mardi, avril 29, 2025

La dernière superstition : Une réfutation du nouvel athéisme (Edward Feser)

Le nouvel athéisme est idiot. Les athées à l'ancienne avaient un minimum d'intelligence et de culture, mais nous n'en sommes plus là.

Le nouvel athéisme tient en deux affirmations fausses et une fable :

1) La science est la seule forme de connaissance. Le monde est matériel, et seulement cela.

2) La science prouve que Dieu n'existe pas (variante : la science se passe de l'hypothèse « Dieu »).

3) La modernité est l'histoire de libération de l'humanité de l'obscurantisme médiéval par la science. Les héros en sont Galilée, Newton et Darwin.

80 % des gens que je connais croient dur comme fer ces billevesées (je ne peux, hélas, pas fréquenter que des êtres d'élite). Les cons ont toujours l'opinion conformiste, le problème est que, depuis Voltaire, celle-ci est fausse.

99 % de ce que j’entends sur ce sujet est d’une grande pauvreté intellectuelle (« pauvreté intellectuelle » est mon vocabulaire gentil pour « stupidité totale »), les sempiternels « Faut marier les curés », « Faut ordonner des femmes ». Mamma Mia ! Ca ne sait rien sur rien et ça donne son avis.

Que l'époque qui considère que c'est un droit fondamental et inaliénable de Maurice de se mettre une plume dans le cul et d'exiger qu'on l'appelle Mauricette ou qui croit qu'un bout de papier vaut quelque chose parce qu'il y a marqué « one dollar » dessus se montre méprisante pour l'époque de Saint Louis, de Saint Thomas d'Aquin, de Saint François d'Assise, de Chrétien de Troyes, des croisades, des cathédrales, du Mont Saint Michel et du chant grégorien n'est pas seulement crétin, c'est saugrenu.

L'hypothèse de Rémi Brague est plus pertinente : le moyen-âge a chargé l'Occident d'une énergie spirituelle et intellectuelle que la modernité a dilapidée et, au bout de 600 ans, nous arrivons presque au bout du processus de décadence.

Feser est choqué à quel point le moderne est malléable, est un sous-homme, à quel point on peut lui faire croire n'importe quoi, vraiment n'importe quoi. Et il écrivait cela avant le délire covidiste !

A l'origine de notre drame

Feser commence par une remarque préliminaire qui occupera la fin du livre : athéisme ou déisme est une question philosophique, certes, mais qui a des conséquences très concrètes.

Feser n'hésite pas à dire que l'erreur athée est la cause première de la décadence de l'Occident. Car une conséquence directe de l'athéisme est qu'il ne peut fonder une morale commune, et même en justifie le mépris. Si Dieu n'existe pas, tout est permis (je pense que c'est l'attrait psychologique de l'athéisme : la toute-puissance infantile, ne devoir rendre de compte à personne).

L'erreur fondamentale de l'Occident est d'avoir abandonné le réalisme (les choses ont leur existence propre) pour le nominalisme (seul existe le discours sur les choses). Feser veut démontrer que tous nos problèmes découlent de cette prémisse fausse. Antienne bien connue de mes lecteurs.

C'est juste une autre manière de poser le débat athéisme contre déisme. Feser entend démontrer que Dieu existe et que croire en Dieu est réaliste. Et que l'athéisme n'est que le mensonge nominaliste que se racontent ceux qui veulent se délivrer des contraintes divines.

Saint Bernard de Clairvaux a écrabouillé Abélard, tenant d'une forme de nominalisme, au cours d'une polémique célèbre. Il a ainsi donné deux ou trois siècles de répit à l'Occident. Comme on avait oublié d'être con, les acteurs de ce drame avaient parfaitement conscience de l'enjeu.

Hélas, le nominalisme a redressé la tête inexorablement depuis le XIVème siècle. Il fut véritablement lancé par la Réforme et atteint son plein potentiel nocif sous nos très sombres Lumières.

Pour Feser, les lourds systèmes philosophiques modernes, notamment teutons, sont lourds ... et faux.

Il faut beaucoup de temps, 6 siècles !, à une erreur aussi profonde pour faire sentir tous ses effets.

Démontrer

Comme Claude Tresmontant, Feser soutient que l'existence de Dieu n'est pas une question de foi ou de croyance ou de conviction mais de démonstration, une question qu'on peut résoudre rationnellement.

C'est un point d'accord avec les nouveaux athées, qui pensent avoir démontré que Dieu n'existe pas.

