L’auteur de cette biographie de Montaigne prend un parti intéressant : puisque Montaigne prétend « tout dire ou tout désigner » de lui-même, il essaie de déchiffrer et d’interpréter les allusions de Montaigne à sa vie dans les Essais. Il se réfère à des sources externes, mais sans s’éloigner des Essais. L’exercice est un classique, mais il n’a jamais été pratiqué avec autant de rigueur. De plus, il profite de l’expérience et du savoir accumulés. Or, il y a eu de grands progrès montanistes aux XIXème et XXème siècles.
Il commence par une hypothèse fracassante. Montaigne serait un bâtard, né des infidélités de sa mère avec un palefrenier. Cette hypothèse est assez bien étayée. Par exemple, Montaigne laisse entendre qu’il est resté, comme Gargantua, onze mois au ventre de sa mère. C’est un alibi classique, comme la prématurité, pour dissimuler un adultère en faisant coller la date de conception à la présence du père légitime. Les lecteurs attentifs ne peuvent manquer l’étrangeté du jugement de Montaigne sur son père, louanges et critiques sont excessives. On se souvient du « meilleur père qui fut oncques » mais la dédicace de l’apologie de Raymond Sebond est cinglante de mépris. Je me souviens l’avoir lue plusieurs fois, croyant faire un contresens.
Je fais mienne cette hypothèse sans réticence parce qu’elle est bien argumentée et qu’elle explique en partie ce que le caractère de Montaigne peut avoir d’étrange. Il est curieux que des générations de montanistes soient passées à côté alors que, rétrospectivement, elle paraît assez naturelle. Par exemple, elle explique que Montaigne, qui déteste le droit et aime faire le soldat, ait été dirigé par son père vers la magistrature, ce qui n'est pas habituel pour un ainé, mais se comprend bien si c'est un bâtard. Thomas, le cadet, mais vrai ainé par le sang, sera destiné à la carrière militaire.
A la lumière des poésies latines de La Boétie (prononcez «la boiti», comme une boite ou, à la rigueur, « la bouéti » avec un vrai t et l'accent rural, mais certainement pas le stupide « la bohécie ») laissées dans l'ombre par les prudes propagandistes de la IIIème république, Bardyn examine sous un jour nouveau les relations d'Etienne et de Michel.
La Boétie met en garde le jeune Montaigne contre ses débordements sexuels, son attirance pour femmes mariées (fort dangereuse, puisqu'il était de coutume, heureuse époque, d'acquitter le mari qui tuait la femme infidèle et son amant dans le chaud de l'affreuse découverte) et sa fréquentation des bordels. On est loin du Montaigne raisonnable et chiant du Lagarde et Michard, qui a sûrement réussi à dégouter des Essais tout élève bien né. Bardyn exclut les relations homosexuelles, que s'acharnent à démontrer nos modernes militants homosexualistes, entre les deux amis. Pour qui est doté de la moindre finesse psychologique, c'est évident, leurs relations sont sur un tout autre plan (mais les militants sont aveugles aux évidences les plus criantes, sinon ils ne seraient pas militants).
La Boétie propose une issue originale aux guerres de religions qui déchirent la France : le gallicanisme, sur le modèle de l'anglicanisme de nos voisins d'outre-Manche. Il a cette phrase à propos des temples protestants que je ne peux m'empêcher d'appliquer à nos problèmes contemporains : « à un déraisonnable et insolent demandeur, de lui accorder quelque chose, ce n'est pas contenter son désir mais augmenter son audace ».
Les Essais sont aussi un manuel de vie en temps de guerre civile et ce qu'on y lit, malgré l'humour et la légèreté de Montaigne, n'est pas réjouissant. L'angoisse est permanente, on n'est jamais sûr de distinguer amis et ennemis et si l'on n'a pas plus à redouter des amis que des ennemis. Et quand tout ce beau monde est rentré en sa chacunière, il reste encore les « picoreurs », c'est-à-dire les bandes libérées par la déliquescence de l'Etat (toute ressemblance etc.)
