Je suis en train de terminer la lecture de "Le diable et le chômage" de Paul Fabra, dont le compte-rendu terminera mon cycle de commentaires économiques.
Je vous transmets un article des Echos du même Fabra.
PAUL FABRA
Le débat sur le thème lancinant du déclin de la France s'est terminé en
queue de poisson. On pouvait s'en douter. Le mot est trop chargé
d'émotivité pour ne pas inviter à toutes les digressions, à toutes les
esquives et, finalement, pour ne pas aboutir à un non-lieu ! Reste l'énorme
problème posé par la persistance de phénomènes régressifs, aggravés par
le fait qu'ils ne sont pas toujours perçus pour tels. Le moment semble
arrivé de les regarder à neuf. Les repères habituels ne permettent plus de
s'y retrouver.
Hervé Gaymard, à peine installé à Bercy, a décidé d'avancer de deux mois
la procédure d'élaboration du budget 2006. La mise en vigueur à partir du
1er janvier de l'année prochaine d'une présentation entièrement nouvelle
pousse à cette anticipation. Le nouveau budget ne sera plus le décalque du
précédent. Enfin une solution de continuité ! Si seulement nos ministres
osaient faire table rase de leurs errements passés ! Encore faudrait-il
qu'ils prennent toute la mesure négative des actions menées au nom de
l'emploi par les pouvoirs publics et mises sur le dos du contribuable.
Toutes nuances (ou allégeances) confondues, la majorité et le gouvernement
semblent accrocher leurs espoirs à la continuation, voire à l'élargissement
de la politique d'allégement du coût du travail (en tout cas pour les bas
salaires), sans oublier la prime pour l'emploi. La caution donnée à ce genre
d'initiative par certains économistes d'outre-Atlantique ne change rien au
fond de l'affaire. Ce n'est pas à l'Etat de compléter la rémunération des
plus mal payés de nos salariés. 9 millions d'entre eux reçoivent une
(maigre) PPE. Si les ayants droit sont si nombreux, la raison la plus
importante en est que le cadre général (fiscal, juridique, etc.) dans lequel
les petites et moyennes entreprises exercent leur activité comporte encore
trop d'obstacles à leur déploiement.
Vainement, l'Etat tente de corriger les dysfonctionnements de l'appareil
d'Etat résultant de l'énormité des charges d'assistance de tout poil qu'il
assume indûment. La PPE, qui vient d'être augmentée - ce n'est qu'un début
! -, a enclenché un processus régressif dangereux pour la société
française. Le capitalisme français est déchargé de toute responsabilité
quant à l'augmentation urgente du niveau de vie des ménages les plus
modestes. Les parlementaires allemands avaient compris cela il y a une dizaine
d'années.
Plus fondamentalement, chercher à obtenir une meilleure « compétitivité »
des entreprises en abaissant, sur une échelle plus ou moins large, le «
coût du travail » confine à l'absurde. Le coût du travail, c'est le revenu
de Français. Et diminuer ce coût, ce n'est pas autre chose que réduire,
dans le partage de la valeur ajoutée, la part revenant aux salariés au
profit de celle qui est distribuée sous forme de profits et d'intérêts aux
apporteurs de fonds qui fournissent aux entreprises les ressources dont elles
ont besoin. Mais ces profits et ces intérêts font aussi partie intégrante
du coût de production entendu au sens économique du terme. La vérité est
qu'on est en plein brouillard. Malgré l'assouplissement (qui devrait être
cette fois sérieux) des 35 heures, le Medef tient aux subventions
compensatoires. Mais quel chef d'entreprise digne de ce nom peut tolérer
longtemps que sa rentabilité dépende d'un régime d'exception ?
Il est vrai que la question se pose en termes différents pour une entreprise
en particulier. La dispense de payer les charges sociales pourra être le
facteur déclencheur d'une embauche. Mais cela n'indique qu'une chose. Les
gouvernements successifs se sont fourvoyés dans leur politique dite sociale.
Leur intervention a consisté à augmenter par voie d'autorité le salaire
minimum afin de réduire l'écart avec la moyenne des salaires. Une
authentique politique économique favoriserait les conditions générales de
l'activité économique. Le SMIC aurait dû rester ce qu'il était à
l'origine : un garde-fou, pas un instrument systématique d'interférence sur
le marché de l'emploi. Les entreprises les plus performantes montrent ce
qu'il convient d'obtenir d'un nombre toujours croissant d'employeurs. Les
salaires les plus bas qu'elles versent sont sensiblement plus élevés que le
salaire minimum.
Par rapport à quoi juge-t-on le « coût du travail » trop élevé ?
Espérons que ce n'est pas par rapport aux salaires en Chine ou dans le Deccan
! Le raisonnement économique standard brouille irrémédiablement le sens de
cette question cruciale. Soit dit en passant, ce raisonnement n'a guère
changé depuis deux siècles (malgré les efforts des meilleurs et des plus
consciencieux économistes !). Il s'appuie sur un préjugé qui fournit
l'apparence d'une explication évidente. Tout se passerait comme si les
consommateurs, en achetant biens et services, seraient les véritables
pourvoyeurs de l'emploi. Accepterait-on cette façon simpliste de présenter
les choses que la question resterait entière. Les consommateurs n'auraient
fait que rembourser les salaires déjà versés aux travailleurs qui ont
produit des marchandises déjà existantes.
En réalité, l'embauche dépend directement du volant de ressources (pouvoir
d'achat stocké en attente) - propres ou empruntées - dont disposent les
entreprises et qu'elles veulent bien consacrer à l'entretien et à l'embauche
des « travailleurs » (ouvriers, ingénieurs, informaticiens, chercheurs,
etc.). Le préjugé dénoncé plus haut - l'emploi est fonction de la vigueur
de la consommation - est revenu sur le devant de la scène, avec une force
inégalée. Il détourne l'attention de l'incidence des pratiques du
capitalisme contemporain sur une situation de l'emploi désastreuse en France,
en Allemagne et d'autres pays de la zone euro, mais qui est loin d'être
vécue comme vraiment satisfaisante en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis
(stagnation relative des salaires et précarité accrue). Pourtant, ce dernier
pays bénéficie d'un colossal transfert de pouvoir d'achat émanant de
l'étranger grâce au système dollar.
Sous la conduite des marchés financiers, un redoutable processus régressif
est en cours dans les pays d'Occident. Les grandes sociétés rachètent leurs
propres actions alors qu'il faudrait lever des capitaux frais pour donner
effet au potentiel de croissance et de prospérité représenté par les
millions d'hommes et de femmes qui ont renoncé contre leur gré à chercher
un emploi. Le contre-exemple français illustre à l'envi l'impasse dans
laquelle toute une société s'enferme à partir du moment où le travail y a
cessé d'être perçu comme la source unique du progrès économique et
social.
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