La Défaite pas si "étrange"
par Pierre Vermeren - 3 juin 2020
Ce bilan humain et économique désastreux est dû à la lourdeur de notre appareil administratif obsédé par le respect des normes. Même en temps de guerre.
La France se prépare à un étrange désastre, car nous n’avons rien vu venir. Nous attendions de pied ferme la pandémie du SRAS en 2009, qui n’est pas arrivée. Roseline Bachelot en a été pour ses frais ! Nous avons jugé que l’excès d’anticipation nous avait inutilement mobilisés et coûté. Aussi, quand on a évoqué la probabilité d’une nouvelle pandémie en janvier 2020, nous avons cru bon de laisser venir. Les Chinois ayant assez mauvaise presse – en vertu d’un mélange de défiance envers le régime communiste et de relents ataviques de supériorité –, il ne nous est pas venu à l’esprit que si la rumeur d’une catastrophe fuitait de Pékin, c’est que le mal était profond. Puis, nous avons recommencé avec les Italiens, soupçonnés de surjouer et d’être désorganisés. On en avait vu d’autres !
Sur le podium
Quatre mois plus tard, la France se prépare à être sur le podium des pays les plus mortellement touchés par la pandémie. Notre administration a réussi à taire dans un premier temps le désastre des Ephad (dont la déroute se cachait derrière l’horrible acronyme), mais a fini par le reconnaître fin mars : d’un coup, la mortalité officielle a presque doublé. Fin avril, l’administration a récidivé avec les 9 000 morts à domicile, dont de nombreux soignants. Le nombre officiel de victimes est donc de 33 000 morts au 29 avril, au deuxième rang mondial derrière la Belgique en nombre de victimes par million d’habitants (en tout cas parmi les pays industrialisés, car on ne sait rien de fiable des pays pauvres). À combien serons-nous à la fin de l’année ?
Nous nous apprêtons aussi à monter sur le podium des pays économiquement les plus déstabilisés par la crise : avec 75 milliards d’euros de manque à gagner de production par mois, nonobstant l’explosion des dépenses publiques, nous sommes déjà, à la fin mars, parmi les pays ayant la plus forte chute de PIB en Europe (deux points sous la moyenne), à – 5,8 %. Au second semestre, la chute de la production de richesse et du niveau de vie des Français va s’apparenter à une véritable purge, sans équivalent depuis les deux guerres mondiales. En quelques mois, quelles que soient les formes que cela prenne, les Français vont être appauvris d’au moins 10 %.
Alors oui, « nous sommes en guerre », a dit le Président Macron – quoiqu’il ait refusé d’évoquer le confinement. Mais le lyrisme présidentiel, s’il a bien été entendu par les Français, et reçu cinq sur cinq par les soignants en première ligne dans les régions frappées de plein fouet, n’a pas précipité dans la bataille les directeurs et les étages intermédiaires de notre bureaucratie.
Un Etat en mauvais état
Il est vrai que nous étions mal partis, puisque les précédents gouvernements ont renoncé à notre autonomie industrielle, alimentaire et médicale, tout en désarmant notre vigilance. L’État stratège s’est autodémantelé. 80 % de nos médicaments sont fabriqués en Chine, ainsi que tout le petit matériel médical (gants et masques, surblouses, thermomètres – il y en aura à nouveau en France en septembre –, appareils d’assistance respiratoire, etc.). La médecine militaire a été déshabillée en moins de vingt ans. En 2000 encore, les hôpitaux et régions militaires pouvaient monter en une journée un hôpital de campagne avec une ou plusieurs centaines de lits en cas d’attaque NBC (nucléaire, bactériologique et chimique), mais tout a été liquidé : il en reste un à Paris, et un ersatz de petite taille à Strasbourg. Le remarquable « Plan de réponse contre une menace SRAS », publié en avril 2004 par les autorités sanitaires, a été passé à la trappe des mesures d’économies budgétaires et remisé au musée des rapports administratifs (des lycées de Lorraine avec internat avaient été préparés en 2004, avec stocks de masques et matériels entreposés, mais il a fallu – toute mémoire administrative s’étant effacée – envoyer des malades au Luxembourg (où a été monté un hôpital de campagne pour 100 Français). L’État a liquidé ses stocks stratégiques de masques durant le mandat de François Hollande (1,5 milliard, transférés à tous et donc à personne). Il restait en France une seule usine de production d’appareils respiratoires et une des principales usines de masques a fermé en 2018 dans les Côtes-d’Armor. Pour faire bonne mesure, nous n’avons pas voulu fermer nos frontières quand il était temps, laissant les touristes chinois se déverser par milliers chaque jour jusqu’au confinement.
