Par trois fois en deux jours, je me suis heurté à des propriétaires de blogs qui publient des billets intéressants mais qui ne supportent pas d'être critiqués. Ne pas supporter d'être critiqué signifie qu'ils ne publient mes commentaires, pourtant tout à fait corrects, et y répondent en privé de manière à peine polie, quand ce n'est pas franchement impolie.
Cela m'inquiète : nous sommes très loin de l'extraordinaire De l'art de conférer de Montaigne :
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Quand on me contrarie, on esveille mon attention, non pas ma cholere : je m'avance vers celuy qui me contredit, qui m'instruit. La cause de la verité, devroit estre la cause commune à l'un et à l'autre : Que respondra-il ? la passion du courroux luy a desja frappé le jugement : le trouble s'en est saisi, avant la raison. Il seroit utile, qu'on passast par gageure, la decision de nos disputes : qu'il y eust une marque materielle de nos pertes : affin que nous en tinssions estat, et que mon valet me peust dire : Il vous cousta l'annee passee cent escus, à vingt fois, d'avoir esté ignorant et opiniastre.
Je festoye et caresse la verité en quelque main que je la trouve, et m'y rends alaigrement, et luy tends mes armes vaincues, de loing que je la vois approcher. Et pourveu qu'on n'y procede d'une troigne trop imperieusement magistrale, je prens plaisir à estre reprins. Et m'accommode aux accusateurs, souvent plus, par raison de civilité, que par raison d'amendement : aymant à gratifier et à nourrir la liberté de m'advertir, par la facilité de ceder. Toutesfois il est malaisé d'y attirer les hommes de mon temps. Ils n'ont pas le courage de corriger, par ce qu'ils n'ont pas le courage de souffrir à l'estre : Et parlent tousjours avec dissimulation, en presence les uns des autres. Je prens si grand plaisir d'estre jugé et cogneu, qu'il m'est comme indifferent, en quelle des deux formes je le soys. Mon imagination se contredit elle mesme si souvent, et condamne, que ce m'est tout un, qu'un autre le face : veu principalement que je ne donne à sa reprehension, que l'authorité que je veux. Mais je romps paille avec celuy, qui se tient si haut à la main : comme j'en cognoy quelqu'un, qui plaint son advertissement, s'il n'en est creu : et prend à injure, si on estrive à le suivre. Ce que Socrates recueilloit tousjours riant, les contradictions, qu'on opposoit à son discours, on pourroit dire, que sa force en estoit cause : et que l'avantage ayant à tomber certainement de son costé, il les acceptoit, comme matiere de nouvelle victoire. Toutesfois nous voyons au rebours, qu'il n'est rien, qui nous y rende le sentiment si delicat, que l'opinion de la préeminence, et desdaing de l'adversaire. Et que par raison, c'est au foible plustost, d'accepter de bon gré les oppositions qui le redressent et rabillent. Je cherche à la verité plus la frequentation de ceux qui me gourment, que de ceux qui me craignent. C'est un plaisir fade et nuisible, d'avoir affaire à gens qui nous admirent et facent place. Anthistenes commanda à ses enfans, de ne sçavoir jamais gré ny grace, à homme qui les louast. Je me sens bien plus fier, de la victoire que je gaigne sur moy, quand en l'ardeur mesme du combat, je me faits plier soubs la force de la raison de mon adversaire : que je ne me sens gré, de la victoire que je gaigne sur luy, par sa foiblesse.
En fin, je reçois et advoue toute sorte d'atteinctes qui sont de droict fil, pour foibles qu'elles soient : mais je suis par trop impatient, de celles qui se donnent sans forme. Il me chaut peu de la matiere, et me sont les opinions unes, et la victoire du subject à peu pres indiffente. Tout un jour je contesteray paisiblement, si la conduicte du debat se suit avec ordre. Ce n'est pas tant la force et la subtilité, que je demande, comme l'ordre. L'ordre qui se voit tous les jours, aux altercations des bergers et des enfants de boutique : jamais entre nous. S'ils se detraquent, c'est en incivilité : si faisons nous bien. Mais leur tumulte et impatience, ne les devoye pas de leur theme. Leur propos suit son cours. S'ils previennent l'un l'autre, s'ils ne s'attendent pas, aumoins ils s'entendent. On respond tousjours trop bien pour moy, si on respond à ce que je dits. Mais quand la dispute est trouble et des-reglee, je quitte la chose, et m'attache à la forme, avec despit et indiscretion : et me jette à une façon de debattre, testue, malicieuse, et imperieuse, dequoy j'ay à rougir apres.
Il est impossible de traitter de bonne foy avec un sot. Mon jugement ne se corrompt pas seulement à la main d'un maistre si impetueux : mais aussi ma conscience.
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Quel mot revient le plus souvent dans ce passage de Montaigne ? « Vérité ».
C'est bien le fond du problème : ce qui unit Montaigne et son contradicteur, quelle que soit la violence de leurs désaccords, c'est qu'ils ont en commun la recherche de la Vérité. Ils croient qu'il existe une Vérité qu'ils cherchent tous deux.
Si on ne croit plus que la Vérité existe mais que tout est relatif et que toutes les opinions se valent, attaquer mon opinion, c'est non pas débattre avec, comme étalon, la Vérité, mais attaquer ma personne.
Certains me reprochent de commenter sur le blog de Philippe Bilger, qui, c'est vrai, est un bourgeois centriste, néo-pétainiste (voir ailleurs sur ce blog le sens que je donne à mot), mais il a cette grande qualité de tolérer tous les commentaires (je dois admettre qu'il lui arrive de tellement m'énerver que je suis à la limite de l'insulte. Il est bien patient avec moi !).
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