Si j'avais le temps et si cela n'avait pas été fait avant moi par Burke, j'écrirais un éloge du préjugé.
On nous dit que les stéréotypes sont obligatoirement mauvais (c'est bien ce que sous-entendent les expressions comme «lutter contre les stéréotypes»). Ce biais contre les préjugés est ... un préjugé d'intellectuels méprisant la sagesse populaire.
Il n'y a aucune raison que les préjugés soient systématiquement faux et il y a de bonne chance que le préjugé des intellectuels contre les préjugés (des autres) soit une erreur. Les préjugés peuvent être ou faux ou vrais, il se trouve juste que ce sont des jugements collectifs légués par l'habitude. Mais les jugements personnels peuvent tout aussi bien être erronés.
En réalité, il y a plus de chances que les préjugés soient vrais : on peut espérer que l'épreuve du temps agit comme un filtre et permet de d'invalider certains jugements erronés et de conserver les justes. C'est une approche probabiliste et traditionaliste. Faire confiance à la tradition qui, elle au moins, est arrivée jusqu'à nous, est une démarche simple et très puissante.
En tout cas, une certitude : les préjugés sont utiles à ceux qui les transmettent et propagent, sinon ils disparaîtraient pour cause d'inutilité.
J'ajoute que tout le monde a des préjugés, car aucun homme ne peut juger de tout par lui-même.
Alors changez vos habitudes : plutôt que d'être indulgents avec vos préjugés et sévères avec ceux des autres, essayez donc l'inverse.
L'ironie de la chose est que les préjugés les plus susceptibles d'être faux sont ceux des intellectuels, qui sont si courroucés par les préjugés (des autres).
En effet, les intellectuels sont mis à l'épreuve non des faits mais des autres intellectuels.
Le paysan, l'ingénieur ou le médecin sont mis à l'épreuve du réel : si leurs préjugés sont mauvais, le blé ne pousse pas, les malades meurent et les avions tombent. L'accident de la navette Challenger est en grande partie du à un préjugé des ingénieurs de la NASA sur la météo en Floride.
Pas de ça pour les intellectuels : peu importe que leurs préjugés soient idiots pourvu qu'ils soient partagés par les autres intellectuels, qui les jugent, font leurs réputations et leurs carrières. C'est le sens du célèbre «Mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron».
Il est donc probable que le préjugé des intellectuels contre les préjugés (des autres) est une erreur et un snobisme.
Bien sûr, on peut faire une longue liste de préjugés idiots. Mais on peut également faire une longue liste de préjugés valides et utiles.
Je vous laisse avec Burke (merci Aristide) :
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Vous voyez, Monsieur, que dans ce siècle de lumières, je ne crains pas d’avouer que chez la plupart d’entre nous les sentiments sont restés à l’état de nature ; qu’au lieu de secouer tous les vieux préjugés, nous y tenons au contraire tendrement ; et j’ajouterais même, pour notre plus grande honte, que nous les chérissons parce que ce sont des préjugés - et que plus longtemps ces préjugés ont régné, plus ils se sont répandus, plus nous les aimons. C’est que nous craignons d’exposer l’homme à vivre et à commercer avec ses semblables en ne disposant que de son propre fonds de raison, et cela parce que nous soupçonnons qu’en chacun ce fonds est petit, et que les hommes feraient mieux d’avoir recours, pour les guider à la banque générale et au capital constitué des nations et des siècles. Beaucoup de nos penseurs, au lieu de mettre au rebut les préjugés communs, emploient toute leur sagacité à découvrir la sagesse cachée qu’ils renferment. S’ils parviennent à leur but, et rarement ils le manquent, ils estiment qu’il vaut mieux garder le préjugé avec ce qu’il contient de raison que de se défaire de l’enveloppe pour ne garder que la raison toute nue ; et cela parce qu’un préjugé donne à la raison qu’il contient le motif qui fait sa force agissante et l’attrait qui assure sa permanence. En cas d’urgence le préjugé est toujours prêt à servir ; il a déjà déterminé l’esprit à ne s’écarter jamais de la voie de la sagesse et de la vertu, si bien qu’au moment de la décision, l’homme n’est pas abandonné à l’hésitation, travaillé par le doute et la perplexité. Le préjugé fait de la vertu une habitude et non une suite d’actions isolées. Par le préjugé fondé en raison, le devoir entre dans la nature de l’homme.
Sur ces questions, vos hommes de lettres et vos politiques sont d’un avis tout à fait différent, de même que chez nous tout le clan des esprits éclairés. Ils n’ont aucun respect pour la sagesse des autres ; mais en compensation ils font à la leur une confiance sans bornes. Il leur suffit toujours d’un seul motif pour détruire un ordre de choses ancien, c’est son ancienneté même. Quant à ce qui est nouveau, ils n’éprouvent aucune inquiétude au sujet de la durée d’un bâtiment construit à la hâte ; parce que la durée n’est d’aucune conséquence pour ceux qui estiment que rien ou presque rien ne s’est fait avant leur temps, et qui placent toutes leurs espérances dans l’innovation. Comme ils pensent très systématiquement que tout ce qui peut assurer quelque perpétuité est nuisible, ils ont déclaré une guerre inexpiable à toutes les institutions. Ils croient que les types de gouvernement peuvent varier comme la mode, sans que cela tire plus à conséquence ; et qu’il n’est nul besoin pour attacher les hommes à la constitution de leur pays, d’un autre principe que la commodité du moment. Ils semblent persuadé que le pacte entre le peuple et ses magistrats a ceci de singulier qu’il n’engage que le magistrat, sans condition de réciprocité : aussi la majesté du peuple est-elle en droit de dissoudre ledit pacte sans autre motif que sa volonté. Même leur attachement à leur pays n’existe qu’autant qu’il se rencontre avec tels de leurs projets flottants ; chez eux le patriotisme commence et finit avec le système politique qui s’accorde avec leur opinion du moment.
(Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution française)
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