Une affaire de souplesse
Mais le problème ne se limite pas à cela. La France possède un tel appareil administratif centralisé qu’il aurait pu se mobiliser pour répondre de toute urgence à nos carences, notamment au plan matériel (masques, tests, blouses, thermomètres). S’il est avéré que l’État a perdu un temps précieux de la mi-janvier à la mi-mars (authentifié par Agnès Buzyn), pendant que les Allemands et les nations d’Asie étaient à la manœuvre, quand le président a déclaré la guerre le 16 mars, que s’est-il passé ? Un mois et demi plus tard, force est de constater que l’administration s’est hâtée lentement, chaque service ouvrant le parapluie de la responsabilité, et chaque responsable s’en remettant aux normes et aux procédures légales, qu’en principe une guerre doit balayer.
« Comment se fait-il, cependant, qu’à beaucoup d’entre nous, j’en juge par certaines confidences, avant tout aux exécutants, le commandement, une fois les opérations entamées, ait donné fréquemment, une incontestable impression de désordre ? C’est que je crois, l’ordre statique du bureau est, à bien des égards, l’antithèse de l’ordre, actif et perpétuellement inventif, qu’exige le mouvement. L’un est affaire de routine et de dressage ; l’autre d’imagination concrète, de souplesse dans l’intelligence, et, peut-être surtout, de caractère », a écrit Marc Bloch à chaud en 1940 dans L’Étrange défaite, à propos de son expérience d’officier de terrain au milieu de l’effondrement militaire de mai-juin 1940 (cette année-là, le PIB de la France s’était effondré de 17 %).
Il fallait en effet compter avec la bureaucratie d’État et son mode de gouvernance ! Alors que l’Europe était en ébullition, c’est le 18 mars que Beauvau a activé la cellule interministérielle de crise ! Les Allemands avaient déjà tests et masques au moment où nous nous sommes posé la question. Pourquoi ? Quatre principes gouvernent en effet l’action publique au xxie siècle : d’abord le « principe de précaution », sanctuarisé dans la Constitution par Jacques Chirac. Son effet pervers est d’inciter à l’immobilisme, le risque zéro ! Ensuite, le contrôle budgétaire qui, en temps d’austérité comptable permanente, paralyse toute initiative (c’est l’histoire des cliniques privées disponibles de l’Est, tardivement sollicitées alors que l’hôpital public était asphyxié). Puis, le contrôle de légalité, qui est une véritable sinécure dans un pays qui compte plus de 10 500 lois, 127 000 décrets (2008) et plus 400 000 textes réglementaires et circulaires : toute décision doit être précédée d’une note de synthèse juridique (chronophage) pour débrouiller le maquis réglementaire. S’y ajoutent des protocoles expérimentaux spécifiques qui encadrent les règles de conformité et de mise sur le marché pour tous les tests, les vaccins, ainsi que les matériels et les processus médicaux. Puis vient la phase des appels d’offres, avec soumission obligée au Code de la commande publique (issu de la fusion en 2018 de 1 747 articles). Enfin, le principe de responsabilité, en vertu duquel toute initiative ou action prise à un niveau intermédiaire peut être déjugée et sanctionnée par la hiérarchie (valant sanction par la justice administrative en cas d’illégalité), et au pire pénalisée devant l’ordre judiciaire en cas de plainte (le recours aux tribunaux se multiplie, hélas, en matière en santé publique).
