Eric Verhaeghe est un énarque (personne n’est parfait), ancien représentant du MEDEF dans les négociations sociales. Je le trouve parfois un peu socialiste, mais il a quand même un côté libéral très affirmé.
Sa thèse est simple : la Sécu (santé+retraites) est une invention de la technostructure, par réaction nobiliaire, pour anesthésier les classes sociales que devrait révolter le blocage de l’ascenseur social.
Développons :
1) La Sécu est une création de Vichy et non de la Libération. C’est important, parce que dès qu’on met en cause la Sécu, il y a toujours un Mélenchon pour faire un chantage aux « acquis du Conseil National de la Résistance ». L’implication est claire : le point Godwin. Etre contre la Sécu, c’est au minimum être un nostalgique de Vichy, plus probablement un nazi qui pousse les enfants juifs dans les fours.
Les bases de la Sécu ont été jetées en 1940 par René Belin, syndicaliste de la CGT-U, l'ancêtre de FO, ministre du travail du premier gouvernement Laval/Pétain.
J'en profite pour rappeler qu'il y avait plus de socialistes, en proportion et dans l'absolu, à Vichy qu'à Londres. C'est une évidence pour les familiers de la période mais je suppose que tous mes lecteurs ne le sont pas et que certains se laissent prendre aux sornettes contemporaines « résistance à gauche et collaboration à droite» dont l'utilité politique pour la gauche saute aux yeux. Je suis toujours surpris de la passivité de la droite face à ce mensonge partisan éhonté. La réalité est un peu plus compliquée.
Cela me fait d'ailleurs penser que vient d'être publié un livre sur les FTP, les maquis communistes, dans lequel l'auteur a l'idée toute simple de faire le bilan de ce que fut leur action et ça décape : la conclusion est que les FTP ont tué beaucoup moins d'Allemands et ont eu beaucoup moins de morts dans leurs rangs qu'ils l'ont prétendu mais qu'en revanche ils s'en donné à coeur joie pendant l'épuration.
Rappelons que la seule femme chef de réseau, Marie-Madeleine Fourcade (bien plus importante que Lucie Aubrac qui n'avait qu'un rôle subalterne et fut montée en épingle à partir des années 90 parce qu'elle était du camp du Bien c'est-à-dire la gauche) venait de l'extrême-droite. Sur ces questions, lire Un paradoxe français, de Simon Epstein (qu'on ne peut guère accuser d'être un nostalgique de Vichy !) dont le sous-titre explicite est Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance.
George Orwell explique finement qu'il y a chez les pacifistes une fascination latente pour la violence extrême. Nous ne sommes donc pas surpris de les trouver grenouillant à Vichy. Nous savons aussi, pour la subir tous les jours, qu'il y a chez les antiracistes une obsession de la race qui, hélas, ne reste pas latente.
Il ne faut jamais oublier que c'est la chambre des députés du Front Populaire qui a voté à 87 % pour les pleins pouvoirs à Pétain le 11 juillet 1940 (certes dans des conditions illégales, mais les manœuvres de Laval expliquant aux députés que s'ils votaient bien, ils conserveraient leur retraites et leur droit d'affranchissement gratuit, montrent l'élévation des pensées et des motivations (1)).
Il est dommage que Simon Epstein n'ait pas continué son livre à la Libération. On se serait sans doute aperçu que l'épuration a surtout touché les lampistes mais que les bien connectés, les bons bourgeois de toujours, sont passés à travers les gouttes, mis à part quelques cas symboliques pour amuser la galerie.
Revenons à la Sécu.
2) Avant la Sécu, la France n’était pas un désert social. Les Français ne mouraient pas de vieillesse ou de maladie sur les trottoirs. Il y avait des assurances sociales par branches, des caisses professionnelles et des fonds de secours. Il y avait même des retraites, horresco referens, par capitalisation.
La Sécu n’était pas du tout le passage de l’ombre à la lumière. Pour beaucoup, la Sécu était une régression. Par exemple, dans la plupart des mutuelles, il n’y avait pas de plafonds de retraite et de remboursement des frais médicaux, contrairement à la Sécu. La meilleure preuve que la Sécu fut vécu comme une régression par certains est que, dès sa création, des gens se sont battu pour y échapper. Cela a donné les régimes spéciaux et les complémentaires.
