vendredi, février 10, 2006
L'idéologie (R. Boudon)
FFF
R. Boudon définit l'idéologie comme un ensemble d'idées fausses ou douteuses qui se basent, au moins partiellement, sur des résultats scientifiques.
Après avoir salé Sartre du qualificatif "d'esprit faux", du à Claude Levi-Strauss, il invalide rapidement la théorie marxiste selon laquelle l'idéologie serait un moyen de domination imposé par la classe dominante à la classe dominée en remarquant que Marx lui-même n'utilise pas cette théorie quand il parle d'idéologie à travers des exemples.
Boudon donne au passage une raison simplissime de pourquoi les intellectuels sont si prompts à se jeter dans les idéologies : parce que pour eux, c'est sans risques. Un banquier qui se trompe de théorie économique prend un risque de mal décider. Un intellectuel qui se trompe de thérie économique écrit un bouquin de repentance vendu à 100 000 exemplaires. Sartre a passé sa vie à sauter d'une erreur à un errement, ça n'a pas gêné sa carrière, ça l'a même embellie.
Ensuite, Boudon signale que la plupart des vérités ne sont pas démontrables avec la rigueur de vérités scientifiques. Et même pour ces dernières, l'argument d'autorité joue dans 99 % des cas : j'accepte la théorie de la relativité par confiance dans l'autorité d'Einstein, cependant, si je le voulais, je pourrais tenter de la redémontrer, mais l'effort est trop grand.
Le fait que la plupart des idées ait un argument d'autorité sous-jacent ne veut pas dire que toutes les opinions et toutes les idées se valent : Boudon est très clair sur ce point, il y a des idées fausses (par exemple, la théorie marxiste de la plus-value et de la paupérisation du prolétariat) et des idées vraies, simplement la vérité n'est pas acquise une fois pour toutes et dépend de la situation.
L'aspect qui intéresse le plus Boudon est celui-ci : "Comment peut-on, en partant d'une théorie scientifique, aboutir à des conclusions fausses ?"
Pour lui, l'essentiel vient des effets de position : par exemple, un fonctionnaire aura de l'économie une expérience de consommateur, c'est-à-dire en grande partie un point de vue extérieur, sans contact direct avec les mécanismes de régulation, il est donc naturel qu'il ait tendance en toute sincérité à se rattacher à des théories qui décrivent l'économie comme un chaos que l'Etat doit maîtriser. (1)
Les idéologies sont renforcées par un biais : on peut croire savoir et ne pas savoir ou encore ne pas saisir toute la complexité d'un problème. L'exemple des maternités est typique à cet égard : 75 % des interrogés se trompent, et pourtant, ils croient avoir affaire à un problème simple.
Autre exemple : l'inégalité des chances. Le raisonnement habituel, couramment admis, notamment par le milieu enseignant (2) est le suivant :
> La réussite sociale dépend beaucoup de l'école. Si on fait en sorte que la réussite scolaire ne dépende ni des parents ni du milieu d'origine, la réussite sociale sera indépendante du milieu d'origine.
Or, on s'aperçoit que la mobilité sociale est très loin d'avoir suivi la "démocratisation" de l'enseignement. Pourquoi le raisonnement habituel est il faux ? Parce qu'on croit savoir, parce qu'on prend pour un problème simple une question complexe. On est dans le même type de situation avec l'ouvrier qui croit que la machine crée le chomage, le phénomène est en réalité beaucoup plus complexe que cette simple relation de cause à effet.
S'agissant de l'inégalités des chances, on découvre, quand on les étudie, toute une gamme de réactions de comportements et le jeu sur quelques variables peut modifier la situation.
Résumons, synthétisons, tout en gardant à l'esprit que ce n'est qu'un schéma : la démocratisation de l'enseignement dévalorise certains diplomes (dans lesquelles se retrouvent justement les élèves originaires des classes défavorisées) et donc les diplomes en question ne garantissent plus la réussite sociale. Autrement dit, on a plus de diplomes, mais on n'en grimpe pas pour autant dans l'échelle sociale. En fait, les politiques d'égalité des chances ont à la fois tant d'effets pervers et sont si inefficaces qu'on peut se demander si il ne serait pas préférable de les abandonner (3).
Je pense Bourdon a pris un plaisir certain à fusiller la thèse bourdivine sur la "reproduction des élites". Je me permets à cette occasion d'introduire l'hypothèse de Boizard (je n'ai rien démontré mais l'expérience me pousse à y croire, c'est pourquoi ce n'est qu'une hypothèse) : on accepte plus facilement des idées simplistes exprimées de façon complexe que des idées complexes exprimées simplement. En effet, il est plus facile de s'adapter à un vocabulaire et un syntaxe ésotériques, cet effort d'adaptation, assez mécanique, validant indirectement les idées qu'il permet d'atteindre ("Je ne me suis pas décarcassé à apprendre toutes ces définitions pour des idées qui ne valent pas tripette."), que d'acquérir un nouveau mode de raisonnement. Par exemple, il y a des expressions très simples de la théorie fort rusée des avantages comparatifs de Pareto (4), et pourtant, la plupart des fois où je vois cette expression dans les journaux, c'est comme synonyme d'avantages concurrentiels, ce qui est un contre-sens.