Feser insiste que c'est un sujet technique : « Discuter de l'existence de Dieu avec un athée qui n'a pas lu Saint Thomas d'Aquin, c'est comme discuter du Titien avec un enfant de trois ans qui croit que peindre se fait en étalant la peinture avec les doigts » (Feser a un franc-parler assez réjouissant).

Comme Feser est malicieux, il parle d'un philosophe athée célèbre, Anthony Flew, qui, à 84 ans, a changé de position en alléguant que les arguments philosophiques en faveur de l'existence de Dieu étaient justes.

Pas d'attaques ad hominem

Les attaques ad hominem des athées (« Tu as besoin de croire en Dieu, d'avoir "un ami dans le ciel", parce que tu as peur de la mort ») sont faciles à retourner (« Tu as besoin de croire qu'il n'y a pas de dieu parce tu crains son jugement sur toi »).

Donc, pas d'attaques ad hominem.

La dernière superstition

Feser montre en quoi l'athéisme a les caractéristiques d'une superstition.

Il commence par se moquer des croyances annexes idiotes des athées, non directement reliées à leur athéisme mais qu'ils se trouvent tous partager : superstition carbophobe, superstition écologiste, superstition féministe, superstition woke etc. Feser n'est pas du style à prendre des précautions oratoires pour ménager l'esprit du temps.

Il en vient au sujet. Il montre que l'athéisme a toutes les caractéristiques de la superstition, notamment le biais de confirmation. C'est une pensée magique qui croit qu'en professant certaines choses, on fait advenir une réalité.

Feser n'hésite pas à traiter Nietszche de menteur (il fait du christianisme un homme de paille). Condoléances pour les midwits droitards à la Rochedy qui se prennent pour des surhommes parce qu'ils ont réussi à lire le Teuton cinglé (Nietzsche a fini à l'asile).

Le monde platonicien des Idées

Il existe un monde des Idées (Feser parle des « Formes », pour éviter les connotations du mot « idée »), bien réel, indépendant (peut-être) du monde matériel.

L'Idée du triangle, avec sa définition et ses propriétés (théorème de Pythagore, par exemple) existe, indépendamment de toutes ses représentations matérielles. 

Tout triangle matériel peut être jugé en fonction de l'Idée Triangle.

C'est évidemment l'opposée brutale du relativisme. Toute chose a un étalon de jugement dans le domaine des Idées. Cela ne signifie pas que le jugement est toujours facile.

Socrate et Platon ne sont pas vraiment intéressés par le Triangle mais par le Bien.

S'en suit une discussion compliquée pour savoir si les Idées ont une existence indépendante ou sont seulement dans nos têtes. Je vous donne la réponse : existence indépendante ... jusqu'à Aristote. Même si l'humanité disparaissait, l'idée du triangle continuerait à exister dans son monde des Idées.

Et Aristote vint ...

Une autre manière de formuler la thèse de Feser « Tous les malheurs de l'Occident viennent qu'il a abandonné le réalisme pour le nominalisme » est « Tous les malheurs de l'Occident viennent qu'il a abandonné Aristote pour Kant ».

Avant d'attaquer la philosophie d'Aristote, j'attire votre attention et vos prières sur Sylvain Gouguenheim, dont la carrière universitaire fut brisée pour avoir dit dans Aristote au Mont Saint Michel une vérité qui dérangeait la gauche : le savoir grec nous vient des Byzantins et non des arabes, envers lesquels nous n'avons aucune dette.

Il est amusant d'ajouter que la thèse désormais officielle et exclusive (le savoir grec nous vient des arabes) est récente (1960) et  émise par une nazie (Sigrid Hunke) dont la repentance n'a pas fait la une des journaux. Quand je vous dis que la post-modernité est une longue et furtive réhabilitation du nazisme ...

Aristote conteste la vision platonicienne d’un monde des Idées séparé. Venons en à la causalité aristotélicienne :

Pour chaque chose, il y a, selon Aristote, quatre causes (prenons le moteur Rolls Royce Merlin) :

> la cause matérielle. Le Merlin est en acier avec quelques éléments en caoutchouc.

> la cause formelle. Le Merlin a une forme en V avec 12 cylindres.

> la cause effective. Les ouvriers anglais qui ont coulé et usiné le Merlin.

> la cause finale (au sens de but, « arriver à ses fins »). Les Anglais avaient besoin d’un moteur pour leurs avions de chasse.

Chaque chose a son actualité (ce qu’il est) et ses potentialités (ce qu’il pourrait être). La cause est cette chose extérieure qui transforme une potentialité en actualité (la chaleur qui transforme le glaçon en eau liquide).

