Dans la droite ligne de mon billet précédent :
C'est moi qui souligne.
Ségolène Royal se voit accusée de ne se rendre à aucune réunion du Conseil de l'Arctique. En quoi ces absences répétées ne sont-elles pas aussi étonnantes qu'elles peuvent le sembler ?
Maxime Tandonnet : Mme Royal n’est pas la seule, loin de là. Nous vivons une époque de contre-sens général sur la définition même de la politique. En principe, elle est, pour l’essentiel, une activité temporaire, au service de l’intérêt général, ou du bien commun. Certes la vocation d’un grand élu national, par le passé, disons jusqu’aux années 1980, a toujours combiné une part de dévouement au pays et de réalisation d’une ambition personnelle. Mais la politique se définissait, au principal, comme le service de la France.
Depuis les années 1980, sauf exception, elle a basculé dans une autre logique : l’ultra-narcissisme, si bien défini par Gilles Lipovetski dans « l’ère du vide ». La dimension « service de la nation » a disparu, emportée avec l’idée nationale. Il reste de l’engagement politique – hormis quelques exceptions – pour l’essentiel, une conception égotique. La plupart des hauts dirigeants ne se conçoivent pas comme étant au service du pays. Mais au contraire, le pays est à leur service. Tout leur est dû, sans aucune limite, ni de mandat, ni d’âge. Les prébendes de la république ne sont pas vécues pour l’essentiel comme des missions impliquant des corvées désagréables telle la participation à des réunions. Elles servent tout normalement à combler un désir de reconnaissance et de perpétuation d’une visibilité. Dans le système français, rien n’est plus banalisé que ces cadeaux de la république parfois à la rémunération juteuse, cumulable avec les retraites, sans compter les autres avantages.
Eric Verhaeghe : Vous voulez dire, je pense, que dans les institutions républicaines, il est d'usage de ne pas honorer avec ferveur les fromages accordés aux figures de l'élite ? Il est un fait que nommer une personnalité à l'ego surdimensionné comme Ségolène Royal au poste d'ambassadrice des Pôles est une chronique d'un absentéisme annoncé. Pour trois raisons évidentes. La première tient à la rareté des réunions intergouvernementales. Celles-ci n'ont lieu que tous les deux ans. Pour le reste, les séances semestrielles sont des réunions techniques où l'utilité d'une Ségolène Royal est contestable.
Dans tous les cas, les sujets traités sont très techniques et Ségolène Royal n'est guère connue pour sa technicité, spécialement sur des sujets écologiques. En la nommant là, personne ne s'attend donc à ce qu'elle fasse la différence grâce à des avis tranchés ou lumineux. Il existe pour cela des équipes techniques qui préparent les dossiers et font la doctrine du Quai. Ce qu'on peut reprocher à Ségolène Royal et au gouvernement, c'est de sous-estimer la montée en puissance stratégiques des questions liées aux Pôles [vous connaissez mon obsession de la stratégie maritime pour l'avenir de la France, inutile que j'insiste]. Avec le réchauffement climatique, l'hypothèse d'une liaison commerciale navigable par le Pôle Nord devient un enjeu essentiel et une fois de plus le quai d'Orsay montre son retard à l'allumage dans la prise en compte de ce dossier essentiel. Mais sur le fond, faire mine de découvrir que Ségolène Royal est absentéiste et que la France souffre de ce handicap imprévisible est évidemment très hypocrite.
La presse nationale semble s'indigner qu'elle ne prenne pas son poste au sérieux, pourtant n'est-ce pas là une sorte de placard doré comme il en a été attribué de nombreux précédemment aux élites françaises ?
Maxime Tandonnet : Nous sommes au cœur d’un principe même de la vie publique française : le copinage, autrement dit le clanisme voire le népotisme. L’un de ses principes fondamentaux est l’obligation « morale » (si l’on n’ose dire) de recaser ses amis. Cette pratique, reflet de la courtisanerie, est absolument banalisée. La classe dirigeante s’auto-protège et se perpétue en permanence.
Anciens ministres, au piètre bilan, recasés à la Commission européenne ; amis personnels ou vaincus du suffrage universel désignés au Parlement européen à la faveur du scrutin de liste ou à la tête d’établissements publics ou d’autorités administratives indépendantes, ou encore sur des hauts postes administratifs par le seul « fait du prince » sans réunir les conditions de compétence requises ou sans avoir passé les concours. On s’habitue à des situations invraisemblables : pourquoi le Conseil Constitutionnel est-il composés d’ex-Premiers ministres ou ministres ainsi recasés ?