Ensuite, les idéologies peuvent venir de raisonnement approximatifs, Boudon descend en flammes Michel Foucault.
Pour conclure, Boudon considère que le moteur principal des idéologies est qu'aucune théorie en sciences sociales ou politiques ne peut être totalement démontrée de manière scientifique, il y a toujours une part de modélisation et de parti-pris. Cependant, il ne tombe pas dans le relativisme, tout ne se vaut pas. Il pense qu'il y a des théories en sciences sociales qui sont plus ou moins justes ou fausses (au sens musical).
A son avis, que je partage, la démarche inspirée du libéralisme est riche : elle repose sur les axiomes suivants :
> les actions collectives sont la somme d'actions individuelles (par opposition à l'axiome holiste qui fait du comportement de l'individu la résultante de son appartenance, de sa classe, de sa communauté)
> il faut considérer que l'individu a des raisons de faire ce qu'il fait et qu'il les connaît.
Seulement si cette tentative d'explication ne fonctionne pas, il faut en essayer d'autres, mais il faut d'abord commencer par celle-là. Par exemple, on a longtemps attribué les pratiques magiques à une vague "mentalité primitive". En fait, les dites pratiques sont souvent explicables : la danse de la pluie a lieu quand les cultures ont besoin de la pluie, ce qui étant donné que la nature est bien faite, tombe souvent à proximité de la saison des pluies, la probabilité que la danse de la pluie et la survenue de la pluie soient simultanées n'est pas négligeable. Donc le sorcier a des raisons, qui en l'état de ses connaissances frustes du calcul probabiliste sont plutôt bonnes, de croire qu'il y a une relation entre sa danse et la pluie. Exit l'explication vaseuse par la "mentalité primitive" : considérer que l'individu a ses raisons est bien plus instructif.
(1) : ce qui ne veut pas que tous les fonctionnaires sont des étatistes forcenés : chacun est libre de changer de point de vue, soit par expérience personnelle, soit par un effort de l'imagination. Après tout, il est assez facile de se mettre dans la peau du commerçant du coin qui gère ses relations avec ses clients et ses fournisseurs, fait ses comptes et réfléchit à l'évolution de son commerce pour s'apercevoir que, de son point de vue, l'Etat apparaît surtout comme une nuisance. Pascal Salin (boycotté par les "généreux" gauchistes de son université) et Jacques Marseille sont fonctionnaires et libéraux.
(2) du moins c'est ce qui ressort de mon "surf" sur des sites internet d'enseignants.
(3) : je pourrais me faire traiter de "réactionnaire" (n'est-ce pas Régis) pour cette conclusion, cette réaction est justement un effet d'idéologie : les études sur l'inégalités des chances étaient lourdes, on a retenu uniquement la conclusion (c'est bien d'avoir des politiques pour réduire l'inégalité des chances) en oubliant toute la complexité du travail qui la sous-tendait. Si de nouvelles études apportent un autre éclairage, la discussion peut être ouverte à nouveau.
(4) : Pierre et Paul fabriquent des chapeaux et des chaussures. Pierre fait pour 40 € de chaussures par heure et pour 20 € de chapeaux, Paul fait pour 10 € de chaque. Pierre est donc meilleur que Paul dans les deux domaines. Pourtant, il aura intérêt à se concentrer sur le domaine où son avantage comparatif est le plus grand, les chaussures, et à laisser la production de chapeaux à Paul. Ceci explique une tendance à la spcialisation et à la division du travail. C'est exprimé simplement, et pourtant, ce n'est pas toujours compris.
Décidemment, ce blog me plaît. :)
RépondreSupprimerJe suis en train de lire -Ô horreur- Le Capital. Au bout de 70 pages, moi, lecteur assidu et passionné, je viens de décider de ne plus le lire qu'en diagonale, du moins jusqu'à ce que ça devienne moins répétitif.
Je m'explique : Marx essaie de définir ce qui fait la valeur des marchandises. Il traite ce sujet depuis 50 pages au moins, et ce dans un langage extrêmement complexe. Mais une fois qu'on s'habitue à ce style particulièrement lourd, on s'aperçoit que les mêmes idées reparaissent de façon régulière, à tel point que je pourrais résumer ces 70 permières pages en deux seulement, sans ne rien perdre en précision. Et certaienement même en étant plus précis, car plus clair.
Où je veux en venir? Tout simplement au fait que votre hypothèse semble juste, à savoir que des idées simples exprimées en termes complexes ont réussi à convaincre des millions de gens, bien qu'elles apparussent fausses de façon évidente dès qu'on les a réellement comprises.
Je me demande d'ailleurs si les marxistes ont vraiment lu Marx, tant il est compliqué à lire.
Les avantages comparatifs, c'est pas Ricardo ?
RépondreSupprimerC'est un lapsus calami de ma part. Toutes mes excuses.
RépondreSupprimerMais aussi tous ces étrangers ne pourraient ils pas avoir des noms français ?