Boris Johnson est l'actuel maire de Londres, excentrique et assez peu sympathique.
C'est toujours intéressant qu'un politicien écrive (ou fasse écrire en y mettant sa patte) un livre d'histoire. Il peut se permettre des jugements personnels très éloignés du style chiant des historiens professionnels (escouillés par les nécessités de la carrière universitaire, les historiens n'ont plus la trempe d'un Michelet ou d'un Gaxotte).
La banqueroute de Law et La disgrâce de Turgot d'Edgar Faure, Edmund Burke de Jesse Norman m'ont beaucoup plu. Et je n'ai pas lu les livres d'histoire de Churchill !
Le style de Johnson est relâché mais pas idiot. On sent le démagogue qui a l'habitude de parler aux foules.
Sa thèse est simple, il appelle cela l'anti-marxisme : certes, les grandes masses, les grands mouvements, l'histoire quantitative, c'est très bien mais passe à coté d'une évidence. Il y a des hommes qui changent le cours de l'histoire radicalement, c'est le Churchill factor, car Winston Churchill en est le meilleur exemple.
Johnson reprend les idées de Lukacs.
Le jour de gloire de Churchill est le 28 mai 1940.
La situation est catastrophique. L'armée anglaise est piégée dans le nord de la France et le «miracle de Dunkerque» n'a encore eu lieu. L'armée française, tronçonnée, se décompose, malgré quelques actes de résistance d'un héroïsme incroyable. Reynaud flanche et des enculés (Weygand, Pétain, Laval) s'apprêtent à trahir pour satisfaire leurs ambitions, leurs lubies et leurs rancoeurs.
L'opposition entre Halifax et Churchill est bien connue (1).
La position de Churchill est très inconfortable : Halifax est le préféré du parti majoritaire, il était pressenti pour être premier ministre et a refusé, justement pour lever l'hypothèque Churchill (laisser le brouillon Churchill être premier ministre quelques semaines. Il se plante. Et la place est libre et nette pour le sérieux Halifax. On sait où ce genre de calculs minables mène : Reynaud a fait le même avec Pétain) et beaucoup pensent qu'Halifax a raison. Halifax pousse le bouchon jusqu'à prendre des contacts avec des puissances étrangères sans en informer le premier ministre.
Une réunion du cabinet restreint a lieu dans l'après-midi et ne permet pas de trancher. Neville Chamberlain, déjà très malade et échaudé par ses démêlés précédents avec Hitler, ne prend pas le parti d'Halifax comme on pouvait s'y attendre. Churchill, qui ménage beaucoup Chamberlain depuis quelques jours, remporte sa première victoire en n'étant pas mis en minorité au cabinet restreint.
Et il convoque le cabinet complet pour une réunion deux heures plus tard. C'est son coup de génie.
La tension et l'émotion sont intenses, l'heure est dramatique, chacun sait bien qu'il s'agit de vie ou de mort. Après avoir exposé ses raisons, Churchill part dans une envolée lyrique qu'il conclut en affirmant «qu'il ne doute pas que chacun des membres du cabinet préférerait mourir étouffé dans son propre sang plutôt que se rendre». Les «petits» ministres se lèvent et l'ovationnent. Il n'y a pas de débat et pas de vote.
Jamais plus la question de pourparlers avec l'Allemagne hitlérienne ne sera posée de manière aussi nette. Le boulet est passé près, Churchill a senti le vent mais il a gagné : il a réussi à ce que la Grande-Bretagne ne capitule pas.
Or, comme le souligne Boris Johnson, Churchill est seul de son espèce dans la classe politique britannique. Si Churchill avait été tué dans un de ses multiples accidents mortels, il fait peu de doutes qu'il n'aurait pas eu d'équivalent et que la Grande-Bretagne aurait négocié la paix avec Hitler en mai 1940. C'est le Churchill factor. Nous, Français, pouvons dire la même chose de De Gaulle.
Churchill est un défi à la psychologie mécanique. Négligé par sa mère, méprisé par son père, il ne devrait pas être un grand homme pour nos modernes psychologues. Mais ses manques ont été le moteur de son ambition.
La partie la plus intéressante est l'analyse des raisons de la réussite politique de Churchill. Boris Johnson en voit deux :
♘ le courage. Physique et intellectuel. Le courage presque suicidaire de Churchill au feu est légendaire. Il adore «voir luire les yeux brillants du danger». Il a en tout échappé à une douzaine d'accidents «mortels» (c'est-à-dire mortels pour les hommes ordinaires qui n'ont pas la chance de s'appeler Churchill), dont un accident d'avion et un accident de voiture. Ce courage physique est doublé d'un courage intellectuel : être seul contre tous et défier l'opinion commune ne le gênent absolument pas, il y prend même plaisir. On pense bien évidemment à Hélie de Saint-Marc. «L'autorité est fille du courage sous toutes ses formes, physique, intellectuel et moral».
