Le CPE, mis à part sa dévastatrice fonction de mise en lumière de la connerie humaine dans son affligeante version française, me laisse profondément indifférent (malgré des kilomètres d'articles lus sur le sujet, je ne comprends toujours pas pourquoi il y aurait de quoi fouetter un chat, je dois être bouché, et la force du cri n'a aucun rapport avec la pertinence de l'argument, bien au contraire. Autrement dit, ce n'est pas parce qu'on criera plus fort dans mes portugaises passablement ensablées que je comprendrai mieux).
Par contre, un évènement qui a laissé les foules indifférentes, du moins me semble-t-il (1), m'a choqué, comme je vous en ai fait part sur ce blog : le refus de célébrer Austerlitz. J'y reviens donc à l'occasion d'un article de Commentaire de ce trimestre en copie ci-dessous.
Le refus du passé et la peur de l'avenir sont intimement liés : on ne sait pas vraiment où l'on va quand on ne veut pas assumer d'où l'on vient, on ne peut regarder le passé avec détachement et sérénité que quand on a confiance en l'avenir.
(1) : en surface, pas de mouvements, mais je suis persuadé que ce genre de petites rivières alimente souterrainement le vote d'extrême-droite.
Place au texte de Commentaire. Lisez Commentaire.
Le soleil couchant d'Austerlitz : crise de notre identité nationale
DAMIEN BEAUCHAMP
Bis repetita Le 14 octobre 2006 la France ne célébrera pas les victoires d'léna et d'Auerstadt qui, en 1806, pour l'unique fois dans l'histoire, permirent aux troupes françaises d'entrer seules en triomphatrices dans Berlin.
Goethe et Hegel ont célébré cet événement, mais le livret des Célébrations nationales, du ministère de la Culture, s'y refuse. De l’année 1806 des Français, il retient seulement la création des Prud'hommes. Tout ce qui est épique ou guerrier doit, sans doute, nous être épargné. Comment vont faire les Saint-Cyriens qui commémorent nos victoires ?
Conservera-t-on l'épée du grand Frédéric, que Napoléon ramena à Paris ? La famille Bonaparte, avant de la léguer à l'État, avait pris soin en effet qu'elle ne soit pas récupérée lors des visites qu'au XIXème et au XXème siècles les Prussiens rendirent aux Français.
Notre ami Damien Beauchamp a été impressionné par l'oubli d'Austerlitz qui a préfiguré celui d'Iéna. Il tire de ce reniement de notre histoire la leçon que l'on va lire.
COMMENTAIRE
Un reniement de notre histoire
Le 2 décembre, nous avons commémoré le bicentenaire de la bataille d'Austerlitz; une bataille qui, avec celle de Cannes (216 av. J.-C), a constitué un modèle pour les stratèges du monde entier. Une victoire éclatante, légendaire, où jamais ne sont apparus, à ce point, le génie de Napoléon et le courage de nos armées. Or, les autorités de la République ont choisi de ne pas s'associer aux cérémonies de cet anniversaire, seul le ministre de la Défense se rendant brièvement sur le champ de bataille.
Le 19 octobre, le Royaume-Uni avait, de sonn côté, célébré le bicentenaire de la bataille de Trafalgar. Avec faste ; avec bonne conscience ; avec fierté : parade navale - c'était le moins -, office religieux, discours commémorèrent une victoire qui ne sauva pas le Royaume-Uni - Napoléon avait quitté Boulogne et était en Allemagne -, et qui ne fit que consacrer une suprématie navale qui était un fait depuis le début de la Révolution.
Cette distance entre Londres et Paris dit tout : d'un côté, un pays à l'aise avec sa propre histoire, serein et assuré de lui-même ; de l'autre, une France qui doute, qui n'ose même plus célébrer ses hauts faits. Bien mieux, le seul débat que suscita l'anniversaire d'Austerlitz fut une demande de repentance pour la conduite de Napoléon face à l'esclavage.
Nul ne s'était préoccupé, outre-Manche, de demander pardon aux habitants de Naples et de Copenhague, Nelson ayant participé, en 1798, à la répression féroce de la révolution dans la première et sauvagement bombardé la seconde, en 1801 ; les idées de l'amiral sur l'esclavage n'étaient, faut-il le préciser ?, pas particulièrement progressistes.
