Qu'ajouter à l'éditorial ci-dessous ? Que notre école (sauf bien entendu nos établissement pour l'élite, et encore) fabrique des ignares (et qu'on ne me dise pas le contraire : j'éprouve régulièrement la culture des "jeunes" avec qui je discute, et ce n'est pas brillant du tout.) Or un homme (pardon, de nos jours, faute de rituel de passage, les hommes n'existent plus, il ne reste que d'éternels adolescents) sans culture ni passé n'a pas d'avenir.
N' "enseigner" aux élèves que ce qu'ils liraient "spontanément" ou que ce qui est supposé (dans les préjugés intellocrates) les intéresser, c'est une forme de mépris pur et sans mélange.
Je me souviens d'une classe de seconde en bonne partie consacrée à Chrétien de Troyes, c'était en 1986, nous savions tous à peu près lire et écrire et nous avions même (inimaginable érudition de nos jours) de solides notions de latin. Cependant, il ne nous serait pas venu "spontanément" à l'idée d'attaquer Perceval le Gallois par la face nord.
Signe évident que je fus irrémédiablement traumatisé : je lus de mon propre chef le restant des oeuvres de Chrétien de Troyes.
Bien entendu, comme il convient de mélanger les genres et de brouiller ce qui clair, on ne peut attribuer pareille attitude qu'à une supposée extraction bourgeoise.
Michel Ragon, complet autodidacte, qui a commencé sa culture en lisant les Petits Classiques Larousse dans l'ordre alphabétique, avait donc sans le savoir quelques gènes de bourgeoisie, puisqu'il a fait de la culture sa vie.
Laissons là ces fadaises d'archéo-marxistes , de jeunes militants gauchistes déjà vieux, il ne faut pas désespérer : la culture "classique", "bourgeoise", est suffisamment attayante pour ne point disparaître, elle trouvera toujours quelques hôtes qui sauront la transmettre en attendant que d'autres générations, plus éclairées que la nôtre, la fasse revivre pour tous.
Cela fait quelques siècles que Homère, Racine, Corneille, Shakespeare et d'autres émeuvent les hommes, quelques Trissotins meyrieuphiles ne suffiront pas à en venir à bout.
Apprendre Corneille par coeur peut être une peine pour le présent mais c'est un cadeau pour l'avenir.
Ô rage! ô Désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir an un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras, qu'avec respect toute l'Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermis le trône de son roi
Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?
Ô cruel souvenir de ma gloire passée!
Oeuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d'où tombe mon honneur !
Faut-il de votre éclat voir triompher le Comte,
Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur;
Ce haut rang n'admet point un homme sans honneur;
Et ton jaloux orgueil, par cet affront insigne,
Malgré le choix du roi, m'en a su rendre indigne.
Et toi, de mes exploits glorieux instrument,
Mais d'un corps tout de glace inutile ornement,
Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense
M'as servi de parade, et non pas de défense,
Va, quitte désormais le dernier des humains,
Passe, pour me venger, en de meilleures mains.
D'un Corneille l'autre
L'éditorial de Claude Imbert
« S'il vivait, je le ferais prince », disait de lui Napoléon. Aujourd'hui, notre vieille République oublie jusqu'à son nom. Pierre Corneille (1606-1684) est quasi chassé d'une mémoire nationale qui, durant quatre cents ans, le révéra. Il figurait parmi les grands « classiques » voués à diffuser dans les classes une certaine idée du Bien et du Beau. Et la magie d'une langue coulée dans le bronze. On l'apprenait par coeur. « Par coeur » pour apprendre à l'aimer.
Fini ! Nos classiques agonisent à domicile. Molière se défend encore bien, mais Corneille et Racine tirent leur révérence comme l'imparfait du subjonctif. On ne comprend plus leur art de dire. Et moins encore ce qu'ils disent : des vieilles lunes, l'honneur, le service forcené de l'idéal, la loyauté clanique qui ne subsistent sous nos yeux qu'en Corse, chez les Gitans ou dans le vieux Maghreb.
