Il se trouve que j'ai été amené, un peu par hasard, à lire plusieurs livres sur le sujet du bombardement stratégique pendant la Seconde Guerre Mondiale en Europe.
Le sujet est intéressant parce qu'il montre comment des gens intelligents peuvent s'enferrer dans une logique, qui, au final, se révèle absurde. On n'est pas loin des questions qui entourent les origines de la Première Guerre Mondiale : le même sentiment de mécanique infernale.
En 1917 et 1918, il y a quelques bombardements de grosses agglomérations et des paniques chez les civils. Ce qui donne naissance à deux idées voisines après la guerre :
• des bombardements de civils bien ciblés pourraient provoquer l'effondrement de l'ennemi à moindre coût, par rapport à l'horreur des tranchées.
• la guerre est devenue industrielle. En bombardant des industries-goulots, on pourrait l'écourter, là encore à moindre coût.
Cette idée de bombardement stratégique intéresse beaucoup les Anglais, les Américains et les Italiens, on lui donne le nom du général italien Douhet, le «douhetisme». Les Russes, les Français et les Allemands s'en détournent pour diverses raisons.
A cette doctrine, s'ajoute une analyse technique d'avant le radar. «The bomber will always come through» : «le bombardier passera toujours».
Dans le contexte des restrictions budgétaires des années 20 et 30, des groupes de fanatiques de cette théorie font campagne dans les pays cités. Ils se battent comme de beaux diables pour s'imposer et pour bâtir leur carrière sur cette idée.
Or, dès 1940, cette idée est morte, enterrée par l'épreuve du feu :
• les Anglais ont fort bien résisté au Blitz. Le moral des civils ne s'écroule pas sous les bombardements.
• le radar a été inventé. Le bombardier ne passe pas toujours.
Plutôt que d'abandonner cette idée démentie par la réalité, les Anglais et les Américains s'entêtent :
• le bombardement de jour n'étant plus possible, le radar guidant les défenseurs à distance de repérage à vue, les Anglais passent au bombardement de nuit. Comme la technique de l'époque ne permet pas le bombardement de précision de nuit, au lieu de bombarder les industries, on va bombarder les villes où vivent les ouvriers des industries. C'est une politique terroriste, au sens propre du terme : il s'agit de semer la terreur chez les civils de manière à ce qu'ils fuient les villes et leurs industries.
• bien que les Américains obtiennent des bombardements de jour moins précis qu'anticipés et beaucoup plus de pertes que prévues, ils continuent leur politique de bombardement diurne des industries par des bombardiers non escortés.
Le savoir rétrospectif confirme le peu d'efficacité militaire et industrielle (sauf sur un point sur lequel je reviendrai) de cette politique de bombardement qui a un coût énorme pour les Alliés (le Bomber Command, c'est un million d'hommes parmi les plus qualifiés et 55 000 morts). Alors, pourquoi continuer ?
• parce qu'à l'époque, on peut discuter du peu de résultats, on n'a pas encore les preuves d'après-guerre. Les partisans du bombardement stratégique exagèrent énormément leurs succès.
• parce qu'à la tête des Etats-Majors, il y a des gens qui se sont investis depuis 25 ans dans cette idée.
• parce que les Alliés peuvent se permettre ce gaspillage.
• parce qu'il faut faire quelque chose plutôt que rien et que, de 1942 à 1944, le bombardement stratégique est la seule manière d'attaquer l'Allemagne directement.
• enfin, cette idée exprimée notamment par Churchill : il faut punir les Allemands, leur faire passer à jamais le goût de la guerre.
C'est ainsi qu'une idée au rapport coût/efficacité plus que contestable et très douteuse moralement peut perdurer.
Néanmoins, à la guerre, nécessité fait loi :
• Churchill oblige, avec beaucoup de difficultés, «bomber» Harris à se concentrer momentanément sur la préparation du débarquement.
• les Américains, plus pragmatiques, pour ne pas dire plus intelligents, abandonnent dans les faits leur doctrine du bombardement stratégique à la fin 1943. Les bombardiers sont escortés. Les zélateurs du bombardement stratégique obtiennent des promotions qui les écartent et sont remplacés par des gens moins doctrinaires.
L'objectif américain unique devient : abattre la Luftwaffe. Bombarder les usines qui produisent des avions, bombarder les raffineries qui produisent de l'essence d'aviation, obliger les défenseurs à prendre l'air pour affronter les avions d'escorte, abattre des avions, tuer des pilotes.
Cette politique va, enfin, fonctionner.
Quelle morale en tirer ? Je ne sais : la guerre est une folie furieuse (parfois nécessaire), il est humain qu'il s'y prenne des décisions folles.
Le vrai bombardement stratégique qui réussit, c'est la bombe atomique plus le missile intercontinental. Mais c'est une autre histoire.
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