La thèse européiste disant qu'il faut faire disparaître les nations parce qu'elles sont faiseuses de guerres est idiote, révélant un manque de réflexion criant. Elle découle d'une analyse erronée des causes de la première guerre mondiale confondant nationalisme et nations.
Les nations détenant le pouvoir de la guerre et de la paix, elles sont, certes, faiseuses de guerres, mais pas plus qu'elles ne sont faiseuses de paix
Et je ne sache pas que les tribus, les empires et les idéologies fassent moins de guerres que les nations ayant en vue leurs intérêts.
Le traité de Westphalie a été possible, comme le congrès de Vienne, parce qu'on discutait entre nations souveraines. Et si l'on peut reprocher quelque chose au traité de Versailles, c'est avoir humilié la nation allemande au nom d'idées universalistes fumeuses sans pour autant faire droit aux craintes de la nation française.
Les utopistes n'aiment pas les nations parce qu'elles sont le produit de l'histoire et non des rêves tirés au cordeau d'intellectuels au cerveau en surchauffe. Elles sont contingentes et imparfaites.
Cela faisait donc longtemps que je cherchais une défense des nations, en réaction aux mauvaises fables européistes. Cette défense que je ne trouvais pas le courage d'écrire m'a été servie sur un plateau par Philippe Seguin (j'ai changé l'ordre de certains paragraphes) lors de discours visionnaire de 1992 (on a du mal à croire que ces mots ont déjà deux décennies) :
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Dans cette affaire éminemment politique, le véritable et le seul débat oppose donc, d'un côté, ceux qui tiennent la nation pour une simple modalité d'organisation sociale désormais dépassée dans une course à la mondialisation qu'ils appellent de leurs vœux et, de l'autre, ceux qui s'en font une tout autre idée.
La nation, pour ces derniers, est quelque chose qui possède une dimension affective et une dimension spirituelle. C'est le résultat d'un accomplissement, le produit d'une mystérieuse métamorphose par laquelle un peuple devient davantage qu'une communauté solidaire, presque un corps et une âme. Certes, les peuples n'ont pas tous ]a même conception de la nation : les Français ont la leur, qui n'est pas celle des Allemands ni celle des Anglais, mais toutes les nations se ressemblent quand même et nulle part rien de durable ne s'accomplit en dehors d'elles. La démocratie elle-même est impensable sans la nation.
De Gaulle disait: « La démocratie pour moi se confond exactement avec la souveraineté nationale.» On ne saurait mieux souligner que pour qu'il y ait une démocratie il faut qu'existe un sentiment d'appartenance communautaire suffisamment puissant pour entraîner la minorité à accepter la loi de la majorité! Et la nation c'est précisément ce par quoi ce sentiment existe. Or la nation cela ne s'invente ni ne se décrète pas plus que la souveraineté !
Le fait national s'impose de lui-même sans que personne puisse en décider autrement ; il n'est ni repli ni rejet, il est acte d'adhésion.
Car la nation ce n'est pas un clan, ce n'est pas une race, ce n'est pas une tribu. La nation c'est plus fort encore que l'idée de patrie, plus fort que le patriotisme, ce noble réflexe par lequel on défend sa terre natale, son champ, ses sépultures. Car le sentiment national c'est ce par quoi on devient citoyen, ce par quoi on accède à cette dignité suprême des hommes libres qui s'appelle la citoyenneté !
C'est assez dire que la citoyenneté non plus ne se décrète pas, qu'elle ne relève ni de la loi ni du traité. Pour qu'il y ait une citoyenneté européenne, il faudrait qu'il y ait une nation européenne.
Alors oui, il est possible d'enfermer les habitants des pays de la Communauté dans un corset de normes juridiques, de leur imposer des procédures, des régles, des interdits, de créer si on le veut de nouvelles catégories d'assujettis.
Mais on ne peut créer par un traité une nouvelle citoyenneté. Curieuse citoyenneté d'ailleurs que celle dont on nous parle, parée de droits, mais exempte de devoirs !
Le droit de vote exprime ainsi une adhésion très forte sans laquelle il n'a aucun sens. On ne vote pas dans un pays simplement parce qu'on y habite, mais parce que l'on veut partager ses valeurs et son destin. L'obstacle à la citoyenneté européenne n'est donc pas tant constitutionnel que moral.
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Que peuvent d’ailleurs bien comprendre à la nation ceux qui, il y a cinquante ans, s’engageaient dans la collaboration avec les nazis pour bâtir l’ordre européen nouveau ; ceux qui, dans Paris occupé, organisaient des expositions sur la France européenne au Grand Palais, ceux qui prophétisaient qu’on parlerait de l’Allemagne et du Danemark comme on parle de la Flandre et de la Bourgogne, ou encore que dans une Europe où l’Allemagne tiendrait le rôle que l’Angleterre entendait s’arroger, ses intérêts et les nôtres se rejoindraient tôt ou tard ?
Je ne crois pas que ceux-là aient rompu avec ces penchants, malgré les efforts qu’ils déploient pour jouer sur l’égoïsme, tout en dissimulant l’idéologie qui les anime, qui dépasse d’ailleurs les frontières et qui est antirépublicaine parce qu’elle est viscéralement contre l’égalité des droits et la reconnaissance universelle de la dignité de la personne humaine.
Mais qu’on y prenne garde : c’est lorsque le sentiment national est bafoué que la voie s’ouvre aux dérives nationalistes et à tous les extrémismes !
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Craignons alors que, pour finir, les sentiments nationaux, à force d’être étouffés, ne s’exacerbent jusqu’à se muer en nationalismes et ne conduisent l’Europe, une fois encore, au bord de graves difficultés, car rien n’est plus dangereux qu’une nation trop longtemps frustrée de la souveraineté par laquelle s’exprime sa liberté, c’est-à-dire son droit imprescriptible à choisir son destin.