Ne pleurnichons pas sur cette fatalité ! Mais, tout de même, quel crève-coeur de voir notre République sombrer de plus en plus dans son gâtisme repentant : elle ne commémore que ses remords... Au diable, donc, le flamboyant, le tonnant, le glorieux ! Austerlitz, Corneille, même charrette ! Le décervelage à la mode, encensé par un Etat soûlé de démagogie, c'est de battre sa coulpe sur celle des aïeux. Dans la mythologie antique, la mémoire était la mère des muses : la France, aujourd'hui, a la mémoire qui flanche, et les muses aussi.
Remarquez, on voit bien pourquoi notre temps enterre, sans tambour ni trompette, un Corneille entiché de tambours et de trompettes. Ecrivain féal et catholique, il exaltait une époque en turbulent essor, ivre de confiance et de conquête et qui fut la jeunesse de la France. La tête dans l'idéal mais sanguine, querelleuse, obsédée par les combats intimes du devoir et de l'amour, c'était une époque de rayonnante vitalité, un autre âge de la nation. Un âge révolu que nous peinons à imaginer. « Le Cid » ignorait le principe de précaution. On vivait moins longtemps mais plus haut et plus fort. Et nous ? « Nous, nous vivons si vieux que nous ne vivons plus »...
Corneille fut aussi le héraut, le chantre d'une société aristocratique, celle de Louis XIV, où l'élévation de coeur et d'âme servait encore l'esprit féodal. L'esprit démocratique n'a pas pour cette sorte d'idéal la même ferveur. Tocqueville, il y a cent cinquante ans, notait déjà que, dans les démocraties, « l'amour des jouissances matérielles, la concurrence, la recherche de succès immédiats... font que l'égalité détourne les hommes de la peinture de l'idéal ». La démocratie, ajoutait-il, « écarte l'imagination de ce qui est extérieur à l'homme pour ne la fixer que sur l'homme lui-même ».
De nos jours, l'ignorance massive aidant, une outrecuidance puérile prétend soumettre des époques révolues à des valeurs contemporaines. On fait reproche à Louis XIV ou à Napoléon de rester sourds à la Ligue des droits de l'homme. Passons sur ces niaiseries ! Plus fâcheux, pourtant : ce révisionnisme historique ôte peu à peu à la nation ses racines et légendes. La nation y perd plumes et panache et se retrouve, avec la chair de poule, dans la grisaille. A la place des peintres et poètes qui chantaient la gloire de Dieu et des princes, et les splendeurs de la nature, la mode actuelle va aux photographes qui peignent la misère, le bitume et les squats.
Dans ce séisme, le malheureux Corneille est emporté comme fétu. Il mettait, lui, un point d'honneur à chanter les fondements de sa civilisation. Dans sa trilogie d'« Horace », « Cinna » et « Polyeucte », il se plaisait à parcourir d'un bout à l'autre le cycle fondateur de notre héritage romain, puis impérial puis chrétien (1). Une archéologie désormais érudite ! L'excellent Charles Dantzig, qui trouve Corneille « pénible », le peint sous le regard d'aujourd'hui « en rocker hurleur dont les pièces avancent sur le rythme de l'obéissance peinte en devoir »...
Que reste-t-il de ce Corneille englouti ? Une descendance normande, et prouvée : Charlotte Corday, ce qui donne à penser... Une icône historique : de Gaulle, dernier personnage cornélien. Un nez, aussi, celui de Cyrano. Et une pièce, « L'illusion comique », où la verve du vieux magicien se rit de lui-même et de l'emphase fanfaronne (2).
Si vous cherchez Corneille sur Internet, vous tomberez sur un autre Corneille, jeune et séraphique chanteur africain, rescapé miraculeux du génocide rwandais. Un million de disques vendus, il a plus de succès que l'autre. Ses bons sentiments marient le rhythm and blues et la chanson française. Doué, gentil, ce jeune Corneille s'épanouit dans le touchant et le compassionnel. « Le Bon Dieu, a-t-il dit un jour, est une femme... » Ah bon ? L'autre Corneille n'y avait pas songé.
1. Voir « Ecrivez-moi de Rome. Le mythe romain au fil du temps », d'Arnaud Tripet (éd. Champion).
2. Courez voir, si vous le pouvez, « L'illusion comique » au Théâtre de Poche Montparnasse.
© le point 15/06/06 - N°1761 - Page 3 - 774 mots
J'ai encore le souvenir du "Cid" de Corneille étudié en 4ème.
RépondreSupprimerQuelle pièce extraordinaire, et quelle magnifique langue !