Un article de L'Express du 31 janvier.
Patrick Buisson: "Macron et Fillon, frères jumeaux d'une même pensée"
L'élection présidentielle de 2017 marque-t-elle le triomphe des primaires ?
Les primaires auront fonctionné comme une formidable machine à remonter le temps : avec le rétablissement implicite du suffrage censitaire et le retour au système des candidatures officielles, tel que l'avait instauré Napoléon III, nous voici revenus au XIXe siècle [excellent J]. Etrange régression démocratique qui a pour effet d'aggraver la crise de représentation en renforçant le poids politique des classes urbaines dominantes, alors qu'il faudrait rouvrir le jeu au moment où, partout dans le monde, la poussée des populismes traduit la volonté des catégories populaires d'être représentées et gouvernées selon leurs intérêts [visiblement, Buisson partage mon inquiétude de voir la France rater un tournant historique].
Avec moins de 13 % du corps électoral, les primaires n'auront mobilisé que les inclus et offert à une minorité partisane, sociologiquement homogène, le pouvoir de construire l'offre politique. La manœuvre est, cependant, en train d'échouer. Conçues comme une procédure de relégitimation pour sauver la partitocratie, les primaires débouchent sur un big bang politique.
La dynamique va aux candidats hors système, de Macron à Le Pen, quand les candidats des deux partis de gouvernement, issus des primaires, sont déjà en grande difficulté. En fait, c'est la dislocation du système partisan qui est désormais inéluctable. Les partis du bloc central ne sont plus des grands corps malades, mais des cadavres en état de décomposition avancée.
Mais François Fillon peut compter sur un socle autrement plus fort que celui de Benoît Hamon, non ?
Le problème de la droite, c'est de renouer l'alliance victorieuse des forces conservatrices et de l'électorat populaire. Celle qui fut à l'origine du succès du RPF en 1947, du triomphe gaulliste en 1958 et de l'élection de Sarkozy en 2007. Or la primaire de la droite a enfermé Fillon dans une base sociologique très restreinte. Jadis, Malraux pouvait dire du gaullisme que c'était le métro à l'heure de pointe.
Aujourd'hui, le fillonisme, ce n'est guère plus que le Rotary à l'heure de l'apéritif. Ce retour à un ghetto électoral tend à montrer que le sarkozysme n'aura été qu'une brève parenthèse dans l'histoire du déclin de la droite. En 1981, les candidats de la droite de gouvernement rassemblaient 49,3 % de suffrages au premier tour de la présidentielle. En 2012, ils n'en attiraient plus que 29 %. Dans l'intervalle, le Front national a progressivement occupé la place jadis dévolue au RPR.
François Fillon s'inscrit-il dans la lignée de Nicolas Sarkozy ?
Non, pour ce que l'ancien président avait de meilleur. Hélas oui, pour ce qu'il avait de pire : la réduction de la droite à la défense d'intérêts catégoriels, son identification au gros argent, aux fermiers généraux des grandes compagnies de la finance globalisée. Cette droite-là ne psalmodie les sourates de l'économisme que pour mieux dissimuler le fait qu'elle choisit finalement le marché contre le sacré. La faute originelle de Fillon, celle dont tout découle, aura été, sous le couvert de la rupture, de porter un programme qui fait de lui le candidat du patronat. Du coup, il ne pouvait apparaître, selon la formule de Madelin, que comme un "Robin des bois à l'envers", l'homme qui prend aux pauvres pour donner aux riches.
Quel projet politique porte-t-il ?
L'acte fondateur de sa campagne a été sa visite au Salon des nouvelles technologies de Las Vegas en janvier. Le candidat geek autoproclamé y a affirmé sa volonté de faire de la France une "smart nation" dans un monde connecté. L'idolâtrie des moyens va toujours de pair avec l'oubli des fins. C'est ce que rappelait déjà Bernanos dans La France contre les robots, quand il écrivait qu'un Etat n'existe qu'en vue de la fin qui justifie sa raison d'être. A savoir le service du bien commun [De Gaulle disait : "D'abord, la France. Ensuite, l'Etat."].
Si un conservateur est un libéral vacciné contre les illusions du progrès, Fillon n'est pas un conservateur, mais, au contraire, un adepte du progrès-croyance, un esprit gnostique qui croit que le progrès est non plus dans l'homme mais dans la technique. Or le propre de la pensée conservatrice - et c'était là le cœur du message de la Manif pour tous - tient dans l'idée que, derrière chaque progrès, il y a un antiprogrès potentiel et que, la plupart du temps, les innovations qu'apporte la modernité sont pires que les problèmes qu'elle croit résoudre. Qu'en sera-t-il de la révolution numérique quand on sait que la "révolution agricole" des années 1950-1970 a détruit 5 millions d'emplois pour n'offrir aux consommateurs qu'un peu de chimie dans leur assiette ?
A-t-il eu raison de se présenter comme "chrétien" ?
Le christianisme postule le refus de la domination absolue du monde marchand, la malédiction biblique des idoles, que Marx recyclera en se faisant le contempteur du "fétichisme de la marchandise". A cette aune, Mélenchon est plus chrétien que Fillon. Plus chrétien de ce point de vue, parce que plus marxiste.
Avant même l'"affaire Penelope", qu'est-ce qui expliquait, selon vous, l'enlisement de la campagne Fillon ?
