Superbe article de Jean Clair, qui, si nous étions sages, mettrait un terme définitif à toutes les lubies du genre du «mariage homosexuel». Mais, hélas, nous ne sommes pas sages.
«Le citoyen idéal»
«Un code de lois qui semble avoir été fait pour un citoyen idéal, naissant enfant trouvé et mourant célibataire ; un code qui rend tout viager, où les enfants sont un inconvénient pour le père, où toute œuvre collective et perpétuelle est interdite, où les unités morales, qui sont les vraies, sont dissoutes à chaque décès, où l'homme avisé est l'égoïste qui s'arrange pour avoir le moins de devoirs possible, où l'homme et la femme sont jetés dans l'arène de la vie aux mêmes conditions, où la propriété est conçue, non comme une chose morale, mais comme l'équivalent d'une jouissance toujours appréciable en argent, un tel code, dis-je, ne peut engendrer que faiblesse et petitesse.»
Je lis ces lignes non sans stupéfaction: l'auteur n'est pas un contemporain désenchanté, un réactionnaire impénitent, un catholique honteux, c'est Ernest Renan critiquant le Code civil issu de la Révolution. Et ce qu'il dit s'applique si parfaitement au présent qu'il semble avoir prophétisé ce qui allait s'accomplir dans les premières années du XXIe siècle.
Ce citoyen «idéal», «enfant trouvé et mourant célibataire», cet enfant qui est devenu non plus une bénédiction mais un «inconvénient pour le père», cet enfant né de la rencontre fortuite d'un ovule et d'un spermatozoïde au fond d'une éprouvette, tout aussi incongrue que les rencontres fortuites d'objets chez un Lautréamont, mais aussi cet «enfant né sans mère», grandi qu'il sera dans un ventre de location, et pour cette fois évoquer le titre d'un tableau de Picabia - tant il est vrai que l'art et la littérature modernes auront décidément prévu les formes de la vie d'aujourd'hui -, c'est le citoyen que l'on fabriquera.
Il n'est plus le fruit d'une union décidée, choisie, désirée et voulue entre deux êtres, advenant dans l'infini du temps et dans l'infinité des combinaisons, mais le produit d'une loterie biologique, et sera peut-être un jour déterminé par les lois d'une machinerie précise, la réduplication du génome, à l'image des chaînes de montage des usines.
Plus tard il sera le célibataire - pareil à la machine du même nom qu'avait imaginée Marcel Duchamp -, vivant seul dans sa chambre, comme aujourd'hui, dit-on, vit la moitié des habitants à Paris, le producteur capable d'assurer le maximum d'efficacité et de rendement dans sa force de travail, sans attaches, sans passé, sans projet, né de père et de mère inconnus, objet anonyme et inattendu de la gestation pour autrui.
Cet être né sans personne, à peine lui-même une personne, sera alors cet objet, choisi et acheté comme on achète un produit de l'industrie, un objet, et non plus le sujet issu d'une union entre deux êtres. Il sera le fait d'une formation biologique qui est le couronnement d'un monument d'ingéniosité appelé la «procréation médicalement assistée» qui, en séparant l'acte sexuel et la génération, permet de produire des vivants au rythme des besoins, des envies ou des caprices.
Mais encore, cet objet animé, né sans le repère d'un père et sans l'amarrage d'une mère, ne sera-t-il pas devenu du même coup, dans sa totale liberté d'enfant n'ayant rien eu à connaître, aimer ou souffrir des liens familiaux et de leurs conflits, ni des embarras symboliques analysés par Freud, l'être le plus idéalement docile, non seulement à la pression des forces de production de la société moderne, dans lesquelles il devra jouer son rôle, mais aussi, le sait-il? à la pression du pouvoir médical lorsqu'il s'agira, pour diminuer les coûts de l'Assistance publique ou pour alimenter le commerce des greffes, de le laisser mourir au plus vite.
Ce «citoyen idéal», mieux que le prolétaire de Marx ou le travailleur de Jünger, incarnera l'homme devenu le pur producteur, tout entier et uniquement producteur, sans l'embarras des attaches familiales, des défaillances du cœur, et dont la seule raison d'être, à chaque moment de son existence, ne sera ni de venir de quelque chose ni de se diriger vers quelque chose, d'être ni l'héritier d'une famille, ni le facteur de son destin, mais sans projet ni regret, l'individu sans filiation, sans hérédité et sans attache, et qui pourra toute sa vie d'orphelin ne consacrer son temps qu'à la société anonyme dont il est le produit.
Qu'en est-il alors du sens de pareille existence, sans échappée possible, ni vers les paradis promis jadis par les religions, ni vers les satisfactions de l'esprit fournies par une culture rabaissée au rang des loisirs, mais dont le seul souci restera l'entretien de cet organisme parfait qu'est son corps, enchaînant jour après jour, de pénibles exercices musculeux rassemblés sous le nom de fitness, dans la poursuite de plus en plus nauséeuse de la performance, de sorte que cette carcasse, née de rien, promise à rien, soit un jour encore, un jour de plus, capable de satisfaire pleinement, sans retard, sans humeurs, aux horaires, aux agendas, aux commandes, aux impératifs d'une profession et aux illusions d'une vie sociale - clubs de rencontre et «réseaux sociaux» - dont la nécessité et l'utilité auront peu à peu cessé d'être visibles?
Renan, d'une façon frappante, pour résumer pareil processus, use du mot de «viager». La vie en viager. La vie en usufruit: rien avant et rien après. La vie réduite au temps de la vie. La vie nue. L'homme idéal est celui dont le décès efface le fait qu'il ait vécu, espéré, travaillé, construit - sans projet collectif et sans entreprise commune.
Cette vie en viager, que signifie-t-elle alors, sinon le refus ou la négation de toute hérédité comme elle l'est de tout héritage, la fin de toute histoire enfin? L'extinction immédiate du crédit de toutes les images et de toutes les idées que notre civilisation s'est fait de son passé, comme si, de lui, il n'y avait décidément rien à retenir.
À ce point de non-sens, de nullité et d'ennui, une telle vie, soumise à l'eugénisme à son apparition, ne suppose-t-elle pas d'être euthanasiée à son terme?
L'énigme de la naissance est plus profonde que l'inquiétude de la mort. Le fait de naître est plus confondant que le fait de disparaître. La mort est de l'ordre de la nécessité. Mais, «naître», de quel impératif?
La langue reflète cet embarras. On dit «je suis né», escamotant par l'emploi du passif l'action même de naître, et la responsabilité qui accompagne ce fait sans précédent. L'anglais dira: «I was born», rejetant l'acte de naître dans un passé fabuleux dont on ne veut rien connaître.
Cette inquiétude à saisir ce qui se passe quand naît un individu, ce silence du langage à dire la chose, cette dérobade des mots et ce recours assez lâche au passif - les méthodes modernes de conception, de procréation, de manipulation des gènes, l'anonymat assuré des donneurs de sperme et d'ovules, la location des utérus, les assument désormais avec la puissance d'une technique qui est d'autant plus efficace qu'elle est silencieuse, qu'elle ne confie rien, murée dans la perfection de ce qu'elle fait, si bien, si mieux, qu'un couple d'êtres humains.
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