Mon petit coeur de Français saigne que ce débat ait lieu outre-Atlantique, mais c'est le prix à payer d'être une nation vassale : zéro vie intellectuelle.
Edouard Husson dans Atlantico :
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Il aura fallu attendre que les Américains le disent ...
La révolution part du coeur de la forteresse libérale : Dani Rodrik, titulaire d'une chaire dotée par la Fondation Henry Ford et consacrée à l'économie politique internationale, président de la International Economic Association, construit depuis plusieurs années une thèse qui va à l'encontre de la pensée dominante : l'Etat-Nation est indispensable au bon fonctionnement, sur le long terme, de l'économie de marché et de la mondialisation. On trouvera une bonne synthèse de ses analyses dans un article de vulgarisation que l'auteur a publié récemment et intitulé "Pourquoi les Etats-nations sont une bonne chose".
Retenons quelques idées fortes :
1. Le marché ne peut pas se donner à lui-même ses propres règles.
2. l'Etat national est le plus à même de fixer le cadre de l'économie de marché : il a fait ses preuves pour le démarrage des économies industrielles et il reste aujourd'hui un instrument puissant.
3. L'économie mondialisée, en démantelant ou en court-circuitant l'Etat-nation s'est privée d'un moteur profond de la croissance : la compétition entre des systèmes qui ont chacun leur cohérence, héritée de l'histoire, pour accueillir l'investissement, cultiver l'innovation, stimuler le commerce et développer la consommation.
Quelques remarques, tout d'abord, sur notre capacité collective à ne pas entendre le débat d'idées tel qu'il peut se dérouler ailleurs. Dani Rodrik n'en est pas à sa première formulation. Les éditions La Découverte avaient fait paraître à la fin des années 2000 un ouvrage de Dani Rodrik intitulé "Nations et mondialisation", qui avait relativement peu attiré l'attention. Pourtant le livre impliquait une possible réponse à la crise mondiale qui venait de commencer. Si les équipes de Nicolas Sarkozy avaient été un peu curieuses, elles auraient trouvé dans l'ouvrage un moyen élégant de surmonter la contradiction inhérente au sarkozysme : l'impossibilité de rendre la priorité aux intérêts des Français dans le système de l'Union Européenne tel qu'il a évolué depuis le début des années 1990.
Dani Rodrik fait souvent allusion au système de Bretton Woods, comme à un point d'équilibre entre Etats-nations et ouverture mondiale des économies. Ou plutôt, il insiste sur le fait que la mondialisation qui se mettait progressivement en marche à cette époque fonctionnait très bien parce qu'elle s'appuyait sur les Etats-nations. Si l'on applique le raisonnement à l'Europe, cela revient à penser que le Marché Commun était infiniment plus efficace, dans son fonctionnement, que l'Europe de Maastricht. C'est retrouver un constat fait par tous les historiens : la dynamique du capitalisme européen est née de la concurrence entre les Etats-nations qui émergent à partir de la fin du Moyen-Age. Le système de Maastricht est à l'opposé parce qu'il impose à dix-huit pays d'adopter un système monétaire qui est le fruit d'un équilibre très particulier, celui de la société allemande.
Relisons brièvement l'histoire économique et politique des quarante dernières années et nous verrons que d'autres chemins étaient possibles :
- En 1971, Richard Nixon casse le système de Bretton Woods en mettant fin à la convertibilité du dollar en or. Il était probablement impossible de rassembler une coalition d'Etats prêts à ramener Washington à la table de négociation d'un nouveau Bretton Woods. En revanche, il fallait en tirer la conclusion que le contrôle de la monnaie et de la politique de change pour une nation était essentiel dans un monde où les Etats-Unis tendaient à imposer leurs règles monétaires. Or c'est exactement le contraire qu'ont initié Valéry Giscard d'Estaing et Raymond Barre: ils se sont ralliés aux règles monétaires allemandes, les plus opposées à la conception américaine de la monnaie. La RFA a fait le choix, depuis quarante ans, d'une stabilité monétaire absolue (théoriquement) dans un monde de changes flottants ; elle n'a pu se permettre cette incongruité que parce qu'elle n'a pas eu pendant longtemps de salaire minimum ; et puis, surtout, parce que le reste de son environnement européen a accepté de renoncer à la flexibilité monétaire. Ce faisant, l'Europe a perdu une de ses forces : la compétition entre des systèmes à la fois proches et différents, qui tiraient la croissance vers le haut grâce à l'intensification du commerce entre eux.