Vous pouvez vous amuser à chercher les quatre causes de n’importe quoi, un nuage, le vélo Solex, Emmanuel Macron, votre concierge … Pas toujours facile.

Nos modernes philosophes sont vent debout contre les quatre causes aristotéliciennes, d’ailleurs la notion même de causalité les hérisse. Ainsi, dans leur monde, rien n’a vraiment de cause et ils se heurtent à des contradictions insurmontables.

C'est, bien entendu, la cause finale qui les tracasse le plus. Alors, ils l'ont caricaturée pour s'en débarrasser. Est-ce que la Lune veut tourner autour de la Terre ? Nous avons chassé toute idée de cause finale. L'invoquer est considéré, à la suite de Descartes, comme une erreur méthodologique grave.

La cause finale

Le monde philosophique moderne, qui réfute catégoriquement toute idée de cause finale, est bien étrange.

Pour Aristote et Saint Thomas d'Aquin, la cause finale du chêne est de donner des glands, qui donneront d'autres chênes.

Mais le moderne est embarrassé pour répondre à la question « Pourquoi le chêne ne donne-t-il pas des pommes ou des tomates ? », puisqu'il réfute l'idée que les choses ont une cause finale et une nature.

Vous me direz « Et l'ADN ? ». Bin, justement, l'ADN est assez embarrassant pour le moderne : il prouve que les êtres vivants ont une nature orientée dans un certains sens. Mais bon, parait-il que c'est le hasard total.

Fesser est farouchement opposé à l'avortement et à l'euthanasie, parce que, dès qu'un amas de cellules a son ADN propre et tant qu'il est vivant, il possède sa nature d'être humain, quel que soit son état physique.

Les preuves de l'existence de Dieu

Feser refuse les preuves basées sur l'étude la nature parce qu'elles sont probabilistes, donc faibles. Par exemple, le réglage fin des constantes universelles permet la vie, quelques % de différence et il n'y aurait pas de vie, ce constat augmente la probabilité de l'existence de Dieu.

Feser cherche des preuves fortes, comme une démonstration mathématique ou géométrique.

Des cinq voies pour accéder à l'existence de Dieu de Saint Thomas d'Aquin, Feser en étudie trois.

1) Le Moteur Immuable

Certaines choses en mouvement ont des causes (Saint Thomas d'Aquin ne dit pas, comme on l'a caricaturé, « Toute chose a une cause »), en remontant la chaine des causes, on finit par tomber sur la cause qui n'est pas causée et qui cause toutes les autres (la régression doit s'arrêter parce qu'elle n'est qu'un jeu de l'esprit. La manière dont les choses se passent réellement, c'est que la cascade de causes coule vers l'aval, donc il y a nécessairement un point de départ), le Moteur Immuable.

Saint Thomas d'Aquin ne s'y attarde pas trop. Il vit dans un monde où l'athéisme est une incongruité, où il est inutile de perdre du temps à prouver ce que tout le monde sait.

Ce qui l'intéresse vraiment, c'est de prouver que le Moteur Immuable a toutes les caractéristiques du Dieu des chrétiens (et des juifs) :

> unique
> omniscient
> tout-puissant
> hors du temps et de l'espace
> bon (pas au sens de « il est gentil » mais au sens de « il est parfait donc il a la bonté parmi ses attributs mais je ne suis pas bien sûr de savoir ce que cela veut dire »)

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Digression néo-paganisme : le néo-paganisme est à la mode chez les crétins (je connais un couple qui a refusé l'église mais a fait une espèce de prière tout à fait pénible et malaisante autour d'un arbre. On est vraiment à une époque de débiles) poussés par quelques intellectuels pourris (n'importe quelle foutaise plutôt que de se soumettre au Père).

Chez les philosophes de la fin de l'antiquité classique, l'idée qu'il y avait une divinité unique existait. La question était « A-t-elle besoin de dieux intermédiaires incarnés dans la Nature ou peut-elle communiquer directement avec les hommes ? ». Le dieu des juifs et des chrétiens a définitivement réglé la question en établissant une relation personnelle avec les hommes.

Militer pour le néo-paganisme aujourd'hui est aussi farfelu que de militer pour le géocentrisme (certains le font).

Le néo-paganisme ne peut être qu'une parodie.  D'ailleurs, les néo-païens ne s'aventurent jamais sur le terrain métaphysique, où ils seraient immédiatement ridicules. Ils insistent sur les avantages sociaux et politiques du néo-paganisme mais un tel discours, basé sur une connerie, est forcément une impasse. C'est pourquoi il ne séduit que les crétins. Les autres, sans être de grands métaphysiciens, sentent bien qu'il y a un loup.
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2) La Première Cause

Bon. Celle là, je n'y ai rien compris. Pour moi, ce n'est qu'un assemblage de mots creux. Je ne vois pas en quoi elle se différencie de la précédente. Je passe mon tour.

