Le management de la sauvagerie
Article passionnant. Et terrifiant. Surtout si l’on songe que le livre a été écrit en 2004. Extraits de l'article à la fin du billet.
On s’aperçoit que, depuis dix ans, l’Occident subit la stratégie des djihadistes. C’est un grand classique de la guerre : celui qui est motivé et a une stratégie s’impose à celui qui est démotivé et n’a pas de stratégie, même s’il paraît matériellement plus fort.
Aucun pays occidental n’a de stratégie anti-djihadiste réaliste, à ma connaissance (si je me trompe, merci de me rassurer).
Car vanter les mérites du Mac Do, de l’Iphone (et de Conchita Wurtz), ce n’est pas une stratégie : les djihadistes utilisent très bien les outils de la modernité, ce n’est pas une question matérialiste.
Comment une société qui est pétrifiée à l’idée de la mort, du risque et du temps qui passe peut vaincre des gens qui n’ont pas peur de la mort et qui pensent avoir l’éternité pour eux ?
Il me semble que notre stratégie devrait reposer sur trois piliers :
♘ Maintenir autant que possible les Etats existants ou travailler à leur dissolution ordonnée (genre Tchéquoslvaquie) puisque la première étape des djihadistes est de profiter de l’anarchie. Bush pour l’Irak, Sarkozy pour la Libye, Hollande pour la Syrie, Juppé et Kouchner parce ça me plait : dans les fossés de Vincennes façon duc d’Enghein.
♘ Prouver que Dieu n’est pas du côté des djihadistes. Autrement dit, les vaincre à chaque fois qu’une occasion se présente, y compris chez nous. Nous en viendrons peut-être un jour à la bombe nucléaire.
♘ Attiser leurs divisions. Les musulmans ont la scissiparité compulsive de nos écolos ou de nos trotskistes, c’est dire s’il y a un terrain à travailler.
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La « sauvagerie » qu’il est ici question de manager n’est absolument pas celle qui consiste à brûler des prisonniers ou à leur couper la tête. Dès sa préface, et au fil de son ouvrage, Abu Bakr Naji définit la « sauvagerie » en question comme étant la situation qui prévaut après qu’un régime politique s’est effondré et qu’aucune forme d’autorité institutionnelle d’influence équivalente ne s’y est substituée pour faire régner l’état de droit. Une sorte de loi de la jungle, en somme.
Avec un pragmatisme remarquable, ce djihadiste convaincu, dont l’ouvrage est méthodiquement constellé de références à la Sunna, considère la « sauvagerie » comme une ressource, un état à partir duquel on peut modeler une société pour en faire ce sur quoi reposera un califat islamique dont la loi soit la Charia. Le management de la sauvagerie est un recueil stratégique qui théorise finement l’exploitation coordonnée de ressorts cognitifs et émotionnels au profit d’un but politique d’essence religieuse. Sa lecture marginalise les commentaires qui tendraient à faire passer les acteurs du jihad pour des aliénés mentaux ou des êtres primaires incapables de comprendre les subtilités propres à l’être humain.
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Le premier volet, « démoralisation et épuisement », exploitera quelques états de fait.
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Il est donc préconisé aux djihadistes de frapper initialement dans les secteurs non-prioritaires pour l’Etat impie, modérément protégés, via des actions de faible intensité. Puis d’accroître l’intensité des actions. Cette progressivité permet aux combattants de se faire la main tout en donnant l’impression à l’ennemi que la menace va sans cesse croissant. Quand c’est possible, il est conseillé d’attaquer les forces de sécurité de second ordre affectées aux zones peu stratégiques : aisées à vaincre, leur déroute contribuera à démoraliser et décrédibiliser l’Etat central, et les djihadistes leur prendront du matériel utile pour la suite des opérations tout en mettant à mal l’illusion de toute-puissance de l’Etat impie.
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Le second volet, « administrer (10) la sauvagerie », a pour but de bâtir la base sociale, militaire et territoriale du futur Etat islamique. Il voit l’instance jihadiste venir libérer une société en proie au chaos de sorte à la remodeler pour la rendre conforme à la Charia et en faire le socle de l’action à suivre. Il s’agit, pour commencer, d’une déclinaison jihadiste de ce que le stratège occidental nomme « soft power ».
Les nouvelles bases morales instillées dans la société « sauvage » pour la remodeler sont celles de la Charia, et Abu Bakr Naji insiste à nouveau sur le concept de progressivité, préconisant que la sensibilisation commence par les aspects les plus fondamentaux, pour ne s’occuper de choses moins essentielles qu’au fil des progrès moraux islamiques réalisés. Aux stades précoces du processus, il est même conseillé de coopérer avec les groupes armés hostiles au pouvoir central même s’ils ne sont pas djihadistes, dès lors qu’il n’en résulte pas de division dommageable au sein de la communauté. Aux stades avancés, en revanche, on aura vu ces groupes se dissoudre au sein de la structure djihadiste, dans le cadre du processus tout naturel d’union de l’Oumma. On ne peut s’empêcher de penser alors à la manière dont le front al Nusra (déclinaison syrienne d’al Qaeda) modèle la société dans les campagnes syriennes tout en se faisant le démultiplicateur de force des mouvements rebelles non affiliés…
Le périmètre géographique concerné, sa population, ses ressources, tout cela a vocation à être défendu militairement, et à servir de base à la suite de l’action. Laquelle suite consistera, pour les djihadistes, à se renforcer sur les terres « de sauvageries » pour, à terme, reproduire l’action dans d’autres périmètres. Il ne s’agit plus là de « soft power », et Abu Bakr Naji précise qu’un pilier majeur de cette défense est la dissuasion par la violence et l’horreur. Toute attaque de la zone de management de sauvagerie doit se solder, pour l’agresseur, par les pires avanies afin de lui rendre douloureuse la seule idée de recommencer.
Le troisième volet, l’instauration de l’Etat islamique, est la simple résultante des phases précédentes et n’appelle à ce titre guère d’autre commentaire.
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La doctrine d’Abu Bakr Naji prône que toute action adverse entreprise contre les jihadistes ait un prix. L’objectif est qu’en les prenant pour cible, l’ennemi ait l’absolue certitude qu’il en paiera le prix, et que ce prix sera élevé. L’urgence n’est pas de mise, et il est précisé que non seulement il est permis de faire « payer le prix » plusieurs années après les faits, mais que cela peut survenir n’importe où. Que la police égyptienne emprisonne des moudjahidines et il sera possible que des moudjahidines d’Algérie enlèvent un diplomate égyptien, par exemple, qu’on proposera d’échanger contre les djihadistes capturés. Quant à ce qu’il y a lieu de faire de l’otage en cas d’échec du marché, c’est extrêmement clair.
Conclusion temporaire
Les conflits d’émanation jihadiste aujourd’hui en cours n’ont pas fini de nous éclairer sur la mise en œuvre du Management de la Sauvagerie. L’accessibilité toujours accrue d’Internet a soulevé, parmi les sphères de pouvoir et les médias d’information, la question de son rôle comme démultiplicateur de forces dans le recrutement des djihadistes. Elle signifie également que la diffusion du message de terreur dans le cadre d’opérations « démoralisation et épuisement » va probablement s’intensifier. D’ailleurs, on ne peut déconnecter cet aspect de celui du recrutement. Abu Bakr Naji professe que les coups portés à l’ennemi encouragent les partisans du jihad et leur donnent envie de se joindre au combat.
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