Il ne s'agit pas d'appeler à la célébration bruyante et patriotarde des batailles de notre histoire mais de remarquer un fait spécifique à la France, le reniement progressif de sa propre histoire qui devient l'occasion toujours renouvelée d'en révéler les abjections supposées dans une opposition entre victimes demandant réparation et Français se confondant en excuses.
Ainsi, en ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale, le discours de Jacques Chirac, en juillet 1995, reconnaissant la responsabilité de la France dans les actes du régime de Vichy, était un acte nécessaire et digne, mais ce devoir de mémoire est devenu depuis lors obsession voire ressassement. Le sacrifice de nos soldats (autant de morts que le Royaume-Uni et plus proportionnellement que les États-Unis), au cours de la Seconde Guerre mondiale, et la Résistance sont oubliés ; reste Vichy ; Pétain a effacé Jean Moulin. Le rayon historique des librairies en témoigne éloquemment.
Or, force est de relever que nos voisins européens ne montrent pas le même intérêt pour cette période. Par exemple, ni la Belgique ni les Pays-Bas ne paraissent partager nos exigences alors que près de 50 % des Juifs vivant dans la première et 80 % dans les seconds sont morts en déportation (25 % en France, soit le taux le plus bas des grandes communautés d'avant-guerre).
Après Vichy sont venus l'Algérie, Madagascar, la colonisation, l'esclavage dans une avalanche dont on ne voit pas la fin et qui épargne là aussi nos voisins. En effet, que le Royaume-Uni ait été également une puissance coloniale, qu'il ait, ainsi que l'Espagne, le Portugal et les Pays-Bas, participé plus que la France au commerce esclavagiste n'y émeut pas les opinions publiques. Et nul ne songe à s'y souvenir des guerres coloniales.
Un symptôme de délitement
En réalité, cette relation masochiste et nauséeuse avec notre histoire n'est ni le fruit du hasard ni un phénomène secondaire. Elle constitue un symptôme, parmi d'autres, de la crise profonde que traverse notre identité nationale.
La France était sortie déchirée de la Révolution. Le « pacte national » implicite autour du Roi, oint du Seigneur, avait été répudié symboliquement le 21 janvier 1793 ; c'est d'ailleurs la raison essentielle pour laquelle le pitoyable Louis XVI devait mourir. Mais les tentatives qui suivirent pour redéfinir ce pacte échouèrent les unes après les autres. En 1815, la France était un pays où s'affrontaient catholiques et anticléricaux, monarchistes et républicains, libéraux et radicaux de gauche comme de droite, où l'ordre constitutionnel était régulièrement mis à bas et où la gloire militaire rendait tout le reste dérisoire et prosaïque.
Le XIXème siècle ne fut qu'une longue guerre civile le plus souvent « froide » mais avec des accès sanglants (1830, 1832, 1834, 1848, 1851, 1871) et les aventures militaires absurdes du Second Empire culminant dans le désastre de 1870, qui n'en étaient que d'autres expressions, la gloire étant supposée faire oublier la liberté.
Il appartint à la IIIème République de recréer progressivement l'unité nationale, en opérant une synthèse entre toutes les Frances, une synthèse symbolisée par l'enseignement obligatoire, portée par, d'un côté, la morale laïque, reprise, pour l'essentiel, de la morale chrétienne et, de l'autre, une histoire mythique où se côtoyaient harmonieusement Clovis, Jeanne d'Arc, Colbert et les soldats de l'An II, pour la plus grande gloire de la patrie.
Ce succès n'était pas acquis et ne fut pas facile. Il fallut de longs combats pour atteindre, en décembre 1905, ce dont on ne savait pas encore qu'il serait le compromis fondateur entre Etat et religion, entre la République et le catholicisme. Là est né ce nouveau ; « pacte national » consacré dans les tranchées, cette unité retrouvée, après les convulsions du XIXème siècle.
