lundi, février 06, 2006

"Au départ, il n'y a pas d'interdit spécifique concernant la représentation du Prophète"


Jean-François Clément, spécialiste de l'image dans l'islam, il rappelle qu'il est "faux et absurde" de dire que le Coran interdit la représentation du Prophète. Si Mahomet apparaît le plus souvent comme un prophète sans visage, cette règle a connu des exceptions. La polémique actuelle soulève la question de la figuration dans l'islam.

LE MONDE 04.02.06 15h06 • Mis à jour le 04.02.06 17h18

Devant la colère des pays musulmans, on a l'impression que leur presse ne connaît pas la caricature, qu'elle soit politique ou religieuse. Est-ce possible ?

C'est faux. Dans les pays musulmans où la liberté de la presse existe ou est relativement tolérée, la caricature et le dessin font partie du champ normal de la critique sociale. Il y a toutefois des limites. On ne peut pas désacraliser le chef de l'Etat, sinon la censure frappe. Mais il existe aussi beaucoup de dessins et de caricatures qui mettent en cause la religion musulmane elle-même, l'hypocrisie de certains croyants, le caractère superficiel de la foi, le pouvoir exorbitant que s'accordent certains responsables religieux. Dans cette presse — surtout celle du Maghreb ou celle des pays les plus ouverts du Proche-Orient (Liban, Egypte) —, l'insolence de la caricature existe donc réellement. Les juifs, le pape, les présidents américains peuvent être représentés et même caricaturés. Par exemple, au début des années 1980, on pouvait parfois voir la caricature du pape, avec un visage noir et un nez crochu, en train de montrer la direction du Liban à des troupes de soldats dessinés en croisés. Mais on peut mettre au défi quiconque de trouver, parmi tous ces dessins, le prophète Mahomet. Celui-ci échappe à toute représentation.

D'où vient cet interdit concernant le Prophète ?

Au départ, il n'y a pas d'interdit spécifique concernant la représentation du Prophète. L'interdit de l'islam porte sur la figuration en général, sur les statues à fonction d'idole "inventées par Satan", comme dit le Coran, et présentées comme des "abominations". On sait que les monothéismes se sont constitués contre ce paganisme idolâtrique. Ensuite, on trouve dans la sunna [ensemble des paroles et actions de Mahomet], en particulier dans le recueil de hadiths ["dits"] de Muhammad al-Bukhari (810-870), que trois attitudes sont possibles envers l'image : tolérer, mais s'abstenir de la produire ; condamner par la parole ; pratiquer l'iconoclasme, c'est-à-dire la détruire. On ne peut pas produire d'image, car la fabrication de formes figuratives est considérée comme une activité menaçant le monopole créateur de Dieu. Du IXe au XIIIe siècle, les théologiens durciront ces positions.

"Subiront le châtiment par le feu le plus terrible, le jour du Jugement dernier, tous ceux qui feront de la représentation figurée", écrit par exemple Muhammad al-Bukhari. Dieu les mettra au défi de créer une âme, soit une manière de rappeler qu'il a seul le monopole de la création complète, celle qui produit la matière, sa forme spatiale et l'âme qui doit nécessairement y être associée. Dieu reproche donc aux créateurs d'images de n'être pas des... dieux, c'est-à-dire de ne pouvoir donner une âme à une matière. C'est un reproche aussi connu en Occident, comme on le voit dans les récits de Pinocchio, du Golem, des robots animés de la science-fiction, pour ne rien dire du titan Epiméthée qui façonne une statue d'argile sans lui donner la vie, raison pour laquelle Zeus, lui aussi jaloux, le transforme en singe.

Comment expliquer, malgré cet interdit qui apparaît assez tardivement, l'existence de nombreuses représentations, y compris celle du prophète Mahomet ?

On la trouve, en effet, depuis l'Inde de la période moghole jusqu'à l'Empire ottoman et en Perse, et cela du XIVe au XVIe siècle. Les théologiens persans, indiens ou turcs ont toléré la représentation de figures humaines, des anges et même du Prophète en contournant de quatre façons l'interdit. La première est d'user de miniatures : une figure réduite ne peut pas être confondue avec une figure réelle. Cela inclut la reproduction du Prophète, puisqu'il n'est jamais en grandeur réelle. Ensuite, on peut considérer — si Dieu est absolu — que toutes les figures sont produites par Dieu et non par des hommes. A cela s'ajoutent deux autres modes de contournement propres à la représentation du Prophète. Si les figures humaines, celles des compagnons ou des anges qui se trouvent dans les miniatures autour de Mahomet ont un visage avec tous ses traits — la bouche, les yeux, les oreilles, le nez, la barbe —, le Prophète, lui, a toujours un blanc à la place du visage. Mahomet est un prophète sans visage. Sa figure est... afigurée. On la trouve aussi parfois recouverte d'un voile.

Cette représentation s'est-elle poursuivie à travers les siècles ?

