mardi, septembre 16, 2014

Heretics / Orthodoxy / The Blachford controversies (Gilbert Keith Chesterton)

L'ensemble constitue une extraordinaire, et très chestertonienne, apologie du catholicisme.

Chesterton foisonne

C'est à lire de bout en bout. Chesterton manie le paradoxe et le contrepied avec maestria. Avec génie.

Par exemple, il explique que l'humilité fait la force du christianisme : une armée où chaque soldat est prêt à mourir pour la cause parce qu'il ne se considère pas plus grand qu'un autre est bien plus forte qu'une armée où chacun se prend pour César.

Pour Chesterton, les maux de notre époque, même ceux qu'on croit les plus matériels, sont spirituels.

Ses textes fourmillent de mille notations méritant développement. Une au hasard : la fausse science (il faut sans doute comprendre, d'après le contexte, les sciences sociales) a pour objet de justifier l'immoralité des riches et des puissants vis-à-vis des pauvres, la substitution des devoirs les plus immédiats envers son prochain par des théories fumeuses et lointaines.

Chesterton se livre à une défense originale de la nation et de  la famille. J'ai écrit un billet sur ce sujet.

Il loue Thomas Beckett qui, sous les somptueux habits d'évêques, cache un cilice. C'est une pierre dans le jardin du pape François, à la pauvreté ostentatoire (ce pape, qui plaît beaucoup trop aux medias que je déteste pour que je ne doute pas, me met mal à l'aise).

Ses considérations sur la fausse notion «l'union fait la force» sont frappantes de fraicheur. Tout comme ses réflexions sur les prétendues jeunes et vieilles nations. Ou sur le flegme pas du tout britannique.

A propos du scepticisme moderne, Chersterton va droit au but : l'homme est une machine à fabriquer des dogmes. Dire «je ne crois en rien», c'est avouer être un animal, ce qu'aucun homme n'est. Et, comme moi, Chesterton préfère des dogmes conscients et patinés par la tradition à des dogmes récents, inconscients et brutaux.

De nombreuses idées jetées sur le papier sont étonnantes de prescience. Plus d'une fois, je me suis arrêté de lire, stupéfait de l'actualité du propos. On retrouve beaucoup d'échos dans Les pierres d'angle.

Par exemple, sa défense de l'autorité religieuse est étonnante, elle paraît écrite en 2014 :

«De la même façon qu'une génération peut empêcher l'existence de la suivante, simplement en entrant tous au monastère ou en sautant à la mer, de même un groupe de penseurs peut empêcher la génération suivante de penser en lui enseignant qu'aucune pensée humaine n'est valide. Il est oiseux d'évoquer l'alternative entre la foi et la raison. La raison est elle-même matière de foi. C'est un acte de foi de supposer que nos raisonnements ont un rapport quelconque avec la réalité. [Suit un passage sur le scepticisme].

Il y a une pensée qui arrête la pensée. C'est la seule pensée qui doit être arrêtée.  C'est ce fléau ultime que combat toute autorité religieuse. Il apparaît à la fin d'un âge décadent comme le nôtre.»

Sa mise à mort du touriste et du tourisme est réjouissante.

Chesterton est un poète de génie. Il est très sensible aux mots. Il pense que les grands mots complexes permettent aux hommes du XXème siècle de se passer de penser comme les automobiles, engins complexes, permettent aux hommes de se passer de marcher. C'est formidablement vu : réfléchissez à tous ces cas où un mot complexe a remplacé un mot simple pour dissimuler l'exigence que portait ce dernier. Chesterton donne des exemples anglais, mais il est facile de trouver des équivalents français, solidarité remplaçant charité et tant d'autres.

Il fait aussi quelques allusions à Nietzsche assez décapantes (il traite son culte du surhomme d'«hystérique et féminin»). Il considère d'ailleurs que Jeanne d'Arc fusionne et surpasse Nietzsche et Tolstoï !

Au final, je n'ai détecté qu'une erreur : sa prédiction, très curieuse, de la chute prochaine des Etats-Unis. Notons qu'elle n'est absolument pas teintée de l'antiaméricanisme qui accompagne souvent ce genre d'annonces.

Les convictions de Chesterton

L'innovation chrétienne des vertus théologales, Foi, Espérance et Charité (auxquelles Chesterton ajoute l'Humilité) est aussi importante dans le domaine de l'esprit que la théorie newtonienne en astronomie. Après ce genre de découvertes, tout retour à l'ignorance antérieure est impossible (sur ce point, je ne suis pas si serein que Chesterton).

C'est pourquoi le paganisme est mort et ne revivra pas (on pense aux conneries à la de Benoist/Venner. N'insistons pas trop : ils ne boxent pas dans la même catégorie que Chesterton (1)).

Chesterton manie en permanence le paradoxe. Cela agace quelquefois, comme un truc de prestidigitateur. Mais il en tire des effets si profonds qu'on est bien obligé d'en admettre la pertinence.

Son analyse des vertus païennes raisonnables, donc faibles, et des vertus chrétiennes déraisonnables, donc fortes, est un morceau de bravoure.

