samedi, janvier 13, 2024

Les rescapés et les naufragés, quarante ans après Auschwitz (Primo Levi)

Si c'est un homme est à mon avis le meilleur livre (de plus, écrit à chaud) sur les camps nazis. 

Quarante ans après, Primo Levi se livre à une réflexion de grande qualité.

Une réflexion très actuelle puisqu'il réfléchit à la responsabilité sous un régime totalitaire, ce qui est notre cas : notre Etat se donne bien comme objectif de contrôler tous les aspects de notre vie.

Les moyens sont moins violents que ceux des nazis pour des raisons techniques, mais la mentalité de nos bureaucrates est strictement identique, le délire covidiste en témoigne sans aucun doute possible.

Les réflexions de Primo Levi sont facilement transposables à 2024. C'est très inquiétant.

Il commence par des considérations sur la bonne foi et la mauvaise foi. Il écrit, à la lumière des procès de gardiens de camp d'extermination, que la plupart des hommes sont trop épais pour se montrer de mauvaise foi. Simplement, ils se persuadent de ce qui les arrange et finissent par y croire. J'ai les mêmes avec le COVID : aujourd'hui persuadés qu'il ne s'est pas passé grand'chose en 2020/2021 et qu'ils n'ont donc rien fait de grave.

La responsabilité

1) Le grand responsable et coupable, c'est l'Etat totalitaire (Ariane Bilheran dit : « L'idéologie commande »). C'est lui qui vise à déshumaniser ses victimes et à tuer leur âme (avant de les tuer tout court). On peut avoir des difficultés à définir « humanité » et « âme » abstraitement. Mais, concrètement, « déshumaniser » et « tuer l'âme », c'est limpide. Il ne s'agit pas seulement de tuer, mais d'avilir d'abord.

2) On ne peut pas confondre les victimes et les bourreaux, selon un critère simple : les bourreaux ont une échappatoire, ils peuvent biaiser. Primo Levi ne le dit pas, mais les historiens n'ont pas trouvé d'exemple d'Allemand sévèrement sanctionné pour avoir refusé de participer au judéocide nazi.

S'agissant de notre délire covidiste, les médecins, les policiers, les gendarmes et les restaurateurs étaient clairement du côté des bourreaux, ils avaient tous moyen de ne pas y participer. Je suis d'autant plus affirmatif que je connais des exemples de chaque catégorie qui n'y ont pas participé. Ca a eu un coût pour certains. Pour d'autres, c'était simplement un risque, qui ne s'est pas avéré.

3) Il y a pourtant une zone grise. A Auschwitz, la ration alimentaire est si maigre que c'est la mort assurée en quelques semaines. Il faut donc trouver moyen d'améliorer son ordinaire en collaborant. Primo Levi a trouvé une place d'assistant chimiste.

Il nous parle des sonderkommandos (« les groupements spéciaux » SK) groupes de mille juifs environ désignés pour le travail de mort : pousser les gens dans les chambres à gaz et trier les cadavres. Au bout de six mois environ, le SK est entièrement exécuté pour ne pas laisser de témoins et un nouveau SK est constitué. Cinq SK se sont succédés à Auschwitz. Par une chance extraordianaire, quelques survivants des SK ont pu témoigner.

Les SS ont organisé un match de foot avec le SK, ce qu'il n'aurait jamais fait avec d'autres déportés. Primo Levi pense que cette familiarité est due à l'absence d'âme en commun.

Il y a eu des suicides dans les SK. Le 7 octobre 1944, le SK (bien nourri, ce n'est pas anodin) s'est révolté. 4 morts chez les SS, 450 dans le SK (entièrement exécuté sauf les évadés).

Les échos

Comme je le disais en introduction, notre présent fait malheureusement écho à ce livre.

Primo Levi explique qu'on l'interroge souvent si les camps de concentration peuvent revenir. Sa réponse, en 1986, est « Ailleurs, oui. Il suffit de considérer les Khmers Rouges. Chez nous, non. En tout cas, pas immédiatement, mais au-delà de 20 ans, je ne saurais dire ».

Parlant de l'incommunicabilité en camp de concentration (la schlague était surnommée Dolmetscher, l'interprète, la seule à parler toutes les langues), Primo Levi insiste sur la liberté d'expression totale, condition de la liberté tout court, et donc de notre humanité. Inutile que je revienne sur le délire de censure des fragiles et autres « sensibles » des années 2020 and counting.

Etre un intellectuel aide-t-il à survivre en camp d'extermination ? Non, pas vraiment, mieux vaut avoir un métier immédiatement utile, maçon, tailleur ... Seule exception : l'allemand. Il y avait une nette différence de chances de survie entre ceux qui comprenaient (ou mieux, parlaient) l'allemand et les autres. Primo Levi pense qu'il doit sa survie à son allemand de chimiste.

Par contre, il constate que les intellectuels sont plus prompts à justifier le pouvoir et à se laisser séduire par lui, et il parle là du pouvoir paroxystiquement sadique des SS et des kapos !