Cette France paysanne, chrétienne et anticléricale, pacifique et impériale, conservatrice et tolérante, autoritaire et individualiste a résisté aux vents de l'histoire et à l'industrialisation jusqu'aux années 1960. C'est elle qui a été emportée en mai-juin 1968. Mais elle reste le moment historique dont notre classe dirigeante est issue, encore aujourd'hui, aux plus hauts niveaux de l'État, que ce soit pour des raisons de génération ou parce que les écoles les plus prestigieuses ont pérennisé plus qu'ailleurs ce modèle.
Une nation en quête d'elle-même
Ce qui vient de se passer dans nos banlieues est certes économique et social mais ces événements viennent de nous rappeler également ce que nous ne voulons pas voir ou ce que notre classe dirigeante ne veut pas ou ne peut pas voir, à savoir que notre unité nationale, dans les termes hérités de la IIIe République, n'est plus que décombres. Ce « pacte national », souvent appelé républicain, est à terre et rien n'est venu le remplacer.
Nulle surprise que ceux qui ont crié le plus fort que « l'Empereur est nu » aient été, pour la plupart, des musulmans et des immigrés récents pour la simple raison qu'ils n'ont pas été partie à la conclusion de ce pacte et qu'ils ne le comprennent donc pas. À cet égard, que l'on brocarde aujourd'hui l'expression célèbre « nos ancêtres les Gaulois » en est la preuve puisqu'elle symbolisait la générosité de l'offre d'une intégration sans distinction raciale, celle d'une citoyenneté pleine et entière, fondée sur une culture et une langue. Des millions d'immigrés - Italiens, Polonais, Juifs d'Europe centrale, Espagnols - en ont bénéficié avant guerre.
Nulle surprise également que notre histoire nationale ne devienne le champ clos des règlements de comptes puisqu'elle a été un vecteur essentiel de cette unité.
L’identité nationale de la France, ce pays pourtant millénaire, n'est aujourd'hui qu'un champ de décombres. La charpente qui portait l'ordre ancien a été détruite : que ce soit les structures hiérarchiques qui étaient aussi des solidarités qui l'humanisaient (famille, Église catholique, parti communiste), les certitudes qui le structuraient (christianisme, foi dans le rôle de la France, fierté de son histoire et de sa culture, volonté de les partager) et les canaux qui en transmettaient les valeurs (famille, école). L’évolution économique et sociale a emporté les premières ; l'histoire récente (Vichy, décolonisation) a ébranlé les secondes. La famille et l'école ont renoncé à enseigner ce en quoi elles ne croyaient plus elles-mêmes.
Aujourd'hui, il n'existe donc plus de consensus national autour d'une image implicite ou explicite de notre destin collectif, de ce qu'est et doit être la France. Le «vouloir vivre ensemble » est défait ; notre « pacte national », parce qu'il a disparu entre 1940 et 1968, parce qu'il n'a pas été renouvelé pour correspondre aux réalités sociales, économiques et culturelles de notre temps n'est plus et rien n'est venu le remplacer.
Il ne s'agit pas ici de regretter le passé, « le temps des équipages, des lampes à huile et de la marine à voile », pour citer le général de Gaulle. Cette constatation n'a pas pour objet de nourrir une quelconque nostalgie d'un temps que nul ne songe à idéaliser ou d'appeler à un sursaut réactionnaire promis d'autant plus à l'échec que les structures économiques et sociales nécessaires pour le soutenir n'existent plus.
Son objectif est d'abord de souligner les dangers que présente ce vide de notre conscience nationale. Les enfants de 1968 ont pu croire qu'un pays était la réunion de ses citoyens, un agrégat d'êtres humains dont la société devait, tout au plus, protéger le bonheur individuel, niant ainsi que la collectivité puisse exister en dehors de ses membres.
Or, dans l'Histoire, aucune communauté n'a jamais pu survivre et prospérer sans la définition, implicite ou explicite, de ce qui rassemble ses membres, du passé qui les réunit et de l'avenir commun qui les engage. Un être humain n'est pas qu'un individu, qu'un consommateur ; il ne se réduit pas à sa sphère privée ou même à la recherche du bonheur hic et nunc. Il porte en lui une attente de sens collectif, pour le meilleur et pour le pire.