On ne joue pas impunément avec les peuples et leur histoire. Toutes les chimères politiques sont appelées un jour ou l’autre à se briser sur les réalités historiques. La Russie a bel et bien fini par boire le communisme comme un buvard parce que la Russie avait plus de consistance historique que le communisme, mais à quel prix ?
Alors, si nous organisons l’Europe, organisons-la à partir des réalités. Et les réalités, en Europe, ce sont toutes les nationalités qui la composent.
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S’il y a une conscience européenne, c’est un peu comme il y a une conscience universelle ; elle est de l’ordre du concept et n’a à voir ni avec l’âme du peuple ni avec la solidarité charnelle de la nation. La nation française est une expérience multiséculaire, La conscience européenne est une idée qui d’ailleurs ne s’arrête pas aux frontières de la Communauté. Et l’on ne bâtit pas un Etat légitime sur une idée abstraite, encore moins sur une volonté technocratique.
[…]
Certains théoriciens de l’Europe fédérale, qui ont du moins le courage d’aller au bout de leurs idées, nous assurent que l’humanité entre désormais dans une ère nouvelle, où la nation n’aurait plus sa place, parce qu’elle n’était dans l’avancée des civilisations qu’une étape historique, une sorte de maladie infantile, une phase nécessaire et le temps serait enfin venu de la dépasser.
On retrouve là ces vieilles obsessions post-hégéliennes qui nous annoncent toujours pour demain la “fin de l’histoire”. Ces vieilles obsessions, c’est un comble qu’elles reprennent du service au moment même où les doctrines politiques qui reposaient sur le “sens de l’histoire” se dissolvent. Il s’agit d’ailleurs plus d’une idéologie que d’une philosophie de l’histoire, et d’une idéologie qui, comme toutes les autres idéologies, tourne le dos à l’observation du réel.
La réalité, c’est que, le plus souvent, les empires sont nés avant les nations et non après elles. Certes, on peut trouver des régions où les nationalités s’imbriquent trop pour qu’il soit possible d’organiser des Etats mais, partout ailleurs, les ensembles transnationaux qui ont précédé les nations ont dû leur céder la place quand les peuples, enfin, ont revendiqué leur droit à disposer d’eux-mêmes, car il est clair, il est avéré que, dans l’histoire du monde, l’émergence des nations est allée de pair avec l’émancipation des peuples.
Et puis les nations sont bien loin d’avoir été la cause principale de nos épreuves. Force est ainsi de reconnaître que, dans notre siècle, plus de malheurs nous sont venus des grandes idéologies et des impérialismes dominateurs que des ambitions nationales.
Donc, finissons-en avec cette vue naïve des choses qui voudrait nous faire croire que la disparition des Etats-nations signifierait la fin des conflits armés, “la paix perpétuelle”, pour reprendre cette fois la terminologie d’Emmanuel Kant, lequel ne la concevait d’ailleurs que comme une paix entre nations souveraines.
Et à ceux qui entendraient dauber encore sur les passions nationales et leur opposer la sagesse millénaire des commissions et autres conclaves technocratiques et supranationaux, je voudrais rappeler quelques exemples de l’histoire récente. Ils méritent qu’on s’y arrête avant de passer par pertes et profits la possibilité de conduire une politique étrangère nationale.
Chacun a en mémoire l’absence radicale de la Communauté de tous les événements majeurs de la fin des années quatre-vingt et du début des années quatre-vingt-dix : libération de l’Europe de l’Est, éclatement de l’Union soviétique, guerre du Golfe, tout s’est passé sans elle, lorsque ce n’est pas malgré elle !
Même le conflit yougoslave qui, tant par sa situation géographique que par la dimension de son territoire, semblait constituer un terrain d’exercices idéal pour la diplomatie communautaire, s’est transformé en un stand de démonstration de l’impuissance et de la désunion, impuissance qui, dans ce cas, ne tenait pas à l’absence d’une organisation intégrée, mais aux légitimes différences d’approche entre les pays membres et je souhaite, s’agissant de la France, qu’elle puisse continuer à les exprimer.
La crise des euromissiles apporte une autre éclatante démonstration du poids d’un vieil Etat-nation dans des circonstances critiques.
Le président Mitterrand croit laisser sa marque dans l’histoire de ce pays comme le héraut de la cause européenne. Oserai-je dire qu’à mon avis, il s’agit d’un contresens ? Car, si cette empreinte historique existe, elle est à chercher plutôt dans son discours au Bundestag, qui a infléchi de manière décisive la position allemande devant la crise des euromissiles dans le sens de la fermeté ! Par là même était ouverte la voie aux événements de la fin des années quatre-vingts, qui ne le virent malheureusement pas faire preuve de la même lucidité.
Ce qui fit peser en 1983 la balance dans le sens de la résistance, et donc de la liberté, ce ne fut certes pas l’intervention d’une communauté hétéroclite, ce fut le représentant d’un vieil Etat-nation, sûr dans le cas d’espèce de sa légitimité et du soutien des citoyens français, fort de l’opposition résolue du corps social et politique aux sirènes pacifistes.
Qui ne voit, à la lumière de ce qui s’est passé lors de la crise du Golfe, que l’Europe de Maastricht, qui se serait probablement préférée plutôt rouge que morte en 1983, s’acceptera demain verte ou brune au gré des conjonctures, privée qu’elle est de ces garde-fous fondamentaux pour la démocratie que sont le sentiment national et la légitimité populaire.
L’histoire, loin d’être achevée, est plus que jamais en marche et elle demeure tragique.
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