Les convictions religieuses de Chesterton, dont il affirme qu'il les avait et qu'ensuite il a découvert que le catholicisme collait à celles-ci, sont les suivantes.

Notre monde est ce qui reste après un grand naufrage et c'est pour cela, comme survivant, qu'il est poétique et précieux, de la même manière que la liste des ustensiles sauvés du naufrage par Robinson Crusoe est pour lui un sommet de poésie (ce passage plaisait particulièrement à Simon Leys). Le naufrage qu'envisage Chesterton, c'est la Chute du paradis originel.

Le monde est le travail d'un créateur artiste : le monde semble logique, puis soudain il y a une petite touche artistique, la surprise du chef. L'exemple que donne Chesterton : l'anatomie. Un martien qui verrait un homme, avec ses deux jambes, ses deux bras  ses deux yeux, imaginerait qu'il a deux coeurs symétriques. Hé bien, non, il a un seul coeur, légèrement décalé à gauche. C'est ce que Chesterton appelle la touche artistique du créateur. Nul doute que s'il avait connu la physique quantique, il y aurait puisé quantité d'exemples.

Chesterton considère que le catholicisme, très rationnel mais pas complètement, colle point par point à cette vision artistique du monde.

Ensuite, Chesterton voit le créateur libérant sa créature. Ici, inutile de m'étendre. Des bibliothèques entière ont été écrites sur le sujet, le libre arbitre, la grâce, la rédemption, le créateur lié d'amour à sa créature ... (2)

Chesterton voit le christianisme comme la religion de la contradiction féconde, par opposition au juste milieu stérile que cherche le sage antique (et contemporain). Le chrétien ne fait pas du rose avec le rouge et le blanc du bouclier de Saint Georges. Il garde les couleurs juxtaposées et il combat le dragon.

On peut trouver de multiples exemples chrétiens de contradictions fécondes. L'homme est à la fois un être supérieur car fait à l'image de Dieu et un être vil déchu du paradis. Il n'est pas un peu de l'un et un peu de l'autre, il est les deux à la fois.

De même, et cela intéresse beaucoup plus les débats actuels (Chesterton a un talent visionnaire indéniable), le christianisme est la religion où le lion couche à coté de l'agneau sans cesser d'être un lion, sans se transformer en agneau. On a les moines et les martyrs qui se font tuer en tendant l'autre joue, mais on a aussi Saint Louis qui part en croisade. Le christianisme ne consiste pas seulement à tendre l'autre joue mais aussi à partir en croisade (contrairement à ce que beaucoup disent aujourd'hui, je ne vois aucune raison de nous repentir des croisades). Chesterton place très haut Jeanne d'Arc.

Il poursuit en réfutant avec brio trois arguments contre le christianisme : il est la cause de la chute de l'empire romain, il est obscurantiste, il est triste.

Il conclut sur les miracles d'une manière intéressante. Chercher à prouver ou à démentir les miracles selon une méthode scientifique est une erreur philosophique : les miracles sont de l'ordre de la poésie, non de la science. Si un ami vous confie un secret et qu'il refuse de le répéter devant un comité de quinze psychologues destinés à la prouver scientifiquement, en conclurez vous qu'il a menti ?

Chesterton fournit une grille d'interprétation du monde moderne et de ses maux qu'il est loisible à chacun d'adapter. Je ne pense pas qu'il aurait été en désaccord avec Brague écrivant que la modernité s'est contentée de phagocyter et d'épuiser l'énergie intellectuelle et spirituelle du Moyen-Âge. Pour Chesterton, la déchristianisation a commencé avec la Réforme, point de vue intéressant quand on sait que Chesterton n'est pas né catholique mais a rejoint le catholicisme assez tardivement. Il y a donc bien eu de sa part une démarche consciente pour remettre en cause la Réforme.

Il conclut par où il avait commencé : le scandale du christianisme, c'est qu'il est joyeux. Le scandale du Christ, c'est Sa joie.

Le matérialisme qui trouve que le monde n'a ni rime ni raison ni sens est fondamentalement, irrémédiablement, triste.

Chesterton lie remarquablement matérialisme, scientisme et déclin de la démocratie.

Chesterton, décédé en 1936, a peu connu les horreurs totalitaires et génocidaires, mais il n'en aurait pas été surpris.

Pour résumer, il a une vision poétique du christianisme. N'est-ce pas ainsi qu'on atteint la vérité des choses ?




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(1) : Chesterton ne parle jamais de «religions du désert», ce poncif des imbéciles anti-chrétiens.

(2) : Denis Tillinac déplore que tant d'enfants ne reçoivent plus d'éducation religieuse, car indépendamment des convictions qu'ils en gardent à l'âge adulte, la pensée religieuse (et Tillinac devait songer en priorité au christianisme) est d'une richesse intellectuelle et poétique fantastique, la pensée chrétienne est luxuriante. A l'enfant qui n'a pas reçu d'éducation religieuse, c'est à tout jamais un manque. Il ne pourra pas lire en en pénétrant l'intimité les sermons de Saint Bernard sur le Cantique des Cantiques. On peut vivre sans, mais on vit mieux avec.

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