Marc Bloch (1), dans son témoignage à chaud de juillet 1940, L'étrange défaite, nous dit qu'un des drames de l'armée française est d'avoir été dirigée par des premiers de la classe et par des bons élèves.
Qu'est-ce qu'un bon élève ?
C'est avant tout un élève qui sait faire plaisir au professeur, lui donner ce qu'il attend. Ensuite, c'est un élève capable de résoudre sur table en un temps limité un problème circonscrit et bien exprimé.
Transposé dans la vie adulte, ça donne un type qui sait faire plaisir au chef (l'équivalent du professeur) et qui ramène toutes les situations de la vie à des problèmes à résoudre dans l'abstrait.
Imagination, pragmatisme, doute, modestie, empirisme ne font pas partie du paysage.
Un bon élève, confronté à un problème de la vraie vie, mouline toutes les données dans son puissant cerveau, génère la solution idéale et fonce (en général, droit dans le mur). Car la solution trouvée a toujours une caractéristique qui n'est pas pertinente : elle fait plaisir au chef ou, au moins, ne le dérange pas trop (ou ne dérange pas trop l'ordre établi).
Ce trait national est si évident que le philosophe libéral Hayek lui a donné un nom français : « L'esprit de Polytechnique » (que Hayek, pour qu'il n'y ait aucune ambiguïté, emploie toujours en français dans le texte).
On pense immédiatement à Jean Bichelonne (2).
Pourquoi ces échecs des premiers de la classe ? Tout simplement parce que la vie n'est pas un concours scolaire.
Les grands hommes ne sont pas des premiers de la classe, quand ce ne sont pas carrément des cancres, comme Churchill. Les premiers de la classe font d'excellents seconds, pas des dirigeants.
Comme il faut une exception à toute règle, Georges Pompidou était un premier de la classe. Mais il avait gardé de ses origines auvergnates une grande méfiance vis-à-vis des intellectuels. Il a théorisé la chose dans ses mémoires. Comme le fait remarquer avec finesse son biographe, Pompidou était un érudit plus qu'un intellectuel. Il représentait cette exception d'un premier de la classe qui n'avait pas perdu en route son bon sens paysan, question de caractère encore plus que d'intelligence. Ou alors une forme supérieure d'intelligence.
C'est assez similaire à la sclérose de la caste mandarinale en Chine. Nous connaissons le malheureux destin de l'Empire du Milieu.
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(1) : si vous ne connaissez pas Marc Bloch. Sur les photos, c'est un intello à lunettes. C'est ce qu'il est : universitaire, historien médiéviste, fondateur de l'école des Annales avec Lucien Febvre.
Mais pas seulement : sergent en 1914 dans l'infanterie, il termine la guerre capitaine, après avoir fait la Champagne, la Somme et la deuxième bataille de la Marne, celle de la victoire de 1918. Croix de guerre, quatre citations, légion d'honneur.
Invalidé par une polyarthrite, 53 ans, il rempile en 1939, plus vieux capitaine de l'armée française. Il est de nouveau de nouveau cité à l'ordre de l'armée. Un de ses camarades dit de lui : « Il y a des militaires qui ne seront jamais des guerriers. Il y a des civils qui sont des guerriers dans l'âme. Marc Bloch est un guerrier ».
Ses collègues d'Oxford s'inquiètent « Pourvu qu'il ne fasse pas de folies ». Ils ont bien raison de s'inquiéter : après avoir été torturé, Marc Bloch est fusillé en mars 1944 comme dirigeant d'un réseau de résistance.
Parmi les intellos binocleux guerriers, morts pour la France, il y a aussi Jehan Alain, organiste, compositeur pour orgue, père de famille. Le 20 juin 1940, aux environs de Saumur, envoyé en solitaire en reconnaissance motocycliste, il rencontre un peloton allemand. Il abat 16 Allemands avec son fusil avant d'être lui-même abattu. Si chaque soldat français de 1940 avait abattu 16 Allemands, le résultat eut été différent !
(2) : Jean Bichelonne est une caricature de Polytechnicien : major à l'entrée, major à la sortie, exceptionnellement brillant (la brillance est une qualité de cireur de pompes), carrière fulgurante. Il apprenait par coeur des pages d'annuaire pour se distraire. Cet homme exceptionnel se trompa de bout en bout.
Bien qu'il l'ait ensuite reniée, il a signé en juillet 1944 une pétition reprochant au maréchal Pétain de lâcher les Allemands. Un de ses professeurs, pour exprimer ses grandes faiblesses dans tant de force, a dit de lui : « Bichelonne ? Il sait tout sur tout et c'est tout » (dans le contexte, ce n'était pas un compliment). On dirait qu'il a été mis au monde pour illustrer la boutade « La différence entre un train et un Polytechnicien, c'est que le train, quand il déraille, il s'arrête. » Il est mort lors d'une opération chirurgicale en Allemagne fin 1944, ce qui soulagea beaucoup de monde à Paris, un procès avec sa mémoire phénoménale en aurait compromis plus d'un.
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