Livre passionnant.
Arnaud Teyssier retourne le récit devenu classique des dernières années du gaullisme : De Gaulle, vieilli, fatigué, dépassé, est surpris par Mai 1968 et se suicide politiquement en s'entêtant quasi-sénilement sur la participation et sur la régionalisation.
Au contraire, d'après Teyssier, De Gaulle, visionnaire, aurait pressenti mieux que les autres les ravages de l'individualisme débridé, du capitalisme sans morale et sans frontières et de la technique enivrée de sa toute-puissance.
Mais il n'a pas été capable de traduire ce pressentiment en politique, les institutions de la Vème République étant arrivées trop tard. La France, ce pays politiquement immature, a cherché pendant 170 ans des institutions stables.
170 ans, c'est beaucoup, c'est trop. De Gaulle aurait fait 1958 en 1946, peut-être que dix années décisives auraient été gagnées.
Les arguments de Teyssier, basés sur des témoignages et discours, sont convaincants.
A coté, les adolescents en crise genre Cohn-Bendit (« un nom de machine à laver », Bernard Franck) qui font le jeu du capitalisme consumériste apparaissent pour ce qu'il sont : minables parce qu'immatures (eux aussi) essayant de péter plus haut que leur cul.
Georges Pompidou n'a pas le beau rôle : s'il reste fidèle au gaullisme en apparence, il en trahit l'esprit et on peut même se demander s'il le comprend vraiment. C'est le reproche que lui firent certains fidèles d'entre les fidèles. Il fut si habile en 1968, parce qu'il était allégé d'une vision qu'il l'aurait contraint.
Teyssier ne rechigne pas à quelques piques plus contemporaines.
Cette enflure radicale-socialiste de Chirac, qui a tant souillé le gaullisme, va bientôt crever, mon chagrin sera très modéré et ma joie difficile à cacher. Nous allons avoir droit aux imbécilités sur « Chirac sympa ». Teyssier rappelle que, à la grande indignation de Séguin, il a fait retirer, à la demande du gouvernement canadien, un timbre célébrant « Vive le Québec libre ! » : pas de couilles, pas d'embrouilles. Ce genre de petits faits, justement parce que les enjeux sont faibles et qu'ils sont traités par dessous la jambe, révèle la vérité d'une politique. A qui sait voir, la guerre d'Irak fut non pas le symbole de la politique chiraquienne mais, au contraire, l'arbre rebelle qui cache la forêt de la soumission.
Politique étrangère
En 1969, De Gaulle poursuivit sa politique étrangère, originale au point que beaucoup ne la comprennent toujours pas. Il ne se faisait aucune illusion sur la puissance de la France mais il pensait qu'une politique subtile permettait d'acquérir une place dépassant la seule puissance matérielle (c'est aussi pourquoi le slogan des européistes « l'union fait la force » lui paraissait relever d'une pensée grossière, sans finesse).
Nos gouvernants actuels prônent tous de renoncer à la France pour se fondre dans un magma européiste sur le seul critère matériel (population, PIB, etc). Ils sont tous parfaitement incapables de comprendre la politique gaullienne, qui ne s'en tenait d'ailleurs pas aux discours mais reposait sur des actes bien concrets.
Au passage, De Gaulle favorisait, éventuellement et mollement (car, depuis l'échec du traité de l'Elysée, il se méfiait comme de la peste de toute idée d'union européenne, d'où les voyages lointains, Mexique, Cambodge, Canada, ...) « l'Europe des Etats », et non, comme on dit trop souvent, « l'Europe des nations ».
Citons pour l'anecdote le recrutement d'un conseiller diplomatique : diner avec une douzaine de convives au cours duquel sa culture générale est mise à l'épreuve comme au plus redoutable des concours, puis, l'admissibilité acquise, entretien en tête-à-tête.
Economie
En 1958, De Gaulle a accepté une dévaluation massive (20 %) pour faire passer ses réformes. En 1969, il a refusé la dévaluation, avec un tour pendable : il a fait courir la rumeur d'une dévaluation et a pris tous les spéculateurs à revers. La situation ne justifiait pas la dévaluation, un effort raisonnable suffisait.
Le jeune secrétaire d'Etat au budget Chirac propose une augmentation (refusée par De Gaulle lui-même) des impôts sur les ménages. On ne se refait pas !
Parenthèse contemporaine : ceux qui ne veulent pas sortir de l'Euro et dévaluer pour réformer sont soit des imbéciles (qui croient réellement qu'on peut réformer sans sortir de l'Euro, mais, dans ce cas, ce sont des sadiques méritant une psychothérapie lourde) soit des hypocrites (qui ne veulent pas réellement réformer). En revanche, sortir de l'Euro pour éviter les réformes est une trahison, tout à fait possible.
Les institutions
Le référendum perdu de 1969 portait sur la régionalisation et le sénat. Il a été mal compris parce que, il faut l'avouer, mal présenté. L'idée était trop complexe et trop ambitieuse pour un référendum à la va-vite.