Montaigne choisit une solution radicale : laisser son domaine ouvert à tout vent. Que chacun y prenne ce qu'il veut. Cela évite les problèmes avec les voleurs. Je soupçonne Montaigne de s'être arrangé pour qu'il n'y ait pas trop à voler en son domaine (le plus précieux étant sa bibliothèque, je vois mal les voleurs s'en charger). Mais cela n'enlève pas le problème des fanatiques qui exigent que vous leur fassiez allégeance.
En politique, Bardyn fait de Montaigne un républicain aristocratique, très anti-démocrate. A notre époque, on a du mal à concevoir qu’on puisse être anti-démocrate sans être un salaud. C’est parce que nous sommes devenus cons et que nous avons perdu tout bon sens. Pourtant, nous devrions mieux savoir : il n’y a pas plus anti-démocrate que nos politiciens qui flattent le peuple tout en le méprisant.
A quinze ans, Montaigne a vu le gouverneur bordelais Moneins écharpé par la foule, dépecé et salé comme un goret, lors de la révolte (fiscale, déjà) des Pitauds. Montmorency, envoyé par le roi rétablir l'ordre, accueillit de glace les bourgeois de Bordeaux venus lui présenter les clés de la ville. Désignant ses canons : «Ceux-ci sont clés suffisantes». Bonjour l'ambiance. Pourtant, la répression fut moins féroce que les Bordelais le craignaient. Quelques centaines de pendus seulement.
Les guerres de religions n’ont pas du beaucoup augmenter l'appétence de Montaigne pour les « émotions populaires ». Il exprime un mépris hautain pour le bas peuple. Connaissant les massacres de septembre, la Terreur et l’épuration, qui n'est pas si lointaine, nous devons nous montrer circonspects avant de le contredire.
En lisant Montaigne entre les lignes, Bardyn met à jour un humour noir féroce. Lorsque son petit frère est tué en jouant à la paume (il reçoit une « esteuf » dans la tempe !), Montaigne note qu' « il a prouvé sa valeur fort jeune ». Or, il semble bien que la valeur en question ait consisté à être l'amant de sa femme, Françoise de la Chassaigne !
Le titre mystérieux « Sur quelques vers de Virgile » d'un essai du troisième livre est une contrepétrie bancale (« sur quelques verges viriles »).
Les lecteurs de Montaigne sont tellement habitués à son style extraordinaire (qui n'a pas ri en lisant, à propos de son départ en voyage : « la femme ne doit pas avoir les yeux tant attachés au devant de son mari qu'elle ne puisse en voir le derrière » ? ) qu'ils en viennent à en oublier la singularité.
Une remarque significative du jeu de piste des Essais : les 24 premiers chapitres reproduisent la structure de la Cité de Dieu. Cela ne saute pas forcément aux yeux, à part à ceux des quelques érudits qui connaissent Saint Augustin par cœur (je culpabilise, je ne suis pas venu à bout des Confessions).
Au passage, l’éternelle question de la religion de Montaigne. On a dit tout et son contraire : protestant dissimulé, agnostique, libertin … Bardyn voit en Montaigne un agnostique. Je pense que c’est une erreur. J’envisage difficilement quelqu’un qui était ennemi des nouvelletés (mais sans acharnement) comme Montaigne être autre chose que catholique tempéré, par tradition. Certes, il lui est arrivé d’écrire qu’il n’y avait rien après la mort, ce qui n’est pas très catholique, mais, dans l’incertitude de son temps, j’imagine assez bien Montaigne comme un catholique de pari pascalien.
Plus intéressant, Bardyn se penche (si je puis dire) sur les maitresses de Montaigne, avec une thèse simple. Les dédicataires des Essais, Diane de Foix-Candale, Mme d’Estissac, Mme de Duras, Diane d’Andoins (dite Corisande, maitresse d’Henri IV, qu’elle appelait « petiot »), Marguerite de Valois (1) (la reine Margot, qui n’était pas la folle hystérique jouée par Adjani dans la film de Rappeneau, elle est la seule personne de sang royal à avoir laissé des mémoires intéressantes) sont les maitresses les plus prestigieuses de Montaigne. Les dédicaces, qu’on peut lire à double sens avec l’esprit tordu, fin si vous préférez, sont un discret signal. Comme celle de la bâtardise, cette thèse se soutient bien et semble assez naturelle. Les « madames » ne doivent pas vous égarer : on se mariait jeune et les dames en question avaient toutes la petite vingtaine. Montaigne bénéficiait donc des maitresses de vingt à trente ans plus jeunes que lui (le veinard).