La doctrine de Fillon n'a pas changé. Elle se résume à sa déclaration inaugurale de 2007 : "Je suis à la tête d'un Etat en faillite." A travers cette vision purement gestionnaire et comptable, il y a un renversement total de perspective, une abdication complète du rôle essentiellement politique de l'Etat au profit d'un management qui n'est plus gouvernement des hommes, mais administration des choses. Ainsi s'accomplit le remplacement de la fonction souveraine par la fonction économique. Fillon a choisi d'apporter une réponse technicienne à une opinion dont la demande est principalement régalienne: protection, sécurité, autorité de l'Etat, retour des frontières. Pour Trump, le contexte, dominé par le terrorisme islamiste, commande de faire exactement l'inverse.
Comment peut-il réorienter sa campagne pour toucher les catégories populaires ?
Pour cela, il faudrait qu'il sache, selon le mot de De Gaulle, "chanter à la nation la romance de sa grandeur". Or l'exaltation de ce capital-là, le capital immatériel que composent notre identité, notre mode de vie et notre patrimoine, ne lui inspire que des mots convenus. Au moins pourrait-il s'affranchir d'un discours tout économique pour aborder les vrais enjeux. Le problème central de la société française est celui de la déliaison libérale, qui ne veut connaître que des hommes déliés, détachés de toute vie communautaire. De là procède la dynamique populiste qui exprime la nostalgie des appartenances, des communautés et des solidarités perdues.
L'urgence politique est de répondre à cette quête de communauté et de rétablir l'oikos [du grec ancien, "maison", "patrimoine"] au coeur de l'oikonomia ["gestion de la maisonnée"]. Il y a en France 10 millions d'aidants qui se consacrent à des proches, malades ou dépendants. Cela représente une économie de plus de 160 milliards d'euros par an pour l'Etat. Plutôt que de prôner une énième réforme de la Sécurité sociale, le candidat de la droite serait mieux inspiré de favoriser ces solidarités communautaires, cet "être ensemble" qui ne relève pas de l'avoir, ce "nous" de l'altruisme et de l'échange non marchand. [Je crains, hélas, que François Fillon n’ait absolument pas fait cette analyse et Marine Le Pen pas beaucoup plus, mais du moins elle hérite de cette direction de son père et elle a Marion qui la pousse].
De quoi Emmanuel Macron est-il le nom ?
Au moment où Jean-Claude Michéa publie Notre ennemi, le capital, Emmanuel Macron apparaît comme un homme laboratoire : il est l'illustration parfaite de la reconstitution de l'unité philosophique du libéralisme, de la complémentarité dialectique du libéralisme économique et du libéralisme culturel, de la "société liquide" et de la marchandisation des corps. Il est également l'homme de toutes les dérégulations, qui annonce la future recomposition politique sous la forme d'une réunification des libéraux des deux rives. Il est enfin la preuve vivante que le système n'est pas encore totalement à court de ressources, puisqu'il peut engendrer un candidat qui réussit à se poser en alternative du système alors qu'il en est le produit le plus achevé.
Emmanuel Macron peut-il gagner ? Où sont ses fragilités ?
Etre le candidat de la mondialisation heureuse à l'heure du retour en force de l'Etat-nation et d'un quasi-consensus en faveur du patriotisme économique ne lui garantit pas jusqu'au bout le soutien des classes moyennes paupérisées que sa posture antisystème et antipartis lui vaut actuellement. Même si, en revanche, son discours probusiness et promigrants peut avoir un écho certain auprès des jeunes des cités pour qui l'ubérisation de l'économie apparaît comme une véritable aubaine [ ?????].
Fillon et Macron se caractérisent-ils d'abord par leurs différences ou par leurs points communs ?
Ce sont des frères jumeaux d'une même pensée qui s'arrête à la seule vérité de l'économie. Comme si la montée depuis trente ans du vote protestataire et de l'abstention ne traduisait pas le mal-être, mais le "manque-à-être" de la logique consumériste. La société de consommation est une société de consume-nation. L'homme, réduit à l'économie, réduit sa patrie à une grande surface qui fait des soldes et du crédit. [Citation dans le livre de Philippe Bénéton : « Qu’économise l’économie ? L’amour »].
L'identité d'un pays ne se ramène pas à son PIB et la croissance n'opère en rien le réenchantement du monde. Il y a toutefois une différence entre Macron et Fillon. L'un a l'optimisme et l'alacrité du joueur de flûte de Hamelin, qui entraîne les rats vers la rivière; l'autre est un Diafoirus qui ne promet qu'une purge anxiogène à base de sacrifices et de larmes.
Marine Le Pen se heurtera-t-elle, comme aux régionales, à un plafond de verre ?
C'est le mode de scrutin lui-même qui constitue ce fameux plafond de verre. Mais ce qui est l'ultime protection du système contre les différentes expressions du populisme ne cesse de nourrir l'impuissance et l'impopularité des gouvernements successifs, à mesure que s'amenuisent leur représentativité et donc leur légitimité.
La droite peut-elle perdre cette élection, qu'elle jugeait il y a encore peu imperdable ?
Oui, et ce ne sera pas seulement en raison du discrédit moral dont on cherche à accabler son candidat, mais faute, pour celui-ci, de s'être clairement positionné sur les nouveaux clivages entre peuple et élites, souverainistes et libéraux, identitaires et diversitaires.
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