3) L'Intelligence Suprême

Feser récuse les arguments probabilistes « Le monde est complexe donc il a probablement un architecte ».

Il renvoie dos à dos darwinisme (qui essaie de prouver par les probabilités que Dieu n'existe pas) et Dessein Intelligent (qui essaie de prouver par les probabilités que Dieu existe).

Ils ont en commun selon lui le rejet moderniste de la notion aristotélicienne de cause finale.

Une fois qu'on admet la notion de cause finale, les régularités du monde (complexe ou non) prouvent qu'il y a une cause finale, donc qu'il y a une conscience qui ordonne cette cause finale (ça, cause finale => conscience, c'est facile à prouver).

L'âme

Autant je peux comprendre qu'on ne tienne pas l'existence de Dieu pour évidente, autant il me semble que, pour nier l'existence de l'âme, il faut un putain de lavage de cerveau matérialiste.

Tout en l'homme, pour peu qu'on l'observe, montre qu'il a quelque chose en plus que le corps. Toutes les cultures en ont tenu ainsi, je ne ne vais pas user le soleil sur cette question.

C'est d'autant plus évident en nos temps d'« intelligence artificielle » (en réalité , de machines apprenantes). La pièta de Michel-Ange est volontairement mal proportionnée afin de s'adapter à la perspective de l'observateur. Jamais une machine, quelle que soit sa puissance, n'imaginera une chose pareille sans l'avoir apprise d'abord d'un humain.

Pour la faire courte, l'âme est ce qui fait la différence entre un être humain et un cadavre. Entre un ordinateur et un homme (en plus de bien d'autres choses).

Le seul point intéressant est que, contrairement à Platon, Aristote (cohérent avec les juifs) ne sépare pas strictement l'âme du corps, sauf après l'épisode violent de la mort.

La loi naturelle

La loi naturelle est celle qui découle de la nature des choses, par exemple que l'homme est un animal rationnel qui a une âme.

Nous avons la loi naturelle câblée en nous. En général, nous jugeons d'instinct les comportements suivant la loi naturelle.

Mais la modernité est un long et tenace lavage de cerveau pour nous faire réprimer cet instinct, parce qu'elle nie que les choses aient une nature. Donc tout est permis, il ne faut pas juger (ah, le fameux et horrible « Je ne juge pas », bien différent du « Ne jugez pas » de Jésus : ne pas juger les hommes n'exclut pas de juger leurs actions).

Ainsi, le philosophe David Hume, ayant rejeté Aristote et nié la loi naturelle, peut écrire, de manière cohérente mais fausse, que les passions gouvernent la raison. Et on aboutit en 2025 au « philosophe » Peter Singer (il a une tête de malade mental. Pourquoi les gens n'écoutent-ils pas leur intuition ? Pourquoi écoutent-ils à la place les sales types qui ont des têtes de malades mentaux ?) qui dit sans trop déranger que l'infanticide doit être permis et qu'il est dans beaucoup de cas préférable de tuer un humain plutôt qu'un animal. Les mauvaises idées finissent par avoir de mauvaises conséquences.

La loi naturelle est la loi de l'Eglise (normal, elle est aristotélicienne). Par exemple, sa condamnation de l'homosexualité comme un désordre intrinsèque est limpide suivant la loi naturelle (malgré la mafia homosexuelle dans le clergé). Il est dans la nature de l'homme (à la fois comme animal et comme sujet rationnel) de faire l'effort (pas toujours facile) de s'unir au sexe opposé.

Causes finales, nature des choses, loi naturelle, tout se tient.

Si chaque chose a une cause finale, elle a une nature et la loi naturelle est justifiée.

Si la cause finale de l'homme, c'est de faire son salut, sa nature est alors d'être un animal rationnel, doté d'une âme, sa raison et son âme lui permettant d'approcher Dieu. Ca colle.

Seulement voilà, les choses ont-elles une cause finale ? Aristote et Feser l'affirment et prétendent le démontrer, la modernité le nie absolument (j'ai envie de dire « hystériquement »).

Tout que ce je peux dire (qui irriterait probablement Feser), c'est qu'admettre les causes finales fait rentrer un tas de choses dans l'ordre, le monde retrouve son harmonie. Le cerveau humain fait appel aux causes finales instinctivement. Les modernes, notamment les biologistes, doivent énormément se surveiller pour ne pas commettre par inadvertance cette faute inexpiable, à leurs yeux, d'expliquer les choses par les causes finales.