- Le thatchérisme n'est pas du tout ce que l'on dit. Pour la "Dame de Fer", il n'y avait pas de capitalisme efficace possible en dehors de l'Etat-nation. Peut-être étonnerait-on Dani Rodrik en ressortant certains discours de Margaret Thatcher, dans lesquels celle-ci insiste sur le fait que le marché ne fonctionne pas sans un certain nombre de règles fixées par l'Etat. Le modèle qu'elle avait en tête était celui d'une économie touours plus ouverte, certes mais où les Etats-nations s'entendaient pour réguler les forces du marché. La Dame de Fer voulait avoir le droit chez elle de privatiser autant qu'elle le voulait. Mais elle ne voulait pas forcément imposer son modèle aux autres. Elle réclamait l'établissement de règles simples et d'accords équitables entre nations. En 1990, elle proposa à François Mitterrand que la France et la Grande-Bretagne veillent ensemble à ce que l'absoption par l'Allemagne de l'Ouest de l'ancienne RDA ne crée pas de déséquilibres pour la bonne marche de la Communauté Européenne. Mitterrand, non seulement, ne saisit pas la main tendue mais il bascula du côté allemand, plongeant notre pays dans un inévitable alignement sur des règles que nous n'avions pas choisies. Margaret Thatcher, isolée, fut mise en minorité dans son propre parti, où l'on avait tendance, de plus en plus, à détacher les enjeux du marché de l'Etat-nation. S'amorça une séquence qui vient de se terminer avec le vote du Brexit. On a toutes les raisons de penser que la France, mais aussi l'Europe, seraient aujourd'hui plus prospères si François Mitterrand avait choisi Margaret Thatcher plutôt qu'Helmut Kohl.
- Dani Rodrick a beaucoup travaillé sur la Turquie dans l'économie internationale. Il est évidemment sensible au fait que les pays dits émergents, tirent leur force d'un modèle national au sein duquel le marché peut se déployer. A des degrés différents, en tenant compte de leur histoire et de leur équilibre social, les BRICS et bien d'autres pays sont en train de changer le visage de la mondialisation : ils la rendent polycentrique. Si l'on suit le raisonnement de Rodrick sur les vertus de la compétitions entre les variantes du capitalisme que mettent en place les Etats-nations, le monde devrait être plus prospère dans les décennies qui viennent si l'Occident n'entrave pas l'émergence de sociétés ouvertes en Asie et en Afrique.
Quand on regarde de plus près, en même temps, la Grande-Bretagne, après Margaret Thatcher, a largement gardé un point d'équilibre national : elle n'est pas entré dans l'euro; elle a su rendre à Londres un rôle de capitale financière internationale. Dans ce cadre-là, le Brexit est beaucoup moins dramatique que ce qu'on voudrait nous faire croire : il s'agit largement, pour les Britanniques, de tirer les leçons d'une phase de la mondialisation où la désindustrialisation a atteint un point critique et les inégalités sociales sont devenues insupportables. Les Britanniques n'entendent pas renoncer au commerce mondial, au contraire, mais ils veulent ajuster les règles, retrouver un équilibre social. L'élection de Donald Trump, que cela plaise ou non, envoie un message du même type. Au lieu de nous fixer sur les hésitations de Theresa May ou les outrances de Donald Trump, il nous faudrait prendre conscience qu'un débat en profondeur est lancé dans les sociétés anglophones sur l'absence de contrepoids démocratiques et étatiques suffisants aux marchés tels qu'ils fonctionnent aujourd'hui. C'est dans cet environnement en train de se modifier que des voix comme celles de Dani Rodrick, modérées, raisonnables mais sans concession du point de vue de l'analyse scientifique, peuvent rencontrer une audience croissante.
La France de 2017, celle qui a élu Emmanuel Macron, est obsédée par le "modèle allemand" et seulement superficiellement amie de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis. Alors qu'il faudrait faire le contraire : nous inspirer largement des débats d'outre-Atlantique et revenir à une Europe des Etats-nations dans laquelle l'Allemagne n'est qu'un pays parmi d'autres.
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