Elle ne se poursuit pas aux XVIIe et XVIIIe siècles. Cette capacité représentative, qui aurait pu être le début d'une sorte de Renaissance musulmane, a été tuée dans l'oeuf. Il a fallu attendre la fin du XIXe siècle pour qu'en Egypte, sur le mode des images de Saint-Sulpice ou des images d'Epinal, commencent à circuler des images pieuses comme supports de transmission de la foi. C'est à partir de là qu'on a commencé à représenter des prophètes comme Adam, Noé, Abraham, ou même Ali, le gendre de Mahomet, et ses deux fils Hussein et Hassan, mais jamais le Prophète lui-même.

Cette circulation d'images pieuses est le début d'une "révolution iconique" qui ne s'arrêtera plus jusqu'à aujourd'hui. Et le paradoxe veut que cette civilisation musulmane, à ses origines si méfiante à l'égard de l'image, confondue avec l'idolâtrie, soit aujourd'hui écrasée par l'image, devenue un des principaux modes de communication et de prosélytisme religieux ou politique. Comment exprimer autrement le formidable développement en pays musulmans, au XXe siècle, de la photographie, du cinéma, des cassettes vidéo, des DVD, de la télévision jusqu'à Al-Jazira ? Comment oublier l'utilisation qui a été faite de l'image dans le culte de la personnalité des souverains politiques ou d'un chef religieux comme l'imam Khomeiny ? Qu'on pense aux images de Nasser en Egypte ou d'Hassan II au Maroc.

Et l'un des paradoxes de la situation actuelle est bien que les islamistes, qui disent vouloir retrouver la pureté des "origines" de l'islam, font aujourd'hui un usage surabondant de l'image figurative. Dans la bande de Gaza, dans les territoires occupés, on vend des centaines de milliers d'exemplaires de photos des "martyrs" palestiniens. Pour ne rien dire des images d'Oussama Ben Laden, d'Ayman al-Zawahiri ou aujourd'hui d'Abou Moussab al-Zarqaoui.

Quelle ressemblance et quelle différence y a-t-il aujourd'hui avec l'affaire Rushdie ?

Dans un cas, on s'en prend à un texte littéraire, dans l'autre, à des images. Mais ceux qui avaient condamné les Versets sataniques de Salman Rushdie (Bourgois, 1998) ne l'avaient pas lu et ceux qui condamnent aujourd'hui les caricatures danoises n'en ont vu, dans le meilleur des cas, qu'une seule sur les douze publiées au Danemark : celle qui présente la tête du prophète Mahomet surmontée d'une bombe en guise de turban. Autre point commun : lorsque l'imam Khomeiny lance l'affaire, en février 1989, il s'agit d'abord pour lui de tester les autorités européennes et surtout de mobiliser les islamistes à travers le monde autour de lui.

Dans les deux cas, ces affaires ont été "mondialisées" par les médias. Mais on ne sait pas s'il y aura la même mobilisation en Europe autour des Danois, collectivement accusés, que jadis autour de Salman Rushdie et de son livre. Il est vrai que M. Rushdie avait été directement menacé de mort par des autorités officielles d'un Etat, ce qui n'est pas le cas dans la situation présente.

Dans les manifestations d'aujourd'hui, l'argumentaire est-il surtout religieux ou politique ? Il est plus politique que religieux. Ces caricatures sont considérées comme un outrage aux musulmans dans un scénario de "choc des civilisations" imaginé aux Etats-Unis, mais que les pays musulmans ont aussi parfaitement intégré depuis le 11-Septembre. Cette affaire de caricatures participe d'une mentalité de "victimisation" : la presse européenne et les Occidentaux en général ne nous comprennent pas, ne nous aiment pas, bafouent, au nom de leur liberté d'expression, ce que nous avons de plus précieux — notre foi — et font des lois contre les musulmans. Il est dit aussi que donner une image terroriste du Prophète, c'est assimiler islam et islamisme violent.

Mais il y a trois arguments spécifiquement religieux, tous les trois faux ou absurdes : le Coran interdit la représentation du Prophète ; le Prophète n'a jamais été représenté tout au long de l'histoire de l'islam ; enfin, si l'on représente le Prophète, on risque d'en faire une idole.
Ajoutons que les musulmans ne comprennent pas que les attaques contre les juifs soient punies par les lois européennes, mais pas celles qui atteignent les musulmans. Enfin, pour certains, Mahomet n'est pas seulement le prophète des musulmans, mais celui de tous les hommes et, à cet égard, il doit être respecté.

Pensez-vous que les proclamations, en Europe, de défense de la liberté de la presse et du droit à la caricature et à la dérision puissent faire avancer la prise de conscience dans les pays arabes ?

Les critiques viennent de pays dans lesquels la presse, en général, est soumise aux gouvernements. L'Occident a réussi à faire cohabiter le droit à l'expression et à la dérision avec le respect des croyances, mais ce fut au prix de longues batailles historiques. Nous sommes face à des pays qui ne se développent pas économiquement, qui vivent dans un univers dominé par l'idée que c'est par la faute des autres qu'ils sont pauvres. Le vrai problème — et l'on en revient à l'image — est dans la représentation qu'ils se font d'eux-mêmes et dans celle qu'ils ont des autres.

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