Il est vrai que l'existence de Dieu résout le problème : si Dieu existe, il a des intentions, donc il y a des causes finales, même si je peine à les prouver.

Mais alors je tombe dans un cercle logique qui ne prouve rien : l'existence de Dieu prouve les causes finales, les causes finales prouvent l'existence de Dieu. Ca me fait une belle jambe. Je tourne en rond.

Mais bon, comme d'un autre côté, j'ai la certitude de l'existence de Dieu, même si je ne peux pas le « prouver » au sens de Feser, je ne suis pas tant gêné. Et l'acceptation de la notion de cause finale coule de source.

Mais, pour Feser, le fait que le chêne ne se transforme pas magiquement en pommier devrait établir la vérité de la notion de cause finale, même si on ne croit pas en Dieu (et même si, logiquement,  ces deux idées Dieu et la cause finale, vont de pair).

D'ailleurs, un philosophe nominaliste (donc qui refuse les causes finales et la nature des choses) écrit qu'il n'a aucune raison de penser qu'un jour, toutes émeraudes ne deviendront pas bleues. Mais lui, cela ne le gêne pas.

L'étude scientifique du cerveau

Un des passages les plus intéressants.

Pour Feser, l'étude scientifique du cerveau humain est vouée à l'échec parce qu'elle se trouve au nœud des contradictions insurmontables de la modernité.

La science est matérialiste, alors que la pensée est spirituelle.

La science nie la cause finale, alors que le cerveau est une usine à intentions, donc à causes finales.

Il faut bien constater que, comme la physique quantique, la théorie de la pensée (comment se forme une pensée dans le cerveau ?) stagne. Les moyens d'investigation toujours plus performants impressionnent mais ne font pas bouger la théorie d'un millimètre.

Pour l'instant, Feser a raison.

La science

Feser conteste que le combat contre la notion de cause finale ait lancé l'essor scientifique moderne.

Il a en partie raison. La fable de la lumière de la modernité qui combat l'obscurantisme du moyen-âge est entièrement fausse. La mentalité scientifique trouve incontestablement sa genèse dans le moyen-âge, dans la curiosité de moines pour le monde fait par Dieu.

Mais la contestation de la cause finale a tout même été une libération méthodologique.

La métaphysique d'Aristote est peut-être vraie (c'est ce que Feser s'efforce de démontrer) mais sa physique est fausse, et ce n'est pas par hasard.

Molière se moquait de l'opium qui faisait dormir parce qu'il avait une « vertu dormitive ». Mais Feser fait remarquer que décomposer l'opium en ses différentes caractéristiques, c'est déjà un début d'analyse. 

Seulement (c'est le sujet qu'esquive Feser), il faut explorer plus avant, et l'idée de cause finale est intellectuellement paralysante « Bon, j'ai trouvé la cause finale de l'opium, c'est la vertu dormitive. Je peux aller me recoucher ».

Ceci étant dit, au bout du bout, la question de la science moderne se pose brutalement : est-ce que ça serait si abominable de ne pas avoir découvert la bombe atomique, les écrans qui transforment les humains en légumes et les opérations de changement de sexe ? Les Amish ne semblent pas particulièrement malheureux.

Il n'y a pas plus moderne que Lénine, Hitler, Mao et Pol Pot. Que la destruction industrielle des juifs. Que de piquer les vieux au RIVOTRIL parce qu'une bureaucratie impersonnelle a décrété que c'était la chose à faire. Que le gouvernement Macron obsédé de tuer les bébés, les malades et les vieux.

La personne, le libre arbitre, la morale, tout ça, tout ça

Comment expliquer qu'un être humain soit une seule personne de la naissance à la mort, alors qu'à sa mort il n'y a peut-être plus un seul atome de sa naissance présent dans son corps ?

Quand on est matérialiste, on répond classiquement « la conscience », sans trop chercher à définir ce que sait. Ceci explique que ces gens considèrent que les malades à la conscience altérée puissent être mis à mort comme des animaux. Mais quand je dors, je suis inconscient, et-ce que je cesse d'être moi ?

Quant au libre-arbitre, c'est la cabane sur le chien. Déjà qu'Aristote et Saint Thomas d'Aquin rament un peu. Mais, pour un matérialiste, l'univers est déterministe. Et le libre arbitre, quelle horreur !

