La chronique d'Alain-Gérard Slama
[06 février 2006]
Face à la violence déchaînée dans le monde musulman à la suite de la publication de caricatures de Mahomet par des journaux européens, deux stratégies s'affrontent. La première plaide en faveur de l'apaisement, la seconde choisit la fermeté sur le terrain des principes. La première de ces thèses peut sembler la plus sage, mais l'examen des faits et l'analyse de la situation inclinent nettement à opter pour la seconde.
L'apaisement s'appuie sur l'argument selon lequel il ne faut pas désespérer les musulmans modérés. Il faut laisser du temps au temps, disent en particulier ceux qui croient encore aux bienfaits d'une politique arabe qui, apparemment, ne protège guère nos ambassades. Et de rappeler que Salman Rushdie a survécu à la fatwa de Khomeyni lors de la publication de son roman Les Versets sataniques, en février 1989. Le temps aidant, Taslima Nasreen est parvenue elle aussi à quitter saine et sauve le Pakistan après la fatwa qui frappait son roman La Honte, en octobre 1994.
La thèse de l'apaisement repose, en outre, sur le constat que la disproportion est éclatante entre les douze caricatures danoises mises en cause et l'ampleur de mouvements de foule qui se répandent de Téhéran à Beyrouth et de Damas à Islamabad en passant par Gaza. L'écart vertigineux entre la cause et l'effet – et cela quatre mois après la publication de ces dessins dans le journal danois Jyllands-Posten le 30 septembre dernier – témoigne que l'opération est manipulée : raison de plus pour ne pas souffler sur cette braise. En faisant appel à des caricaturistes pour illustrer un essai sur Mahomet dont l'auteur n'arrivait pas à trouver d'illustrateurs, le quotidien de Copenhague a commis une faute. Les journaux qui ont reproduit ces dessins sont allés au-delà de leur devoir d'information. Ne donnons pas aux intégristes, déjà portés au sommet en Iran, le prétexte dont ils ont besoin pour enflammer les masses et s'emparer du pouvoir en Egypte, en Syrie et peut-être même en Arabie. Aidons plutôt les musulmans modérés, en ne froissant pas leurs croyances, et en sachant que, plus ils seront forts, plus il est probable que les chiites et les sunnites finiront par s'entre-dévorer.
Cet argumentaire serait fondé, dans l'hypothèse, chère à Huntington, où nous serions en présence d'une confrontation objective entre deux civilisations. Le seul moyen d'éviter un tel choc serait alors en effet de ne donner à l'adversaire aucune des armes, militaires et psychologiques, dont celui-ci se sert pour nous affaiblir. Mais nous ne sommes pas en présence d'une guerre de civilisations, tant les deux camps supposés face à face sont éclatés dans l'espace et divisés. Nous sommes défiés par une guerre contre la civilisation, ce qui n'est pas du tout la même chose : la civilisation, entendue comme processus d'émancipation de l'individu, de développement matériel et de maîtrise de la violence. Cette idée de la civilisation a, il est vrai, pris naissance en Occident. Elle demeure un projet, largement inabouti. Elle n'en demeure pas moins la condition du libre exercice de l'esprit critique, de la responsabilité et de la tolérance.
A vue humaine, les idéologues de l'intégrisme islamique savent qu'ils n'ont guère de chance de remporter la victoire par les armes. Ils comptent en revanche sur l'arme idéologique. A défaut de pouvoir atteindre sur ce terrain les Etats-Unis, ils estiment disposer de moyens de pression beaucoup plus grands sur l'Europe occidentale, dévorée de culpabilité par la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et de son passé colonial.
Dans cette bataille idéologique, la religion n'est qu'un prétexte : plus encore que les consignes du Prophète, les idéologues intégristes appliquent celles de Clausewitz, Lénine, Hitler et Mao. Vendredi dernier, à Munich, Mme Merkel semble l'avoir compris. Leur but est de briser les valeurs libérales et la certaine idée du bonheur qui exercent sur les élites des pays arabes et sur les musulmans émigrés un pouvoir d'attraction lent, mais irrésistible. Ces manipulateurs sont suivis, partout dans le monde, par les fondamentalistes de tous ordres, ethniques ou identitaires, qui comptent sur eux pour faire avancer leur rêve totalitaire.
Voilà pourquoi la fermeté s'impose. Comment parier sur l'avenir d'une démocratie qui se déclare attachée aux droits de l'homme, mais qui capitule chaque fois que l'usage d'une liberté est menacé par une minorité exerçant un chantage à la violence ? S'agissant de simples caricatures, reconnues comme telles, de banales plaisanteries identifiant le Prophète au terrorisme – mais qui a commencé ? –, on s'excuse et on recommande le «respect». Mais on s'interroge sur la suite à donner aux provocations de M. Dieudonné qui se réclame de son droit à la caricature quand il accuse Israël de nazisme, alors même qu'il ne plaisante pas, et qu'il s'en vante ? Déjà, le Conseil français du culte musulman s'est réuni pour envisager un procès contre les journaux coupables d'avoir reproduit les dessins danois. Dans le climat de confusion qui gagne les meilleurs esprits, on attend avec intérêt le dépôt d'un projet de loi contre le blasphème sur le bureau de l'Assemblée. [les parlementaires sont tellement incouillus qu'ils en sont capables]
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