Un petit écrit, dont l’attribution à la reine Margot fait l’unanimité, se moque gentiment d’un mystérieux amant qu’elle décrit petit, gascon, mélancolique, philosophe … et éjaculateur précoce et obsédé sexuel. Il est difficile de ne pas y reconnaître le portrait de Montaigne par lui-même dans les Essais. Surtout quand on remarque que les thèmes de conversation mentionnés par la reine Margot se retrouvent aussi dans les Essais !
Un travail de vérification des emplois du temps a permis de confirmer que cette thèse était plausible.
Comment les montanistes ont-ils pu passer à travers pendant cinq siècles ? Plusieurs facteurs : méconnaissance des mœurs de l’époque, pas vraiment puritaines et pas si cloisonnées qu’on le croit, manque d’humour (Montaigne pratique l’humour pince-sans-rire à haute dose, encore faut-il le voir. L’humour universitaire, c’est comme l’humour allemand : c’est l’humour juif … l’humour en moins. L’esprit potache a disparu, c'est aussi regrettable que la disparition de l'esprit fantassin déplorée par les Tontons Flingueurs), manque de finesse (les allusions de Montaigne nécessitent un peu d’attention). Il faut aussi tenir compte de l’évolution des mœurs des générations suivantes : la Contre-Réforme et sa reprise en mains de la morale, qui ont changé l’état d’esprit. Et enfin, manque de foi dans Montaigne : quand il écrit qu’il a tout dit ou tout désigné de lui-même, il faut le croire.
Montaigne fut un maire de Bordeaux efficace en une période troublée. Et modeste. Puissent les maires de Bordeaux être tous aussi modestes que Montaigne et ne pas viser des postes qui dépassent de beaucoup leurs capacités.
Bardyn pense que le jeu sur les majuscules dans la dernière édition des Essais est un code, il donne quelques exemples, et se moque des universitaires qui n’ont pas vu en cinq siècles ce que devine un enfant de huit ans en cinq minutes.
Enfin, Bardyn conclut en faisant de Montaigne un Lao-Tseu occidental, un météore -asiatique sans le savoir- dans le ciel de notre philosophie. Cela explique qu’il n’ait aucun héritier. Il n’y a pas de montaniens comme il y a des cartésiens. Cela explique aussi, que bien qu’appréciant grandement Montaigne, je préfère Blaise Pascal, qui l’a beaucoup médité et contredit. Il n’y a aucune transcendance dans Montaigne, il y a de l’amour, mais pas l’Amour, seule sa liberté est absolue. Cela fait son charme mais aussi sa limite. Montaigne est un esprit libre, probablement trop : on aimerait quelquefois qu’il se soit choisi des attachements définitifs (La Boétie, mort trop tôt ?).
C’est aussi, me semble-t-il, ce qui fait que les Essais, ce « bréviaire des honnêtes gens », n’est pas un livre saint et, s’il est plus qu’amplement fourni en humour, il n’est pas poétique. Bref, il lui manque quelque chose : Dieu, l’esprit, le souffle, l'inspiration, appelez cela comme vous voudrez. Montaigne n’est pas Chesterton. Mais nous sommes tout de même sur un sommet de la pensée.
Les Essais reviennent à la mode : écrits dans l’incertitude, incertitude des croyances, des connaissances et des événements, ils sont remarquablement adaptés à notre époque déboussolée. Il est facile de comprendre Nathalie Sarraute qui ouvrait les Essais au hasard, comme les Russes la Bible, en invoquant : « Montaigne, aide moi ».
En conclusion ?
La biographie de Bardyn est révolutionnaire. Elle met dans le vent, comme on dit en cyclisme, nombre d’universitaires pédants. Bref, à lire.
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(1) : j'ai toujours le même problème avec ses beautés de jadis décrites comme éblouissantes. Quand je regarde les portraits qu'on en a, je les trouve moches. Ce n'est pas faute d'avoir erré au Louvre et ailleurs. A part Diane de Poitiers, extraordinaire, de beauté très moderne.
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