Il est très facile de comprendre que, dans un paysage mental nominaliste et matérialiste, où les choses n'ont plus de nature, plus de cause finale, où tout n'est qu'un assemblage d'atomes, aucune morale commune n'est possible, tout n'est qu'affaire d'opinion individuelle.

Quelquefois la bonne volonté des athées qui essaient de construire une morale commune se manifeste, ils ne peuvent qu'échouer, puisque leur morale est bâtie sur du sable.

Dans l'Occident de 2025, la parole de Leo Strauss est pleinement accomplie : le cannibalisme n'est qu'affaire de goût.

La scholastique, le caillou dans la chaussure des modernes

Les modernes ne contestent pas scholastique dans sa logique, mais dans sa conclusion (démarche qui les met en position de faiblesse).

En effet, si les causes finales et Dieu existent, la nature de l'homme est de faire son salut pour l'autre monde. C'est très emmerdant pour les modernes, qui sont définis par la conviction que le but de la vie est d'accumuler les biens matériels dans ce monde.

Donc descente en flèche de la scholastique, non sur le fond (c'est très difficile) mais sur la forme, pour en ridiculiser la conclusion, qui est déplaisante à certains. Et l'on comprend alors les moqueries de Rabelais.

Je connais plein de divorcés. Je suis sûr qu'ils ne seraient pas ravis d'apprendre que, si la scolastique a raison, ils sont bien partis pour quelques années de purgatoire. Je comprends donc qu'ils préfèrent penser que tout ça, ce sont des conneries moyenâgeuses (on avait dit « Pas d'attaques ad hominem »).

Si on suit Aristote, Saint Thomas d'Aquin et Feser, la modernité est bâtie sur une erreur métaphysique, sa conception du monde, de la vie et de l'homme est fausse et cela explique qu'elle aboutisse à notre décadence actuelle.

Le monde des hommes diminués

La modernité est basée sur un mensonge ou, au moins, sur une grosse erreur : le rejet des causes finales et de la nature humaine (pas un hasard si l'expression « condition humaine » est devenue prépondérante).

La modernité ne peut donc donner que de mauvais fruits. Nous avons le frigo, la voiture, l'avion, la télé. L'aspirine et la pénicilline. Et alors ? Sommes nous des humains plus accomplis ?

Les modernes de 2025 continuent à penser que c'est un bien en soi qu'on vive en moyenne jusqu'à 90 ans plutôt que jusqu'à 60. Mais ils n'en sont plus si assurés. La société de consommation leur a donné le frigo, la voiture et la télé et ils ne sont toujours pas heureux (voir le bonheur comme le but de la vie est très moderne).

La conclusion de Feser

La conclusion de Feser est logique.

La modernité est bâtie sur l'erreur. Dante aurait fait figurer beaucoup des contemporains que nous croisons tous les jours dans la rue parmi les démons de son Enfer. Un Enfer physiquement douillet, mais qui nie absolument les besoins non physiques de l'homme et le dégrade.

Un compte Twitter, Visages de France, publie des portraits de nos ancêtres. La différence avec les modernes est frappante, même en prenant en compte que les sujets posent. Dans un cas, on sent qu'on a à faire à des hommes, dans l'autre ...

Les réalistes/aristotéliciens/déistes et les nominalistes/kantiens/athées sont de plus en plus séparés, parce que nous vivons les conséquences dévastatrices du nominalisme.

Dévastation qui touche principalement les domaines humains et spirituels, qui, pour les nominalistes, n’existent même pas.

Pour un nominaliste/kantien/athée, il n’y a pas de différence de nature entre un homme et un robot. Un homme n’est qu’un robot très perfectionné (par le hasard de la sélection naturelle) et, un jour, les robots atteindront cette perfection et même la dépasseront. Ce sont toutes les discussions autour du transhumanisme, de l’« intelligence artificielle » et aussi de l’homme, danger pour « la Planète ».

Ils n’ont aucune raison de ne pas remplacer les hommes par des robots, de ne pas exterminer les hommes surnuméraires ou, au moins, de ne pas les empêcher de se reproduire (si vous avez reconnu le programme nazi, c’est normal : c’est la même logique).

Ce fossé s'étend à tous les domaines : entre ceux qui ont compris que l'écologisme est une pulsion de mort, la « transition énergétique » l'escroquerie du millénaire et les « petits gestes » une manipulation et ceux qui ne l'ont pas compris, il n'y a pas de dialogue possible.