De Gaulle sentait les institutions fragiles et il avait raison puisque les minus et les salauds qui lui ont succédé les ont totalement perverties (Eric Zemmour pique une colère chaque fois qu'on lui dit que la Vème république ne fonctionne plus en répondant que, à force des réformes constitutionnelles, les institutions n'ont plus rien à voir avec ce que voulait De Gaulle et que c'est un mensonge de faire semblant de croire que n'avons pas, de fait, changé de régime depuis 1969).
La régionalisation et la suppression du sénat avait pour but ultime de rendre impossible la re-féodalisationde la France (que fera la décentralisation mitterandienne - Mitterrrand n'est pas un ennemi de De Gaulle pour rien) et d'amoindrir les partis politiques.
C'est très dommage qu'il ait échoué.
Le temps et le tragique
Teyssier se défie de Cétait De Gaulle. Il trouve le De Gaulle de Peyrefitte éloigné de celui que l'on connaît par ailleurs, trop blagueur et trop expansif. C'est à mon sens une erreur d'analyse. De Gaulle jouait pour la postérité avec Peyrefitte, dont il savait qu'il prenait de notes.
Son humour caustique nous est connu, pas besoin de Peyrefitte, et il a sans doute éprouvé la nécessité, non de fendre l'armure, attitude trop nombriliste, trop basse, mais de montrer la politique dans un contexte plus familier, dans toute la complexité de ses différents plans.
Cette digression sur la complexité parce qu'il va être question dans ce chapitre d'un fondement original du gaullisme.
De Gaulle a une conception très « fractale » du temps, à la Taleb et à la Mandelbrot. Le temps humain, le temps de l'histoire, ne s'écoule pas linéairement, il connaît des périodes d'accélération et de périodes de calme. Il y a eu plus de bouleversements entre 1789 et 1815 qu'entre 1815 et 1914. C'est ce qui fait le tragique de l'histoire.
Banalité, me direz vous. Certes, mais banalité qui n'est pas comprise par tous. Surtout, il est extrêmement rare qu'un acteur en tire les conséquences.
Or, De Gaulle excelle à changer de tempo en fonction de cet élasticité du temps. Il peut choisir une rupture fondamentale en quelques jours en 1940 ou se mettre en retrait pendant 12 ans entre 1946 et 1958.
On peut analyser sa dernière année au pouvoir comme une perte de la maitrise du temps. Il avait bien compris que la France se dirigeait vers la décadence mais il n'a pu reprendre le dessus. S'il ressuscitait, il serait sans doute surpris par bien des aspects de l'actuelle tiers-mondisation de la France mais non par l'esprit qui y conduit.
C'est, me semble-t-il, le fondement de son désaccord avec Pompidou. Tout intelligent qu'il était, Pompidou n'a pas subi dans sa vie pépère le tragique de l'histoire. Il fait une place au tragique en théorie, dans ses écrits par exemple, mais, en pratique, il gouverne comme s'il n'existait pas.
Au contraire, De Gaulle vit dans le tragique, il a toujours en tête la catastrophe possible. Il garde toujours en réserve ceci ou cela, tel ou tel, au cas où ... C'est d'ailleurs en grande partie à cause de cette catastrophe possible qu'il rechigne aux abandons de souveraineté. Qui sait si telle souveraineté, abandonnée bien légèrement dans les temps heureux, ne nous manquera pas cruellement à l'heure du péril ?
Aujourd'hui, par exemple, ceux qui poussent la France à abandonner ses possessions d'outremer savent parfaitement ce qu'ils font, le mal que cela peut être dans le futur. Par exemple, s'il y a une guerre entre la Chine et les Etats-Unis, ne regretterons nous pas la Nouvelle-Calédonie ?
Pour conclure
Teyssier cite Yourcenar :
Nous sommes mieux renseignés sur la manière dont une civilisation finit par finir. Ce n'est pas par des abus, des vices et des crimes, qui sont de tous les temps. Les maux dont on meurt sont plus spécifiques, plus complexes, plus lents, parfois plus difficiles à découvrir ou à définir.
Mais nous avons appris à reconnaître ce gigantisme, qui n'est que la contrefaçon malsaine de la croissance, ce gaspillage qui fait croire à l'existence de richesses qu'on n'a déjà plus, cette pléthore si vite remplacée par la disette à la moindre crise, ces divertissements ménagés d'en haut, cette atmosphère d'inertie et de panique, d'autoritarisme et d'anarchie, ces réaffirmations pompeuses d'un grand passé au milieu de l'actuelle médiocrité et du présent désordre, ces réformes qui ne sont que des palliatifs et ces accès de vertu qui ne se manifestent que par des purges, ce goût du sensationnel qui finit par faire triompher la politique du pire, ces quelques hommes de génie mal secondés perdus dans la foule des grossiers habiles, des fous violents, des honnêtes gens maladroits et des faibles sages.
Il y a plus pénible que de se croire à Bamako ou à Alger quand on est à Paris.
C'est de sentir que l'Etat est devenu le pire ennemi de la France, celui qui pousse notre pays à la dissolution, et que nos dirigeants travaillent sans relâche à notre perte.
Aujourd'hui, la Foi seule permet vraiment de croire en la continuation de la France en péril. Il s'avère souvent que la France est supérieure aux Français, que ceux-ci semblent d'une médiocrité irrémédiable et que pourtant celle-ci se relève.
1969 fut une occasion manquée.
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