Cette pratique contribue à aggraver la confusion entre mission politique et juridictionnelle. Elle brouille l’image d’une institution – qui devrait être strictement neutre, professionnelle et composée de juristes – en lui donnant une coloration idéologique. Elle revient à donner à des politiques le pouvoir de juger des lois qu’eux-mêmes ont fait voter ou qu’ils ont combattues…
Eric Verhaeghe : Vous avez raison. Le poste d'ambassadeur des Pôles fait partie de ces lots de consolation réservés à des notables qu'on souhaite garder sous la main et ne pas mettre en difficulté financière. On n'attend rien d'autre d'eux qu'une forme de loyauté et de reconnaissance pour le cadeau fait. Il est probable que les ennuis de Ségolène Royal lui viennent de ce manque de reconnaissance vis-à-vis d'Emmanuel Macron. Elle l'a au fond beaucoup critiqué publiquement et s'est ainsi exposée au risque de représailles. C'est un peu la règle du jeu. La République vous confie une mission grassement rémunérée (autour de 15.000 euros nets par mois, je pense, selon les tarifs en vigueur) qui inclut une fonction de représentation. En contrepartie, elle attend de vous ce qu'on appelle la "réserve" et la "discrétion". C'est le prix à payer pour cette niche, pour ce placard, qui vous est confié.
En l'espèce, Ségolène Royal n'a pas respecté la règle du jeu. Elle s'est régulièrement affranchie de ce devoir de réserve qui colle à la fonction, alors qu'un Michel Rocard avait eu le bon goût de se faire oublier, ou de limiter ses interventions à des prises de position non polémiques. Il existe ici une étrange casuistique sur ce qu'on a le droit ou pas le droit de dire quand on a un fromage républicain dans le bec. On pardonnerait à Ségolène Royal d'aboyer avec la meute, par exemple pour dénoncer le Rassemblement National, le machisme, l'antisémitisme ou l'homophobie. On tolérerait avec inquiétude qu'elle écrive un livre programme pour les prochaines présidentielles. Mais qu'elle intervienne sur une presse de grande écoute, par exemple une émission de radio nationale, pour critiquer le gouvernement, c'est une ligne rouge qu'elle ne peut franchir impunément. Sa convocation à l'Assemblée le prouve.
Ce besoin de toujours recaser les élites et de leur distribuer un fromage de la République n'est-il pas d'ailleurs un mal bien français ? Cette pratique est-elle tout aussi courante chez nos voisins européens ?
Maxime Tandonnet : Oui, ce besoin semble être en tout cas particulièrement marqué en France. En tout cas, il n’existe pas avec la même ampleur ailleurs dans le monde occidental. Des situations de ce type seraient beaucoup moins bien tolérées en Allemagne ou au Royaume-Uni. Elles sont banalisées en France, jusqu’à l’absurde : en principe, un mandat parlementaire, un poste de ministre sont des missions au service du pays qui n’ouvrent aucun droit permanent sur le pays.
Elles le sont en violation des principes républicains et constitutionnels : l’égalité et le mérite comme seuls critères de désignation à n’importe quel poste. Elles nourrissent le dégoût de la politique, l’abstentionnisme, le vote extrémiste ou protestataire. Mais le plus inquiétant tient à la déconnexion de la classe dirigeante : elle ne semble pas réaliser les dégâts dans l’opinion de telles pratiques donnant le sentiment que les dirigeants se servent en permanence sur le dos du pays. Et les choses vont en s’aggravant.
Derrière le projet de suppression de l’ENA, les dirigeants politiques nourrissent tacitement l’ambition de pouvoir désigner en tout arbitraire les préfets, les ambassadeurs, les directeurs, en puisant dans le sérail de leurs courtisans, militants, de leurs amis battus du suffrage universel ou de leurs proches.
Eric Verhaeghe : Nos voisins européens comptent plus rarement une classe politique aussi "fonctionnarisée" dans ses pratiques. En France, on entre en politique à vingt ans, souvent comme attaché parlementaire ou conseiller en cabinet, et on n'en sort plus jusqu'à ce que mort s'en suive.
Regardez la façon dont un Gérard Collomb s'accroche à son siège à Lyon. Regardez la peine que Marine Le Pen a eue à écarter son père du Front National. Ces exemples soulignent le caractère quasi-sacerdotal de l'engagement politique en France. Dans ce genre de parcours, ne plus être élu vous condamne à une forme de mort sociale. D'où les fromages distribués, et la profusion de postes électifs qui permettent toujours une forme de reclassement en attendant le retour sur le devant de la scène.
Dans les autres pays européens, la rupture avec la politique est moins tragique, mais il arrive aussi qu'elle soit compliquée. Regardez l'Italie : la longévité des politiciens y confine aussi aux records. En Allemagne, des profils comme celui de Strauss en Bavière, ont montré comment la longévité pouvait être une règle. Et il n'est pas inintéressant de noter que le père de Charles Michel, nouveau représentant de l'Union, fut en son temps commissaire européen après avoir été ministre, comme son fils!
Ceci montre que toutes les démocraties européennes ont eu tendance à aristocratiser leur vie politique en créant des fromages. Simplement, cette aristocratisation est souvent plus parcimonieuse, à la fois dans le nombre de postes distribués, dans le coût de ces postes, et surtout dans la durée passée dans la vie politique. A l'étranger, ces fromages sont souvent un sas avant la retraite, alors qu'en France ce sont volontiers des postes d'attente avant un retour escompté.
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