Les Français « oui mais non »

Les Français sont-ils capables de comprendre que leurs problèmes viennent qu'ils sont athées (c'est-à-dire nominalistes sans le savoir) et que le mieux qu'ils aient à faire, c'est de retourner à l'église tous les dimanches (c'est la manière de redevenir aristotéliciens sans se faire de nœuds au cerveau. Même si l'Eglise modernisée peine parfois à être aristotélicienne) ? Non, évidemment. A part quelques individus au dessus du lot.

Je suis frappé par l'emprise du « oui mais non » : des gens qui croient être d'accord avec l'analyse de ce billet mais qui ne mettront pas un pied dans une église pour autant. Ou des gens qui refusent d'aller jusqu'au bout de cette analyse, bien que partageant la critique de la modernité, à cause de la conséquence qu'elle implique.

Il y a des cons partout, on est cerné :

_ Il faut absolument recréer du « lien social » entre Français.

_ Facile : allez à la paroisse près de chez vous. Ou, si vous trouvez celle-ci trop colorée, à la communauté traditionaliste la plus proche.

_ Ah bah nan alors ! Pas ce « lien social » là !

_ Alors, de quoi vous plaignez vous, exactement ?

Et l'objection « L'Eglise mondialiste immigrationniste » ? Oui, c'est un problème, mais qu'il ne faut pas exagérer : les églises seraient pleines de Français de droite, l'Eglise de France serait  droite.

Nous vivons une époque d'âmes faibles. A un moment, va falloir songer à arrêter de me casser les couilles avec les geignardises alors que la solution est à portée de main et que vous la refusez (si vous voulez vraiement retourner à l'Eglise, allez voir le curé du coin. Il sera ravi de vous recevoir. S'il ne vous plait pas -ça peut arriver- allez voir celui d'à côté).

Quand je vois la violence avec laquelle la plupart des Français (pas que de gauche) rejettent la religion de leurs ancêtres (au nom de  « la science »), je sais qu'ils sont prêts à être soumis à l'islam (leur refus d'intérioriser la religion chrétienne les soumettra à une religion toute extérieure, qui ne demande que d'obéir à des règles idiotes. Ils sont mûrs pour cela).

Les peuples occidentaux, le français au premier rang, flottent dans un monde imaginaire, ils rejettent comme une faute de goût, obstinément, tout sens des réalités et cela les mène à la mort aussi sûrement que s'ils étaient allongés sur les rails devant un train.

L'Occident est une secte géante. Merci Hume, Voltaire, Kant, Nietzsche et compagnie. 

Le goût perdu de la vérité

Je suis convaincu qu'il est rationnel de penser que Dieu existe, mais toutes ces démonstrations métaphysiques me paraissent bien fumeuses, très verbeuses.

Feser n'aime pas les arguments probabilistes. ll les trouve même faux : si le monde était moins complexe, cela signifierait-il qu'il est moins probable que Dieu existe ?

Mais les preuves qu'il donne sont trop compliquées pour moi. Au bout d'une page, ce ne sont plus qu'un brouillard de mots.

Cependant, j'ai un tel respect pour Saint Thomas d'Aquin (un type qui redresse des erreurs de traduction par des raisonnements théologiques a oublié d'être con) que je respecte aussi son travail. Mais, lui non plus ne paraissait pas très intéressé par les preuves de l'existence de Dieu, qui était une évidence. Il a consacré beaucoup plus de temps et d'énergie aux caractéristiques de Dieu.

Je suis un peu (toutes proportions gardées !) dans la même position. 

Enfin, méditez sur le fait que l'œuvre de Saint Thomas d'Aquin est restée volontairement inachevée. Devenu mystique  la fin de sa vie, il disait qu'il découvrait plus de Dieu par la prière que tout ce qu'il avait pu écrire par la raison.

Thomas écoutait la voix qui disait à Pilate :

« Je suis suis né et je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la Vérité. Quiconque appartient à la Vérité écoute ma voix. »







lundi, mars 24, 2025

Dark Sun (Richard Rhodes)

C'est la suite de The making of the atomic bomb. Après la bombe A (à fission), la bombe H (à fusion).

La conception de la bombe H étant complexe, il vaut mieux commencer par la technique pour en comprendre l'histoire.

En effet, cette complexité joue en rôle central dans l'histoire de la bombe H. Elle explique notamment que c'est aussi une histoire d'espionnage soviétique.

