Pierre Brochand: «L’immigration est le défi le plus redoutable auquel nous sommes confrontés» (1/2)
Pierre Brochand: « Face à l’immigration, la société des individus n’est qu’un magasin de porcelaine» (2/2)
Les deux articles sont à lire : ça fait du bien qu'un haut fonctionnaire le dise (mais, comme d'habitude, quand il n'est plus en exercice, ce qui ne sert strictement à rien. On attend toujours le courageux ministre qui dira la même chose).
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La lucidité nous oblige d’en revenir à des constats, présumés révolus. À savoir qu’il existe, entre les hommes, des différences que ni le contrat, ni la monnaie, ni le dialogue, et encore moins le « patriotisme constitutionnel », ne parviennent à aplanir et que ces différences peuvent remettre en cause la paix civile, en particulier dans une société qui, se croyant immunisée, est aveugle à ce danger.
L’idéologie de la Société des individus, sous le règne de laquelle nous vivons, méconnaît, par construction, la réalité d’un tel risque et, a fortiori, la nécessité de le prévenir. En effet, son credo, hyper-moderne et post-politique, nous commande de ne voir partout que des individus semblables, là où il suffit d’ouvrir les yeux pour vérifier la persistance de groupes non substituables : « nations » modernes, historiques et politiques, « communautés » naturelles, pré-modernes et pré-politiques, « civilisations » de plus vaste portée.
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J’estime, en premier lieu, qu’une véritable politique de l’immigration exige une déchirante révision, c’est-à-dire ne plus se résigner au traitement « ex-post » d’une prétendue fatalité, mais reprendre impérativement le contrôle « ex-ante » de flux, maîtrisables pour peu qu’on le veuille.
Et, en second lieu, je pense que cette politique devrait constituer une priorité : à quoi bon engager de vastes programmes sociaux et environnementaux, si une partie significative de ces dépenses est préemptée par un afflux incessant de bénéficiaires sans contrepartie immédiate (« free riders »), et, surtout, si la décomposition conflictuelle du pays en ruine les bénéfices attendus.
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Tout débat sur l’immigration commence, et finit habituellement, par des chiffres. Pour ma part, j’ai considéré la cause entendue sur ce terrain (400 000 entrées par an, hors clandestins).
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Je ne suis pas historien, mais comment soutenir, de bonne foi, que la France a « toujours » été une « terre d’immigration » ? À ma connaissance, pendant mille ans, entre les invasions germaniques et la fin du XIXème, rien de significatif ne s’est produit. Depuis, il est vrai, notre pays a connu au moins trois vagues d’immigration de masse. Deux sont en cours, alors que la première, achevée, offre un exemple admirable d’assimilation. Ce qui n’est pas le cas des deux autres.
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Parmi les diverses manipulations auxquelles se prête le «politiquement correct » - et Dieu sait s’il y en a ! -, on veut nous persuader qu’il n’y a « rien de nouveau sous le soleil » et que nous absorberons les deux dernières vagues aussi aisément que la première, puisqu’au fond rien ne les différencie.
Je vous avoue que cette cécité volontaire me laisse pantois. Pour avoir un peu couru la planète, je peux vous confirmer, au cas où vous en douteriez, que l’Europe et l’Afrique n’appartiennent pas à la même aire de civilisation, que l’islam n’est pas le christianisme, que la colonisation n’a pas laissé que des bons souvenirs, que la xénophobie, sentiment universel s’il en est, s’accroît avec les signes ostensibles de dissemblance, etc. Je pourrais allonger la liste de ces lieux communs, dont nous ne voulons plus entendre parler, même s’il suffit de sortir de Saint Germain-des-Prés pour en vérifier l’actualité.
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La Société des individus se perçoit comme le stade ultime de l’émancipation. Il faut mesurer ce que cela signifie: l’autorité de dernier ressort n’est plus la Religion, la Tradition ou l’État, mais l’individu vivant, doté à égalité de droits inaliénables et prééminents, et incité ipso facto à se défaire de tous ses liens hérités, non voulus.
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Malgré son apparente cohérence, cet idéal-type n’est rien d’autre qu’un « magasin de porcelaines », hautement vulnérable à tout ce qui n’est pas lui-même. Et ce pour au moins trois raisons, qui sont autant de contradictions.
La première est que cette cohabitation d’atomes est, par définition, constamment guettée par le chaos. Pour ne pas y sombrer, elle requiert une privatisation des préférences, une intériorisation des interdits, bref un surmoi, que seules peuvent susciter une forte proximité et une grande maturité culturelles.