Une communauté qui ne serait que le fruit du hasard ou la coexistence organisée d'individus n'a jamais existé parce qu'en ne répondant pas aux attentes collectives de ceux-ci, elle les conduit à chercher des réponses par eux-mêmes. La voie de toutes les aventures est alors ouverte.
À cet égard, les succès de l'extrême droite en France ne sont pas un accident car celle-ci apporte une réponse simpliste aux angoisses de Français attachés à leur pays. Le non au référendum européen participe, en partie, du même désarroi, de la même crispation identitaire autour d'une patrie qui se défait sans être remplacée. Le désaveu de la classe politique et plus largement des élites s'inscrit également dans le constat que celles-ci ne répondent pas à la question centrale de toute société politique, celle du sens de la vie collective.
Décrire le champ de ruines est une chose ; proposer une refondation d'un « pacte national » en est une autre, refondation indispensable mais qui sera longue, complexe et chaotique. Rôle de l'école, intégration des immigrés, place de l'islam dans notre société, articulation entre la France et l'Europe, rôle de la France dans le monde ne sont que des questions, parmi d'autres, auxquelles nous aurons à répondre.
Mais nous devons garder à l'esprit que la nation reste la seule référence autour de laquelle peut s'opérer l'unité. Encore faut-il que ne s'en saisissent pas les aventuriers de tous bords.
Nous devons donc réapprendre à en parler sur le ton juste, avec sérénité et ne pas avoir honte d'actes inséparables de leur époque, ce qui ne serait qu'un anachronisme absurde. La France doit se réapproprier sa propre Histoire. Il ne s'agit pas de revenir à Rostand ou à Déroulède mais simplement d'assumer notre héritage. François Mitterrand savait le faire, lui qui ne craignait pas d'assister à la messe pour le millénaire de la dynastie capétienne, aux côtés du descendant de nos Rois, mais célébrait aussi, deux ans plus tard, avec faste et émotion, le bicentenaire de la Révolution française. [ce passage rappelle Marc Bloch renvoyant dos à dos ceux qui n’étaient pas émus à l’évocation de la cérémonie du sacre de nos rois et ceux qui ne l’étaient pas à l’idée de la Fête de la fédération.]Il est temps de se souvenir de ce que fut et de ce qui reste la France pour beaucoup dans le monde ; il est temps de regarder, de nouveau, en face, notre longue et, osons le dire, glorieuse histoire.
DAMIEN BEAUCHAMP
Bonjour !
RépondreSupprimerIl y a un coup défendu, à mon avis, dans tout débat politique ou idéologique : accuser le contradicteur de faire le jeu de l'extrême droite.
Si on est sincère, travailleur, soucieux de ne perdre aucun pli de la complexité du réel, on n'a pas à se mettre en plus sur le dos la charge de savoir de qui on va faire le jeu.
A propos (et à propos du CPE), connaissez-vous cette perle d'éditorialiste sur la "majorité silencieuse" ?
http://www.delpla.org/article.php3?id_article=199
> Le vote d'extrême-droite n'est pas un inconnu. Il a été étudié en long en large et en travers. On sait entre autres choses que les électeurs FN ont "mal à la France". Ce n'est donc pas hors de propos d'imaginer que le refus de célébrer Austerlitz ne peut que les renforcer dans leurs opinions.
RépondreSupprimerContrairement à une certaine pratique, ce n'est pas en réaction à un mot ou à une phrase que je dis cela, mais en introdcution d'un article suffisamment long et argumenté.
> Le concept de majorité silencieuse est difficile à manier puisqu'elle ne s'exprime pas (avec des phrases aussi intelligentes, je suis prêt pour l'ENA).
Mais ce que veulent en réalité dire ceux qui en parlent est que la minorité bruyante est moins légitime que le gouvernement, ce qui est incontestable, mais moins flagarant qu'en temps ordinaires (président "bien élu").
Le problème est que ce gouvernement a perdu bcp de sa légitimité (non-démission de Chirac après le 29 mai) d'où le recours à une légitimité fictive : le soutien hypothétique de la majorité qui défile pas.
La solution : tout le monde la connait : démission de Chirac pour relégitimer les prochains dirigeants, quel que soit leur parti.
C'est l'intérêt de la France. Qui s'en soucie ?