3) Le système de santé français se retrouve entre la 7ème et la 10ème place dans la plupart des classements (OCDE et compagnie). C’est honorable mais c’est à mettre en perspective avec le fait que notre système est structurellement déficitaire. Les systèmes en tête du classement, comme le suisse, sont eux financièrement sains. Nous sommes donc loin du « système que le monde entier nous envie ». D’ailleurs, le fait que personne ne copie ce système génial devrait éveiller quelques doutes sur son excellence.
4) Les défenseurs les plus bruyants de la Sécu n’y sont pas affiliés et bénéficient de régimes spéciaux.
Cela devrait éveiller la suspicion, même des abrutis. Verhaeghe explique très bien que la Sécu joue contre les classes sociales les plus fragiles en les enfermant dans leur condition. La Sécu est le moyen qu’a trouvé la haute noblesse administrative pour faire se tenir tranquilles les classes qu’on appelait jadis dangereuses, aux frais des classes moyennes.
5) La grande caractéristique de notre Sécu, ce qui la rend unique au monde, ce n'est pas du tout ses prestations ou son coût, c’est la déresponsabilisation des assurés.
Dans aucun autre système, il n’y a une telle déconnection entre le comportement des assurés et leurs remboursements. Vous pouvez aller voir le médecin dix fois pour rien ou l’appeler juste quand vous êtes à l’article de la mort, vous serez remboursé pareil. Vous pouvez être tous les jours soûl comme un mineur chinois le jour de la paye (être breton, quoi) ou abstinent, vous serez soigné pareil et sans coût supplémentaire.
La déresponsabilisation et l’infantilisation des citoyens sur des sujets aussi intimes que la santé et la retraite conduisent à un affaiblissement de la démocratie. Quand vous pouvez choisir l’assureur de votre maison et de votre voiture mais pas de votre santé et de votre retraite, êtes-vous encore un citoyen adulte, libre et responsable ? Les Français ont perdu le goût de la responsabilité, du risque, de la liberté, de l’effort collectif et de l’aventure et c’est en grande partie la faute de la Sécu.
Cet affaiblissement de la démocratie est plus ou moins consciemment le but recherché. Depuis la création du groupe X-crise dans les années 30 (les polytechniciens font un concours avec les énarques pour savoir qui fera le plus de mal à la France, à force de cathédrales intellectuelles abstraites, cette ingénierie sociale qui mène aux grandes catastrophes et que Hayek nommait, en français dans le texte, « l’esprit de Polytechnique » ) s’est développé un courant de réflexion, qu’on a appelé par la suite « technocratique », soutenant que la démocratie était un moyen inadaptée pour gérer une société moderne et qu’il fallait laisser cette noble tâche à des techniciens prétendument apolitiques (bien sûr, cette prétention à l’apolitisme est elle-même une position politique).
Ce courant est toujours vivace (dernier exemple : Emmanuel Macron). C’est ce qu’Alain Minc désigne comme « le cercle de la raison » : il y a une seule bonne politique (il faut être pour « l’Europe », l'euro, l’immigration, les « réformes » et « l’ouverture »). Etre contre n’est pas une opposition politique comme il est normal en démocratie, c’est une preuve de bêtise, voire de méchanceté.
S’il n’y a plus qu’une seule politique possible (dont la Sécu fait partie) et que les gens de la haute la connaissent, pourquoi organiser des élections, si ce n’est pour amuser les crétins du bas peuple ? La plèbe a d'ailleurs compris qu’on se foutait de sa gueule : seuls 35 à 40 % des Français adultes votent pour des partis dits de gouvernement. Et le referendum de 2005 sera probablement le seul du XXIème siècle en France : c'est trop dangereux de demander son avis à cet abruti de peuple, il a la fâcheuse habitude de ne pas voter comme on lui dit.
Avec Alain le-meilleur-d'entre-nous Juppé, on est en train de nous jouer la énième version de cette sinistre comédie : l'intello prétendument supérieur, qui lui a tout compris, et qui va nous sortir de la merde à coups de « mesures » et de « réformes » prétendument techniques et les seules possibles. Tout cela n'est que de la prétention, de la vanité, de la poudre aux yeux pour les gogos. En politique, les mesures seulement techniques et apolitiques, qui feraient consensus mou, ça n'existe pas. La politique est par essence conflictuel. Et quand on essaie de dissimuler les conflits sous le tapis plutôt que les assumer, il y a un loup.