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En second lieu, et de ce fait, l’Histoire Évolution s’apparente à un couloir vertueux, dont nul ne doit sortir, sous peine de tout faire capoter. Mais, pour éviter ces « dérapages », la Société des individus ne dispose que d’un «fusil à un coup»: celui de la surveillance du langage - le «politiquement correct» -, orchestrée par la communication médiatique et confortée par un climat de peur et de culpabilité constamment entretenu. Faute de pouvoir emprisonner les corps, on paralyse les esprits, à coups d’injonctions et d’interdictions, tamisées par l’euphémisme et la périphrase. Mais cette arme prophylactique, relativement efficace à court terme, s’enraye lorsque la distorsion, entre l’idéologie matraquée et le réel vécu, devient trop manifeste. Point de rupture que nous avons, me semble-t-il, atteint, si l’on veut bien y voir, comme moi, l’une des causes majeures de la poussée du « populisme » en Occident.
Enfin, plus subtil sans doute. Bien qu’issue de lui, la Société des individus est engagée dans une guerre dialectique avec l’État National, qu’elle entend discréditer pour mieux le domestiquer. Ce refus de la continuité l’amène à commettre un péché majeur: alors que son programme vise l’émiettement général, elle y fait exception en légitimant des regroupements moléculaires, appelés « minorités », pour peu qu’ils agrègent les «victimes» de l’État oppresseur, en vue d’en obtenir réparation. Certaines de ces revendications - féministes ou homosexuelles, par exemple - restent dans le fil de l’Histoire Évolution. Mais d’autres, telles les quérulences communautaires des immigrés ex-colonisés, vont à rebours et mettent à mal la porcelaine du magasin.
On aurait pu imaginer que la Société des individus, consciente de sa fragilité, fasse le tri. Eh bien non! Piégée par ses dogmes - l’universalité des droits de l’homme et la transversalité du «respect», parfois qualifiée d’intersectionalité... - , elle met toutes les «victimes» dans le même sac et se tire une double rafale dans le pied: d’abord, en ouvrant sa porte à des populations dont les modes de vie sont en discordance temporelle avec le sien, ensuite en tolérant qu’elles se recoagulent selon ces modèles anachroniques.
Parlons franc. Attirés en France sur la base des droits accordés par la Société des individus, une part significative des immigrés ne se reconnaît pas en elle. Non seulement n’ont-ils, par définition, pas suivi le même cheminement historique que les natifs, non seulement sont-ils épargnés par le discours culpabilisant réservé à ces derniers, non seulement ce discours leur accorde, en miroir, un statut inconditionnel de persécutés, mais ils arrivent encombrés de lourds bagages, dont ils n’entendent pas se débarrasser. Qu’il s’agisse d’hétéronomie, d’endogamie, de rancœur, d’alternationalisme ou d‘usages dysfonctionnels, tous ces traits, hérités des sociétés d’origine, font l’effet d’un pavé jeté dans la mare de notre individualisme apaisé.
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En somme, les immigrés extra-européens importent du « plein » collectif, là où la Société des individus ménage du «vide» individuel.
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Le pire est que s’en trouve affecté ce socle minimal de la vie commune qu’est la confiance sociale, fondement de tout altruisme et même de toute coopération au-delà de la cellule familiale.
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Plus grave encore, cette coexistence, sans arbitre reconnu, entre configurations communautaires et individualistes, non seulement mine la confiance, mais produit spontanément la défiance, car il n’existe pas d’état intermédiaire entre les deux, comme l’ont implacablement démontré les travaux de Robert Putnam.
Résultat des courses : notre société baigne dans d’effarantes contradictions. Par principe ouverte aux flux extérieurs de toutes origines, elle demande aussi un fort conformisme culturel pour ne pas éclater.
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Cette notion de « distance culturelle » me paraît infiniment plus appropriée, pour comprendre ce qui nous arrive, que le discours officiel, qui lui préfère celle de « diversité », soit le miracle par lequel l’altérité ne produirait jamais de conflit.
À vrai dire, il s’agit d’une question de bon sens, critère auquel je tente de me cramponner contre vents et marées. Est-il raisonnable de penser que des comptables scandinaves et des guerriers pachtouns, des ouvriers britanniques et des pasteurs somaliens, sont aptes à faire société, vivre en harmonie, encourager le métissage de leurs enfants ? Je réponds non, mais les dogmes en vigueur ne cessent de nous susurrer, tel le souffleur du théâtre, qu’il faut répondre oui.