Un exemple de sadisme méticuleux : à Auschwitz, la cuillère est un bien rare et précieux pour éviter de laper comme un animal. Or, après la libération, les détenus ont ouvert les entrepôts et ont découvert une masse de cuillères. La pénurie était donc délibérée. Primo Levi pense que les gardiens de camp avaient un instinct très sûr pour la mesure avilissante, l'efficacité germanique. C'est sans doute ce qui fait des camps d'extermination l'Enfer sur terre, plus que le goulag (où la volonté d'extermination est absente).

Il constate aussi que les croyants, quelle que soit leur croyance, résistent mieux que les agnostiques.

Pourquoi les déportés ne se sont-ils pas révolté ?

D'abord, c'est faux : il y a eu des mutineries de déportés, qui ont été réprimées dans le sang.

Ensuite, Primo Levi remarque que ceux qui sont au fond du trou ne se révoltent pas, ils sont trop diminués physiquement et moralement. Ceux qui se révoltent n'ont pas encore atteints le fond du trou.

Nos dirigeants sentent instinctivement qu'il faut qu'ils maintiennent les Français au fond du trou, qu'il ne faut surtout pas régler les problèmes d'insécurité et de misère. Si les Français redressaient la tête, la première chose qu'ils feraient seraient de se révolter contre leurs gouvernants.

Primo Levi rappelle que les plupart des révoltes de l'histoire ont échoué, d'autant plus si on pense aux révoltes tellement embryonnaires que l'histoire n'en a pas gardé trace.

« Le détenu s'évade », « L'opprimé se révolte » sont des stéréotypes, mais, dans la réalité, c'est bien plus difficile, la plupart des détenus ne s'évadent pas et la plupart des opprimés ne se révoltent pas. Au camp, les galoches de bois blessaient les pieds et ne permettaient pas d'aller bien loin, surtout à des détenus dénutris,  Alors s'évader ...

Et à la question « Pourquoi n'avez vous pas fui votre pays avant les persécutions ? », Primo Levi répond en 1986 : « Vous êtes menacé d'une guerre atomique en Europe, est-ce que vous vous installez à Tahiti ? ».

La question se pose aujourd'hui. Tous les gens lucides savent que la France finira sous le régime techno-totalitaire de contrôle total le plus liberticide que le monde ait jamais connu, l'installation est déjà bien entamé. Et, pourtant, à l'exception, chez les jeunes diplômés (qui ne partent pas tout à fait pour cette raison), il y a peu d'émigration.

Les Allemands

Primo Levi est bien conscient que les Allemands ne sont pas les seuls cinglés totalitaires au monde, mais, tout de même, il peine à les comprendre. Pour lui (et pour moi aussi), ils ont quelque chose qui fait que ce n'est pas un hasard si l'horreur des camps d'extermination industriels a eu lieu chez eux et pas vraiment ailleurs (ce n'est pas pour dire qu'il n'y a pas eu d'atrocités ailleurs, mais pas de cette manière systématique).

Il a correspondu avec quelques Allemands, à la suite de la traduction de Si c'est un homme. On sent bien qu'il a du mal.

En tout cas, il était très content que l'Allemagne soit divisée. Il n'a pas connu la réunification.

En conclusion

Toujours très fin, il comprend que le caractère satanique hors-normes du régime nazi justifie l'alliance contre nature des anglo-américains et de l'URSS (beaucoup ne l'ont toujours pas compris aujourd'hui).

Les gardiens de camps sont coupables. Mais ce sont les Allemands qui ont refusé de voir et de parler qui ont rendu cela possible.

Digression : je ne crois pas à la thèse du suicide de Primo Levi (on ne sait pas si sa mort est un accident ou un suicide). Ce n'est qu'une intuition, mais le suicide ne cadre pas avec l'image que je me fais de lui à travers ses livres.




3 commentaires:

  1. Après la guerre, des ex-sonderkommandos ont été assassinés, pris pour des collaborateurs des Allemands.

    RépondreSupprimer
  2. Vous dites : "Primo Levi insiste sur la liberté d'expression totale, condition de la liberté tout court, et donc de notre humanité".
    J'ai eu un débat le 1er janvier 2024 vers 2h du matin contre un ingénieur elec et un directeur IT. Je leur ai expliqué que la liberté d'expression est soit totale soit nulle. Ils m'ont rétorqué en coeur qu'on ne peut pas laisser dire n'importe quoi. Je leur rétorque : les imbéciles sont des imbéciles et qui décide de la vérité : L'Etat ? Comment dire... J'ai ajouté qu'ils n'étaient pas au dessus des autres même s'ils avaient de bonnes études et de hauts revenus (et de belles femmes...)
    Le Christ nous a dit que la liberté nous rendra libre. Je mesure chaque jour à quelle point il avait raison. La vérité étant pour moi l'exactitude des faits. En miroir, il aurait pu dire la limitation de la liberté (d'expression par exemple) vous enfermera dans : la connerie, la supériorité, le suffisance, etc la liste est très très longue.

    RépondreSupprimer
  3. * approche "divide & conquer"
    * l'homme mis en chiffres, réduit à ce que l'on en mesure
    * automatisation
    * l'absence de morale (business is business)
    ...
    Une sorte d'avant-première de la modernité hideuse qui allait déferlait, de l'informatisation (en tant qu'en relation avec la science de l'automatisation)...

    RépondreSupprimer