6) Les Français se plaignent d’un excès d’individualisme sans comprendre que la Sécu en est la source. Pourquoi m’occuper de mon voisin ou de mes parents puisque je paye une cotisation pour que l’Etat le fasse à ma place ? Ce n’est pas une vue de l’esprit, ce sont des propos que j’ai entendus. Les comportements des Français parlent d'eux-mêmes.
7) Ce système bancal est impossible à réformer parce que ceux qui y trouvent leur intérêt sont au pouvoir.
Des dizaines de milliers (pas un ou deux par ci par là, des milliers) de syndicalistes vivent dans les dorures de la république sous prétexte de gestion paritaire de la Sécu. C’est tout de même mieux que de distribuer des tracts dans le petit matin frisquet à l’entrée de l’usine. Ils n’ont pas intérêt à ce que cela change.
Auttre exemple. La CSG comporte une part de financement des retraites. Contrairement aux cotisations, la CSG n'ouvre aucun droit à la retraite à ceux qui la payent. Il y a donc des gens qui payent pour le système de retraite et n'ont aucun droit ni prestation à mettre en face. Qui paye ? Les classes moyennes et moyennes supérieures. Qui en bénéficie ? Mécaniquement, les régimes les plus déficitaires, comme par hasard les régimes spéciaux et de la fonction publique.
Aucune raison technique ou économique ne justifie le régime de retraite de fonctionnaires et les régimes spéciaux. La seule raison est politique : les bénéficiaires ont une position de force dont ils usent et ils abusent pour tyranniser ceux qui sont en position de faiblesse, la classe moyenne du privé. On remarquera que les hauts fonctionnaires et les syndicalistes qui décident du régime général n'y sont pas affiliés. Le salarié du public dit au salarié du privé : « C'est moi qui décide et tu vas raquer pour moi, charogne ». On est donc forcé de payer beaucoup trop cher une protection imparfaite pour le bénéfice de quelques uns. La seule différence avec la mafia, c'est que la violence de la Sécu est légale. Mais il n'y a guère de doute que si les mafieux avaient le pouvoir de faire des lois, ils rendraient leur violence légale.
La Sécu est un système de racket de la classe moyenne en faveur de la fonction publique et des bons à rien. Tout le reste est littérature, brouillard de mots, bruit avec la bouche.
Les débats sur la Sécu sont biaisés. Ceux qui les mènent mentent sur leur but.
Si le but des débats était d’avoir le meilleur système d’assurances sociales possible, avec de bons résultats sanitaires, des retraites confortables, et financièrement sain, la réponse serait simple, il suffirait de regarder à l’étranger (comment font les Allemands, qui sont plus vieux, aussi bien soignés et dont le sytème est positif ce que le nôtre est négatif ?) ou dans notre passé : des assurances privées largement mutualisées. On ajouterait, comme le propose Verhaeghe, un chèque-santé payé égal pour tous payé par les impôts comme d’autres proposent un chèque-éducation.
Mais le but de ceux qui causent dans le poste n’est pas du tout celui-ci : il est de préserver un système qui leur permet un contrôle social de la population et de perpétuer leur pouvoir. Il n’est pas anecdotique que la Sécu soit née à une époque où l’on pensait que la démocratie était une idée dépassée. D'ailleurs, ceux qui défendent bruyamment la Sécu ont une culture plus proche du Goulag que de l'habeas corpus.
Au-delà des considérations techniques (résultats, coûts), la catastrophe de la Sécu est donc morale.
Je partage l’opinion de Verhaeghe et ce depuis une date précise : la canicule de 2003. Le cri, puéril et pourtant unanime, « Il fait chaud, que fait l’Etat ? » m’avait laissé sur le cul, avec l’envie de répondre « Hé, dis, coco, c’est quand même à toi de t’occuper de tes vieux et de tes voisins ! ». J’en avais conclu, comme Verhaeghe, qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond dans la tête des Français et l’idée m’était venue d’un lien avec la Sécu.
Le fond de l’affaire, c’est la religion de l’Etat. La révolution française a combattu l’Eglise et a voulu instaurer une religion de l’Etat (Robespierre et le culte de l’être suprême). La république s’est peu à peu substituée à l’Eglise dans les écoles et les hôpitaux (Verhaeghe en profite pour remarquer qu'aucune raison ne justifie que le personnel des hôpitaux publics ait le statut de fonctionnaires).
