Les Etats-Unis, eux, arrivent en 17e position (et la Suisse en 14e). C’est dire si le plaidoyer d’Amy Chua en faveur du drill et des longues heures de répétitions appuie très justement là où ça fait mal.
La créativité en plus
Mais qu’importe, entend-on encore trop souvent en Occident, puisque ces méthodes ne forment que des singes savants. Alors que les écoles de part et d’autre de l’Atlantique, elles, encouragent la créativité et l’innovation, mamelles des économies. Ce discours persistant ignore soigneusement les grandes réformes éducatives menées tambour battant en Asie. Et ignore aussi cette récente étude menée à l’Université William & Mary en Virginie: sur la base de tests de Torrence, qui mesurent la créativité, la recherche démontre une baisse significative de celle-ci chez les Américains depuis les années 1990. Les causes en sont encore floues, mais des indices pointent gentiment vers l’excès de télévision et de jeux vidéo d’une part… et vers le manque d’encouragement à la créativité dans le système scolaire américain d’autre part.
Aujourd’hui, dans les plus prestigieux concours de danse ou de musique classique, dans les meilleures universités et écoles d’art du monde, l’endurance et la créativité des étudiants asiatiques force l’admiration. En matière d’éducation, l’Occident semble vivre son «Sputnik moment», pour reprendre les mots de Barack Obama. Autrement dit, les Etats-Unis et l’Europe réalisent aujourd’hui que, dans la course mondiale à l’excellence, ils ont été pris de vitesse.
Et pendant ce temps, la mère tigre fredonne son hymne guerrier en exhibant des chatons qui réussissent en tout. Ça irrite, bien sûr. Mais en cachette, ça interroge. La preuve? Le livre d’Amy Chua se classe depuis sa sortie parmi les 20 meilleures ventes de la librairie Amazon.
* Battle Hymn of the Tiger Mother (pas de traduction française pour l’instant), Penguin Press, Janvier 2011, 256 p.
Amour et tête de bois
Rinny Gremaud
Le parent «postmoderne» peinerait à être «chinois»
Le premier pilier de l’éducation selon Amy Chua, c’est que «la mère chinoise présuppose de la force chez son enfant, et non pas de la fragilité». C’est pourquoi elle est exigeante avec lui, le pousse dans ses derniers retranchements et ne tolère de lui que le meilleur. La «mère occidentale», elle, est «pleine d’angoisses s’agissant de l’amour-propre de ses enfants» et se préoccupe avant tout de son développement psychique. C’est pourquoi elle prodigue moult encouragements et applaudit des deux mains au moindre battement de cil de sa progéniture.
Bien sûr, l’auteur de Battle Hymn of the Tiger Mother s’autorise à simplifier le propos en divisant en deux le monde de la parentalité: d’un côté, la «mère chinoise», de l’autre, la «mère occidentale». Tout en concédant volontiers qu’il y a des pères à Berlin, Mumbai et Séoul à qui l’étiquette de «mère chinoise» sied parfaitement. Et qu’à l’inverse, toujours plus de Chinoises sont devenues de parfaites «mères occidentales».
Et c’est en cela qu’elle s’oppose le plus à la «mère postmoderne» (Amy Chua dit «occidentale»), qui se caractérise par le doute. Qui doute d’être une bonne mère, doute d’être une bonne personne en général… Des doutes que seule la certitude d’être aimé parvient, parfois, à apaiser. On comprend dès lors pourquoi le rugissement de la mère tigre inspire, ici comme outre-Atlantique, un mélange de respect et d’effroi.
Parfois, ne pas être aimée
Le deuxième pilier de l’éducation selon Amy Chua, c’est que la mère tigre sait ce qui est bon pour son enfant. Elle le sait si bien qu’elle ne lui laissera le choix de rien. Ni du nombre d’heures qu’il passera à réviser ses devoirs, ni de la nature de ses activités extrascolaires. Pas question de négocier, ni de s’adapter à ses inclinations naturelles. Il se contentera d’obéir et d’être le meilleur. L’auteur rappelle à juste titre que, loin de mettre des barrières à son enfant, c’est finalement la meilleure manière de laisser ouvertes toutes les portes de son avenir.
C’est une pédagogie exigeante que défend Amy Chua. Non pas (seulement) pour l’enfant, mais surtout pour la mère. Et c’est là qu’elle est touchante. Les heures qu’elle passera à driller, sermonner et enguirlander sont un véritable sacrifice pour elle. Car dans son acharnement, à la fois grotesque et admirable, à vouloir élever des enfants parfaits, la mère tigre doit accepter d’être parfois détestée de ceux qu’elle aime le plus au monde. Pour cela, elle s’armera d’un caractère en acier et d’une certitude inébranlable d’avoir toujours raison. La mère tigre est une tête de bois par amour.
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