Mille-pattes administratif
Cette quadrature du cercle incite donc les strates et les instances administratives à agir lentement, prudemment, et si possible avec l’aval du niveau hiérarchique supérieur. Or, dans une fonction publique hospitalière qui compte plus de 1,1 million d’agents, l’administration est une forteresse à plusieurs étages ! Elle agit de manière opaque, ce qui est d’ailleurs attendu d’elle par le ministère – des mois de travaux d’une commission parlementaire ont été nécessaires pour savoir combien de cartes Vitale circulent en France et le dossier médical individuel promis par Alain Juppé en 1996 se fait attendre : or, il serait utile en cas d’épidémie. Mais elle est de surcroît soumise à des impératifs budgétaires qui entravent l’activité : le respect de l’Ondam (Objectif national de dépenses de l’Assurance-maladie), issu de la loi Juppé, conjugué à la tarification à l’acte, aboutit à des logiques perverses qui maintiennent une pression constante sur l’hôpital public. Les cliniques ayant tendance à aspirer les actes répétitifs et rentables, dans une enveloppe globale, cela déshabille d’autant l’hôpital public qui a la charge des pathologies complexes et coûteuses. Les gestionnaires font des choix contraints : ne pas pourvoir tous les postes de soignants, ou embaucher des médecins étrangers qui coûtent moins cher…
Depuis la loi du 21 juillet 2009, dite « Hôpital, patients, santé et territoire » (HPST), les ARS (agences régionales de santé) assurent un pilotage unifié de la santé dans les régions françaises. Peuplées de cadres administratifs formés à l’École des hautes études en santé publique (EHESP) de Rennes, elles exercent leur tutelle sur les hôpitaux et sur les cliniques et veulent contrôler toute initiative locale. La bureaucratie de la santé n’a jamais été si puissante. Le corps médical a perdu le contrôle de la politique de la santé publique au profit de ces agences de régulation : leur objectif est de tenir les dépenses budgétaires autorisées par le Parlement, ce qui conduit à des situations ubuesques en peine crise du Covid (relatées par Gil Mihaely et Erwan Seznec dans « Covid-19 : les pesanteurs administratives sont immunisées, scandale dans la gestion de Covid-19 dans le Grand-Est », 7 avril, causeur.fr). Comme toute bureaucratie, les ARS et l’APHP (État dans l’état sanitaire, avec ses 100 000 agents, dont une majorité de non-soignants) émettent des normes de contrôle et de procédure, qui rendent impossible toute « mobilisation » en cas de guerre.
La haine de l’initiative
La bureaucratisation des procédures est si rigide qu’elle interdit l’initiative locale et individuelle. On comprend mieux la hargne administrative qui s’est abattue sur les initiatives jugées intempestives du professeur Raoult – quels que soient par ailleurs ses torts ou ses mérites –, qui avait eu le « culot » de faire procéder à la fabrication de tests Covid-19 sans attendre la labellisation industrielle agréée. Comme si une guerre pouvait se gagner comme une expérimentation de laboratoire, ou un brevet industriel, dans le strict respect des normes en vigueur. De même, les initiatives des régions et des villes ont d’abord été retoquées par l’État, notamment pour la production et l’achat de masques, comme s’il s’agissait d’une technologie inconnue hors de toute urgence vitale. Non seulement notre porte-avions a mis un temps infini à virer, mais les goélettes les plus mobiles ont été rattrapées par la patrouille.
Il y a quelques années, l’État aurait mandaté les commissaires aux armées qui, avec des valises de billets, avaient le droit (comme les Américains) de parcourir le monde à la recherche des fournitures nécessaires. Mais le ministère de la Défense a mis fin à la liberté de ses agents, désormais soumis à la commande publique. Or, une fois la guerre perdue, il est trop tard pour casser les codes. La bureaucratisation et la paralysie semblent consubstantielles d’un appareil administratif tentaculaire.
En tant que chercheur en sciences humaines, cela m’évoque l’incapacité de notre État à piloter les recherches stratégiques quant à notre sécurité collective et à nos intérêts vitaux : le respect des procédures conduit à privilégier de manière improbable, mais équitable, les dossiers les plus politiquement corrects, dussions-nous mourir en les lisant !