Cela n’est pas neutre car l’Eglise apportait avec elle une vision du monde. Aux angoisses de toujours sur la maladie, la vieillesse et la mort, l’Eglise avait des réponses et l’une de celles-ci était « Aide toi et le ciel t’aidera ». L’Etat-providence a remplacé tout cela et a dit « Ne t'aide pas et l’Etat t’aidera ».
Dans aucun autre pays au monde, la religion de l'Etat n'est aussi prégnante, aussi ancrée dans la culture et les moeurs. C'est ce qui explique que, dans aucun autre pays au monde, il y ait un système copié sur la Sécu. Le Sécu, avec toutes ses iniquités, serait insupportable s'il n'y avait pas dans la tête d'une majorité de Français l'idée que ce qui vient de l'Etat est par essence bon (même s'il peut y avoir du mauvais par accident) et ce qui vient du privé est par essence mauvais (même s'il peut y avoir du bon par accident).
Seulement, l'avenir est sombre pour la Sécu. L'information gratuite ou quasi-gratuite fait que l'avenir économique est aux petites entités agiles capables d'exploiter rapidement cette information abondante (Suisse, Singapour, chauffeurs de VTC, auto-entrepreneurs divers et variés etc.). Ce nouveau paradigme, comme on dit pompeusement, condamne à mort un brontosaure bureaucratique comme la Sécu.
Renflouer la Sécu est aussi vain que d'essayer de sauver du naufrage le Titanic après sa collision avec l'iceberg. En plus, on ne peut pas dire que les ministres de la santé aient la plastique avantageuse de Kate Winslet (désolé, Marisol).
Bien sûr, on va faire ça à la française : on va ajouter des lois aux lois, des décrets aux décrets, des règlements aux règlements, on va construire de usines à gaz de classe mondiale (tant que nous ne nous serons pas décidés à fusiller les énarques dans les fossés de Vincennes), telles la brillante réussite du RSI, par un gouvernement dit de droite s'iou plaît. On va donc verrouiller le système, souquer les écoutilles, fermer les sabords, attacher la classe moyenne au radiateur, pour empêcher la fuite des prisonniers (les moutontribuables) et les racketter comme avant.
Puis, le système s'écroulera quand même et nous ferons dans la panique et dans le drame, probablement dans le sang, ce que nous aurions pu faire en douceur si nous avions été collectivement intelligents et prévoyants.
Nous nous préparons un destin à la grecque. Ils manquent d'Etat, nous en avons trop, mais le résultat sera le même : une paralysie de la politique qui nous fait subir les événements plutôt que de les anticiper.
On vit bien en France (si l'on oublie un quart de la population). Jusqu'à quand ?
Préface du livre de Verhaeghe
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(1) : selon Simon Epstein :
« Le groupe qui domine le Sénat est en effet le Parti radical, et celui-ci fait intégralement partie de la coalition du Front populaire [...] Le Sénat ajoute donc de très nombreux radicaux [...] aux députés élus en 1936. [...] La réalité est, on le sait, moins exaltante : 36 parlementaires de la SFIO votent contre Pétain, mais 90 parlementaires de la même SFIO votent pour le même Pétain, [...]. Dans leur grande majorité (90 contre 36), les socialistes ont voté, comme les autres, comme l'ensemble des antifascistes du Front populaire, comme les partis du centre et de droite, la fin de la République. »
Concernant l'attitude des parlementaires issus du Front populaire :
Léon Blum a eu ce commentaire :
« Tel camarade qui, à mon entrée dans la salle, s'était précipité vers moi la main tendue, m'évitait visiblement au bout d'une heure. [...] De moment en moment, je me voyais plus seul, je me sentais plus suspect. Il ne surnageait plus que quelques débris intacts à la surface de la cuve dissolvante. [...] Le sentiment cruel de ma solitude ne m'avait pas trompé ; j'avais bien eu raison de me juger désormais comme un étranger, comme un suspect au sein de mon propre parti. »
Vincent Auriol a eu ce commentaire :
« Voici Léon Blum. Quelques rares et fidèles amis autour de lui. Où sont les 175 parlementaires socialistes ? Quelques-uns sans doute n'ont pu venir... mais les autres ? [...] Sur 150 députés et 17 sénateurs socialistes nous ne sommes que trente-six fidèles à la glorieuse et pure mémoire de Vaillant, de Guesde, de Jaurès. »
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