Selon Rémi Brague, ce qui caractérise la culture européenne, c'est la «secondarité».
La culture européenne se sentait «seconde» par rapport à l'Antiquité de la même manière que le culture romaine se sentait «seconde» par rapport à la culture grecque et que le Nouveau Testament était «second» par rapport à l'Ancien Testament.
Cette «secondarité» est la voie romaine.
Or, ce complexe d'infériorité, ce sentiment d'être des nains juchés sur les épaules de géants, explique la constante volonté de dépassement et de Renaissances qui fait l'extraordinaire fécondité de la culture européenne.
En cela, elle s'oppose radicalement à d'autres cultures, notamment les cultures arabo-musulmanes et chinoises, qui trouvent en elles-mêmes leurs sources et sont beaucoup plus fermées.
Malheureusement, nous sommes menacés de marcionisme. L'hérésie de Marcion prétendait que le Nouveau Testament devait être séparé de l'Ancien et y être opposé. L'Eglise a toujours résisté à cette hérésie.
Cependant, alors que, pendant des siècles, nos élites ont été sélectionnées sur leurs capacités à apprendre des cultures à la fois étrangères et passées, grecque et latine, cette notion que nous devons nous hisser à la hauteur des modèles antiques a disparu. Au contraire, nous jugeons bruyamment nos ancêtres.
Il se pourrait bien que cette vanité moderne qui nous fait croire supérieurs à tout ce qui nous a précédé soit une véritable catastrophe pour les Européens, les coupant de la source profonde de leur génie.
Rien de tel que les études classiques pour ramener à plus de modestie le temps présent.
Regulus, général romain prisonnier, est délivré sur parole par les Carthaginois pour négocier un traité. Au Sénat romain, il conseille de refuser toutes les offres carthaginoises, puis, fidèle à sa parole, il retourne à Carthage mourir sous la torture. Où voit-on aujourd'hui de tels exemples ?
Mais il y a mieux : en 1665, Pierre Porcon de la Bardinais, corsaire malouin fait prisonnier par les barbaresques, suit l'exemple de Regulus. L'Antiquité inspirait encore les conduites les plus hautes.
C'est pourquoi le combat de Jacqueline de Romilly, ridiculement réactionnaire aux yeux des cons, était si important. Ce n'est pas innocemment que cette dame qui connaissait le poids des mots associait le recul du grec avec les progrès de la barbarie.
Vous voulez sauver la culture européenne ? Enseignez à vos enfants le grec ou le latin. Le reste suivra. Inversement, ceux qui se sont acharnés sur les «bourgeois» enseignements du grec et du latin savaient ce qu'ils faisaient.
On remarquera que Paul Veyne, qu'on ne peut soupçonner de réaction, puisqu'il va jusqu'à nier que les racines chrétiennes de l'Europe aient un sens, est sur la même longueur d'onde avec des arguments très similaires : l'enseignement grec et latin est une richesse irremplaçable parce qu'il nous met en contact avec d'autres qui sont aussi nous-mêmes.
Sur Paul Veyne, je serais plus nuancé. Il ne nie pas comme vous dites. Il relativise l'idée de "racines" telle que la vulgate médiatique la présente. Voir son bouquin sur Constantin. nonarc
RépondreSupprimerJe suis moins enthousiaste que Franck Boizard sur les vertus du grec et du latin en eux-mêmes. D'abord, les élèves hellénistes et latinistes n'apprennent pas toujours beaucoup de choses intéressantes sur la Grèce et sur Rome. Ou bien ils sont mis en présence d'une Antiquité un peu idéalisée, celle pour laquelle, de temps à autre, on allait chercher Jacqueline de Romilly pour une micro-interview. Ensuite ils apprennent parfois des choses dont il vaudrait mieux se garder, comme le faisait remarquer Frédéric Bastiat, à propos des échauffements de cervelle sur Sparte. Un calcul coût / bénéfice au pif montre qu'il vaut mieux ignorer ces langues et s'informer sérieusement sur les cultures en question en français que d'ânonner sur des textes difficiles sans grand profit. De même qu'on peut connaître passablement le confucianisme sans maîtriser le chinois.
RépondreSupprimerPar ailleurs, en ce qui concerne le grec, le biais des professeurs de grec classique a généralement été de privilégier Athènes au Ve siècle et le grec ionien-attique "classique", ce qui fait pratiquement passer à l'as la période hellénistique et la période romaine (sans même parler de l'époque des Pères de l'Eglise), et le grec de la koinê ("Nouveau Testament" compris), donc une bonne demi-douzaine de siècles. Ces périodes post-Périclès sont moins brillantes littérairement (et le biais des hellénistes est souvent littéraire), mais elle sont extraordinaires en philosophie, logique, histoire, géographie, et spécialement en mathématique, astronomie (Euclide, Archimède, Diophante, Apollonius, Pappus, Héron, Eratosthène, Aristarque, Hipparque, Eudoxe, Ptolémée). L'helléniste moyen, qui tend à s'enfermer dans une culture de belles-lettres, se contrefiche de ces développements culturels. Bien à tort, car si, en laissant de côté le droit romain, on se demande quels ont été les "grands hommes" de l'Antiquité revue et corrigée par les Européens, il me semble qu'on dirait : Virgile, Platon, Aristote, certes, mais aussi Euclide, un des piliers de la formation européenne (on le lisait encore, lui ou ses succédanés, au XIXe siècle).
Un des legs les plus importants de la culture grecque est donc la logique (Aristote, les Stoïciens ; seuls les Indiens ont eu des logiciens d'un certain calibre en dehors de la tradition issue directement des Grecs), et les mathématiques. Les professeurs de grec n'en parlent pas tellement leurs élèves.
Vos objections sont intéressantes, mais il me semble qu'elles manquent l'essentiel.
RépondreSupprimerLe latin et le grec sont à la fois des transmetteurs de culture et des langues étrangères.
Elles ont aussi leur intérêt en tant que langues étrangères, pas seulement en tant que transmetteurs de culture (même si la transmission de la culture était l'axe de mon argumentation).
Je trouve ridicule l'obsession des parents «modernes» de faire apprendre à leurs enfants une langue étrangère dès le plus jeune âge. Je le ressens comme une fuite devant l'apprentissage du français, un pulsion «apprenons à nos enfants à massacrer deux langues au lieu d'une».
Montaigne avait un père progressiste. Il ne semble pas, de son propre aveu, qu'avoir eu le latin au lieu du français comme langue maternelle lui ait été d'une grande utilité.
En revanche, j'estime que l'apprentissage d'une ou deux (ou même trois) langues en plus du français à partir d'un âge où l'on commence à maitriser sa langue maternelle est un enrichissement indispensable. Qu'une de ces langues soit le latin ou le grec me semble une fort bonne idée, justement par les arguments de transmission de nos racines utilisés par J. de Romilly ou R. Brague.