♘ l'honnêteté. Même quand il est retors, Churchill est honnête. Il trahit deux fois son parti mais ne cache pas ses motifs, il change de parti comme on change de cheval, pour être sûr de gagner. Il ne cache pas non plus que son courage légendaire est pour épater la galerie, que, privé de spectateurs, il serait nettement moins courageux.
Ce sont les deux qualités indispensables pour diriger. Plus que l'intelligence ou la compétence.
Le pire est de ne pas prendre de décisions (2) ou de persister dans les mauvaises décisions. Or, le courage permet de de se jeter à l'eau, de prendre des décisions risquées, et l'honnêteté permet de revenir sur ces décisions si elles s'avèrent mauvaises.
On constatera que ce sont les deux qualités qui manquent le plus aux politiciens modernes. Ceci explique sans doute une bonne part de nos difficultés.
Ensuite, Johnson insiste sur le rôle de « Clemmie », Clementine Churchill, soutien indéfectible de son époux. Elle n’est pas une épouse moderne : même si elle part plusieurs semaines, voire plusieurs mois, en voyage, elle se consacre entièrement à son mari.
Sur la fin, Johnson patine lamentablement pour se dépatouiller de l'incorrection politique churchillienne.
Je suis étonné. Malgré quelques ratés, le livre de Johnson est très bon, à la fois intelligent et personnel.
La conclusion est limpide : Churchill a essayé de faire. D'imposer sa marque à l'action. Il ne s'est pas contenté de la politique du chien crevé au fil de l'eau, si populaire chez nos modernes politiciens. Et plus d'une fois, il a réussi.
Sa grande réussite est de ne pas avoir perdu la guerre en 1940. Sans lui, notre monde serait très différent.
On peut imaginer Hitler mourant dans son lit entouré d'un culte de la personnalité dément, comme un autre grand criminel, Mao. On peut aussi imaginer sans peine que Saint-Germain-des-prés auraient eu pendant des décennies ses hitlériens professionnels comme elle a eu ses maoïstes. Et cela aurait probablement été les mêmes, tant c'est une question de mentalité et de caractère plus que d'opinion. Vous imaginez Sollers et July chantant les louanges d'Adolf ?
Si cela n'est pas advenu, c'est grâce à Churchill.
Que Churchill ait existé est un facteur d'optimisme.
Certes.
Mais pourrait-il encore exister aujourd'hui ? Une question simple, par exemple : quelles occasions a un politicien de démontrer son courage physique ?
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(1) : leur désaccord est simple à exprimer mais pas simple à comprendre puisque certains historiens et la plupart des commentateurs ne le comprennent toujours pas soixante-dix ans après :
> Halifax pensait que si une chance de paix avec Hitler préservant au moins en partie l'empire et l'indépendance britanniques se présentait, il fallait la saisir plutôt que risquer l'anéantissement. Halifax pensait qu'il pouvait y avoir un choix entre la paix et l'anéantissement.
> Churchill pensait qu'une paix avec Hitler préservant l'indépendance britannique était une illusion : si on faisait la paix avec Hitler, celui-ci en profiterait pour pousser toujours plus son avantage, il serait impossible de mobiliser à nouveau le peuple pour reprendre la guerre et, à terme, c'en serait fini de l'indépendance britannique. Churchill ne voyait de choix qu'entre la victoire et l'asservissement (c’était du moins son discours. Plus probablement il pensait : entre la victoire et le nazisme sur le continent. Mais laisser tomber les continentaux sous le joug nazi aurait pu sembler acceptable à certains Anglais).
Le recul du temps permet de constater que Churchill avait entièrement raison : Hitler a largement démontré qu'il n'était pas homme à rentrer tranquillement chez lui et à ne pas pousser ses pions.
On remarquera aussi qu'Halifax n'avait pas tout à fait tort : la continuation de la guerre a bel et bien affaiblit la Grande-Bretagne au point de lui faire perdre son empire. Au final, il se trompait quand même car une paix avec Hitler n'aurait pas été solide.
Mais, à l'époque, Halifax pouvait passer pour raisonnable et Churchill pour exalté.
(2) :
Darwin disait que celui qui survivait n'était ni le plus intelligent ni le plus fort mais le plus rapide à s'adapter. J'ai déjà cité ce chiffre du colonel Goya : si deux adversaires, toutes choses égales par ailleurs, ont 95 % de chances de prendre la bonne décision pour le premier et 50 % pour le second, mais que ce dernier est deux fois plus rapide à prendre une décision, c'est lui qui l'emportera dans 51 % des cas contre 23 % pour le premier.
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