Éric Zemmour : « Scènes de la vie future »
Je n’aime pas notre époque (à quelques nuances près : sans la médecine moderne, je ne serais peut-être déjà mort). Alors, le monde qui vient, vous imaginez comme je le déteste, un seul mot le caractérise : « déshumanisation » (ce que Bernanos a très bien vu : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » et comme la vie intérieure caractérise l’homme ... Et pour ceux que ça défriserait : « L'optimisme est un faux espoir à l'usage des lâches et des imbéciles »).
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On peut reprocher [à Géraldine Smith] ses illusions, pas son honnêteté
intellectuelle. Bien sûr, elle ne décèle dans ce qu'elle dénonce que « des effets pervers »
d'idées justes, puisque provenant du fonds idéaliste de gauche, sans comprendre - ou
admettre - que c'est son idéalisme de gauche qui est pervers. Géraldine Smith est une des
innombrables incarnations contemporaines de la fameuse phrase de Bossuet: « Dieu rit
de ceux qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. » [vraie citation : « Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je ? Quand on l’approuve et qu’on y souscrit »].
Pourtant, à part Dieu, personne n'a envie de rire après avoir lu ce qu'elle raconte.
Installée depuis dix ans en Caroline du Nord, elle nous montre une Amérique toujours
plus riche avec toujours plus de pauvres ; avec moins de chômeurs que jamais, mais
toujours moins de protection sociale aussi. Le travail du dimanche désagrège une vie de
famille déjà minée par le divorce de masse ; le règne du « cool » dans les vêtements fait
songer à la célèbre phrase d'Einstein sur « l'Amérique passée directement de la barbarie à
la décadence ». Un Américain sur quatre va quotidiennement au fast-food ; et les autres
se nourrissent de pizzas ou de sushis avalés n'importe comment, n'importe où, à
n'importe quelle heure. Bien la peine de dépenser des milliards de dollars dans des
campagnes contre l'obésité !
[...]
Le chapitre sur les enfants traités par amphétamines pour obtenir de meilleurs résultats
scolaires fait froid dans le dos. Un médecin explique: « Notre société a décidé que
modifier l'environnement de l'enfant coûterait trop cher. Nous avons donc décidé de
modifier l'enfant. » Un professeur de psychiatrie analyse les conséquences du laxisme des
parents et des profs: « À l'école, on punissait les enfants qui ne restaient pas assis.
Aujourd'hui, on les envoie en thérapie et on les drogue. »
Pas étonnant que l'Amérique
soit aussi le pays où des millions de malades sont devenus de véritables « drogués »
après qu'on les eut soignés avec des dérivés de l'opium
pour
atténuer les effets de la douleur. Le pays également où des parents conduisent leurs
enfants de 10 ans chez des médecins afin que ceux-ci bloquent par des traitements
chimiques leur puberté, parce que leur fille ne se sent pas à l'aise dans son identité de
genre.
Mais c'est à l'université, sur les campus que le monde entier leur envie, que l'Amérique
fabrique son avenir. Et le nôtre. Un avenir paradoxal, à la fois hyperprotecteur et
hyperconflictuel. La protection de tous ceux qui ne peuvent supporter les « microagressions » concernant leur sexe, leur genre, leur couleur de peau, leurs origines. Ceuxl-à
ont le droit à des « trigger warnings » (déclencheurs d'alerte) et des «lecteurs de
sensibilité» pour éviter tout ce qui pourrait les choquer : « Les livres ne sont pas le lieu où
un lecteur doit faire face à une représentation nocive ou stéréotypée de ce qu'il est. »
En clair, les femmes ne doivent plus lire Madame Bovary, les Juifs ne s'aventureront plus
dans la lecture de Rebatet ou de Barrès, ou même de Balzac ou Voltaire ; les homosexuels
ne chanteront plus du Brassens ou du Brel et les hétérosexuels ne liront pas Jean Genet.
Chacun chez soi et les vaches seront bien gardées, disait le dicton populaire d'antan. C'est
exactement ce que nous montre Géraldine Smith, lorsqu'elle nous relate la mésaventure
de son fils et d'un de ses amis noirs, à qui la «fraternité noire» (sorte de confrérie
étudiante, NDLR) interdit de s'installer ensemble dans le campus. Ou ces femmes noires
qui refusent la promiscuité avec les femmes blanches accusées d'être des « privilégiées ».
Ou ces filles qui s'écrient: « Stop ! You are making me really unconfortable! » dès qu'elles
ont un désaccord avec un garçon. Ou cet étudiant sanctionné par l'université pour une
« danse sexuellement agressive ».
L'Amérique qui sort de ce tableau édifiant est à rebours des idéaux de ceux qui l'ont
forgée: les féministes et les militants noirs organisent leur propre ségrégation. Les
existentialistes les plus fanatiques inventent l'essentialisme des races et des genres le
plus implacable. Ressuscitent le vieux principe de l'apartheid: « séparé mais égal ».
Comme le reconnaît, effarée, Géraldine Smith: « Les parents noirs cherchaient à se fondre
dans l'Amérique blanche ; leurs enfants les accusent de white washing ; les premiers
luttaient pour le droit de s'asseoir à la même table, les seconds veulent qu'on leur dresse
une table de même taille, mais séparée. »
Elle voit juste : tout ce qu'elle décrit viendra en France - y est déjà. Nous allons vivre une
nouvelle vague d'américanisation : après celle des années 30 (décrite par Georges
Duhamel), celle de l'après-guerre (le yé-yé et la société de consommation), celle des
années 80 (McDonald's et antiracisme multiculturel), nous subirons celle qui vient:
séparation de plus en plus conflictuelle des races et des sexes. Comme si, contrairement à
tous les lieux communs progressistes, c'était le patriarcat blanc, assis sur la civilisation
occidentale, qui s'avérait en dépit de ses limites et de ses crimes le plus « inclusif », car
porteur d'une raison universaliste, héritée de l'Antiquité grecque, romaine et chrétienne.
Georges Duhamel l'aurait volontiers expliqué à Géraldine Smith, qui ne l'aurait sans
doute pas cru.
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Comme dit Régis Debray, nous serons un peu plus des « gallo-ricains ».
Or, la société américaine est profondément inhumaine, probablement à cause de la représentation du monde des puritains. Il me semble que les Amish ont compris quelque chose : on peut être américain sans devenir fou, à condition de refuser les facilités de la modernité, mais ce n'est déjà plus tout à fait être américain.
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