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À défaut d’être mesurable scientifiquement, cet écart peut être comparé. D’où ces lapalissades que l’on a honte de devoir énoncer. Par exemple, que les immigrés de la première vague étaient culturellement plus «proches» des autochtones que ceux des suivantes, car, faut-il le rappeler, le décalage est minimal au sein d’une même aire de «civilisation», soit un espace regroupant des cultures qui partagent une même généalogie, et dont l’Occident autrefois chrétien, l’Islam arabe ou le monde chinois offrent des exemples accomplis. Entre ces entités, les distances peuvent d’ailleurs évoluer. Ainsi, à l’époque contemporaine, l’Occident et l’Asie, bien que rivaux, partagent un socle plus large qu’avec l’Islam arabe : l’admirable réussite de l’immigration sino-vietnamienne en témoigne.
À l’évidence, la question de l’islam, porte-étendard de la rétroaction du Refus, est un axe central de la dissonance culturelle, question suffisamment traitée dans vos colonnes pour qu’il soit utile de beaucoup y insister. Disons seulement qu’il s’agit, à mes yeux, d’une religion devenue à nulle autre pareille, car fortement contestataire du monde tel qu’il va, aussi bien en Occident, où elle est importée, que dans le Second Monde, où elle se présente comme l’unique altermondialisme digne de ce nom: ce n’est pas un hasard si 85 à 90 % des crises chaudes y impliquent des musulmans. Jeune et dynamique mais aussi archaïque et littéraliste, elle n’est plus, si elle le fut jamais, l’homologue du christianisme, sorti du même moule gréco-latin que son frère ennemi, l’État National, et pour lequel notre laïcité a été taillée sur mesure.
L’islam, on le sait, ne se limite pas au for intérieur, mais requiert des conduites fédératives, visibles dans l’espace public, dont le respect est socialement observé et dont certaines - l’endogamie féminine, l’interdiction de l’apostasie - parachèvent la clôture communautaire. Ce chevauchement du public et du privé en fait non seulement un foyer ostensible d’hétéronomie collective, en achoppement orthogonal avec l’individualisme ambiant, mais aussi, à l’échelle mondiale, un agent historique de première grandeur, en quête de revanche. C’est pourquoi je crains que l’islam «de France» ne soit qu’une vue de l’esprit, puisque l’islam «en France» reproduit, en abyme, toutes les facettes et frustrations d’une foi et d’une loi insatisfaites.
Nous savons intuitivement que, pour certaines grandeurs « non-scalables », dont l’immigration fait partie, un accroissement de quantité provoque des sauts de qualité. D’où le concept de « seuil », devenu tabou, mais qui, pourtant, respire, lui aussi, le bon sens: au-delà d’une masse critique, les règles du jeu se modifient et ce qui était possible avant ne l’est plus après. Qui peut soutenir que l’arrivée d’un immigré afghan dans 100 villages de 1000 habitants a le même impact que l’installation de 100 Afghans dans un seul de ces villages, ou que les «bienfaits de la diversité» obéissent à la loi des rendements croissants, qui voudrait que l’introduction de 200 immigrés dans ce même village en double les avantages ?
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Il me semble qu’après 50 ans d’influx massif de populations du Second Monde, l’honnêteté intellectuelle nous oblige à constater que ces flux ont créé infiniment plus de problèmes qu’ils n’en ont résolus, y compris sur le plan économique, souvent mis en avant pour les justifier. Dans ces conditions, il n’est rien moins que stupéfiant que, pour le seul motif de complaire à une idéologie, les politiques publiques se soient bornées à traiter des conséquences, sans jamais oser remonter à la cause . Est-il vraiment sérieux de prétendre agir contre le communautarisme, le séparatisme, l’islamisme, la partition, la sécession, que sais-je encore, sans même examiner la possibilité de réduire l’immigration ( « containment » ) et les « stocks » diasporiques qu’elle a contribué à accumuler ( «roll back » ) ?
Virage héroïque, que nos dirigeants, pas davantage que leurs prédécesseurs, ne semblent prêts à prendre. Selon l’expression consacrée, l’Histoire jugera, mais je crains que son verdict ne soit sévère.
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Au moins, la situation de la France a le mérite de la clarté : la remigration ou la mort.
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