Un mien collègue, qui se reconnaîtra en lisant ces lignes, est esclave de son téléphone portable. Éloigné de celui-ci, il présente les mêmes symptômes qu'un alcoolique en manque : fébrilité, tremblements, obsession.
Un midi, nous avions convenu que nous irions déjeuner sans portable. Arrivé au bout du couloir, il a fait demi-tour pour aller le chercher. Bien sûr, il a toujours d'excellentes raisons.
Et ce n'est pas un adolescent, ou alors très attardé.
Finalement, j'ai plus d'espoir avec une adolescente qui reconnait que les raisons qu'elle se donne d'être accro au portable ne sont pas vraiment solides. L'alcoolique qui admet qu'il est alcoolique est sur la voie de la guérison.
Et moi ? Parce que c'est bien beau de critiquer ...
Ma consommation mensuelle de téléphone n'a pas dépassé le quart d'heure depuis des années, peut-être des décennies. Certains mois, je suis en dessous des cinq minutes. Et je ne suis pas un ermite.
Bien sûr, j'utilise abondamment e-mails et SMS, avec deux règles que je m'impose. La première règle, de fer : une rédaction impeccable, avec de vraies phrases, correctes, sans abréviations. La deuxième : les messages doivent avoir un contenu. Avec ces deux règles, je suis limité, je n'abuse pas.
Et puis, il y a la politesse.
Je vous laisse avec Luchini :
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Vous êtes hostile au portable?
J'en ai un comme tout le monde. Mais c'est immense, l'influence du portable sur notre existence. Une promenade, il y a encore vingt ans, dans une rue pouvait être froide, sans intérêt, mais il y avait la passante de Brassens, ces femmes qu'on voit quelques secondes et qui disparaissent. Il pouvait y avoir des échanges de regard, une possibilité virtuelle de séduction, un retour sur soi, une réflexion profonde et persistante. Personne, à part peut-être Alain Finkielkraut, n'a pris la mesure de la barbarie du portable. Il participe jour après jour à la dépossession de l'identité. Je me mets dans le lot.
N'est-ce pas un peu exagéré?
La relation la plus élémentaire, la courtoisie, l'échange de regard, la sonorité ont été anéantis pour être remplacés par des rapports mécaniques, binaires, utilitaires, performants. Dans le train, dans la rue, nous sommes contraints d'entendre des choses que nous aurions considérées comme indignes en famille. Dans mon enfance, le téléphone était au centre d'un couloir parce qu'on ne se répandait pas.
C'est le triomphe de Warhol, du «Moi». Nous vivons un chômage de masse, il y a mille personnes qui perdent leur métier par jour et ces pauvres individus ont été transformés en petites PME vagabondes. Constamment, ils déambulent comme s'ils étaient très occupés. Mais cela se fait avec notre consentement: tout le monde est d'accord, tout le monde est sympa. Et la vie qui doit être privée est offerte bruyamment à tous. Les problèmes d'infrastructures des vacances du petit à Chamonix par rapport au grand frère qui n'est pas très content, le problème du patron qui est dégueulasse: nous saurons tout! Si au moins on entendait dans le TGV: «Le dessein en est pris, je pars, cher Théramène», et que, de l'autre côté du train, un voyageur répondait bien fort: «Déjà pour satisfaire à votre juste crainte, j'ai couru les deux mers que sépare Corinthe», peut-être alors le portable serait supportable.
C'était mieux avant...
«Le réel à toutes les époques était irrespirable», écrivait Philippe Muray. J'observe simplement qu'on nous parle d'une société du «care», d'une société qui serait moins brutale, moins cruelle. Je remarque qu'une idéologie festive, bienveillante, collective, solidaire imprègne l'atmosphère. Et dans ce même monde règne l'agression contre la promenade, la gratuité, la conversation, la délicatesse. Je ne juge pas. Je fais comme eux. Je rentre dans le TGV. Je mets un gros casque immonde. J'écoute Bach, Mozart ou du grégorien. Je ne regarde personne. Je n'adresse la parole à personne et personne ne s'adresse à moi. La vérité est que je prends l'horreur de cette époque comme elle vient et me console en me disant que tout deuil sur les illusions de sociabilité est une progression dans la vie intérieure.
Vous n'aimez pas notre époque...
Elle manque de musicalité. Elle est épaisse et schizophrène aussi. Elle mêle à une idéologie compassionnelle, une vraie brutalité individualo-technologique. Une des pires nouvelles des vingt dernières années a été l'invention du mot «sociétal». Pour des gens qui aiment la musique, l'avenir sentait mauvais.
Vous résistez à cette évolution ?
C'est intéressant de savoir qu'il peut y avoir une parole de résistance, même modeste. Ce qui m'amuse, c'est de mettre un peu de poésie dans l'écrasante supériorité de l'image, à l'heure de l'écrasante puissance de la bêtise. Il faut reconnaître qu'elle a pris des proportions inouïes. Ce qui est dramatique, disait Camus, c'est que «la bêtise insiste». La poésie, la musique n'insistent pas.
C'est-à-dire?
Nous sommes comme lancés dans une entreprise sans limite d'endormissement. Une entreprise magnifiquement réglée pour qu'on soit encore plus con qu'avant. Mais je ne crache pas dans la soupe, je profite à plein de ce système. Je ne pourrais pas vivre si je restais dix heures avec Le Bateau ivre. Je ne pourrais pas vivre comme Péguy, comme Rimbaud, qui finissait par trouver sacré le désordre de son esprit. Moi, je ne suis pas un héros qui se dérègle intérieurement. Je fréquente ces grands auteurs, mais rien ne m'empêche de me vautrer dans un bon Morandini. C'est peut-être pour cela que les gens ne me vivent pas comme un ennemi de classe. Au départ, je suis coiffeur, il ne faut pas l'oublier. J'étais très mauvais, mais je l'ai été pendant dix ans.
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