La technique d'abord : la configuration Teller-Ulam

En préliminaire, je me permets de copier les explications techniques de wikipedia :

********************

Les réactions impliquant la fusion peuvent être les suivantes (2
1
D
 étant un noyau de deutérium 2H, 3
1
T
 un noyau de tritium 3H, n un neutron et p un proton3
2
He
 et 4
2
He
 indiquant des noyaux d'hélium 3 et d'hélium 4 respectivement) :

1. 2
1
D
 + 3
1
T
 ⟶ 4
2
He
 + 1
0
n
 + 17,6 MeV ;
2. 2
1
D
 + 2
1
D
 ⟶ 3
2
He
 + 1
0
n
 + 3,3 MeV ;
3. 2
1
D
 + 2
1
D
 ⟶ 3
1
T
 + 1
1
p
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.

La première de ces réactions (fusion deutérium-tritium) est relativement facile à démarrer, les conditions de température et de compression sont à la portée d'explosifs chimiques de haute performance. Elle est par elle-même insuffisante pour démarrer une explosion thermonucléaire, mais peut être employée pour doper la réaction : quelques grammes de deutérium et de tritium au centre du cœur fissible produiront un flux important de neutrons, qui augmentera significativement le taux de combustion du matériau fissible. Les neutrons produits ont une énergie de 14,1 MeV, ce qui est suffisant pour provoquer la fission de l'U-238, conduisant à une réaction fission-fusion-fission. Les autres réactions ne peuvent se dérouler que lorsqu'une explosion nucléaire primaire a produit les conditions nécessaires de température et de compression.

L'explosion d'une bombe H se déroule sur un intervalle de temps très court : 6 × 10−7 s, soit 600 ns. La réaction de fission réclame 550 ns et celle de fusion 50 ns.

  1. Après l'allumage de l'explosif chimique, la bombe à fission se déclenche.
  2. L'explosion provoque l'apparition de rayons X, qui se réfléchissent sur l'enveloppe et ionisent le polystyrène qui passe à l'état de plasma.
  3. Les rayons X irradient le tampon qui compresse le combustible de fusion (6LiD) et l'amorce en plutonium qui, sous l'effet de cette compression et des neutrons, commence à fissionner.
  4. Comprimé et porté à de très hautes températures, le deutérure de lithium (6LiD) démarre la réaction de fusion. On observe généralement le type de réaction de fusion suivant.
    Lorsque le matériau de fusion fusionne à plus de cent millions de degrés, il libère énormément d'énergie. À température donnée, le nombre de réactions augmente en fonction du carré de la densité : ainsi, une compression mille fois plus élevée conduit à la production d'un million de fois plus de réactions.
  5. La réaction de fusion produit un large flux neutronique qui irradie le tampon, et si celui-ci est composé de matériaux fissibles (comme 238U), une réaction de fission va se produire, provoquant une nouvelle libération d'énergie.




A Bombe avant explosion; étage de la fission en haut (primaire), étage de la fusion en bas (secondaire), toutes suspendues dans une mousse de polystyrène.
B L'explosif haute puissance détonne dans le primaire, comprimant le cœur du plutonium en mode supercritique et démarrant une réaction de fission.
C Le primaire émet des rayons X qui sont réfléchis à l'intérieur de l'enveloppe et irradient la surface du tampon (la mousse de polystyrène est transparente aux rayons X et ne sert que de support).
D Les rayons X vaporisent la surface du tampon, comprimant le secondaire, et le deutheride de lithium-6 entame une réaction de fusion.

E Comprimé et chauffé, le deutheride de lithium-6 entame une réaction de fusion, un flux de neutrons allume la fusion du tampon. Une boule de feu commence à se former.
********************

Tout l'enjeu de cette conception dite Teller-Ulam est de faire en sorte que le déclenchement de la fusion vienne avant que l'énergie ne se soit dissipée ou que le développement de la boule de feu de la fission ait détruit la structure de la bombe.

Les premières conception de bombes H imaginées, qui viennent de suite à l'esprit, répartir la matière fusionnable à l'intérieur ou à l'extérieur de la boule de matière fissile ne fonctionnent pas correctement à cause de ce facteur de dissipation.

Ce sont ce qu'on appelle aujourd'hui des « bombes A dopées ». Celles que le CEA avait proposées à de Gaulle, à sa grande colère, quand nos atomistes n'arrivaient pas à mettre au point une vraie bombe H. C'est un physicien anglais qui a débloqué la situation (il connaissait les bombes américaines) avec l'aval de son gouvernement, en clignant littéralement de l'œil sur la bonne solution parmi les 3 que nos ingénieurs lui proposaient. On pense que la contrepartie était l'acceptation par de Gaulle de l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun (on est dans la  cour des grands, les enjeux ne sont pas un passage supplémentaire chez Hanouna).

Cette conception Teller-Ulam repose sur 3 principes astucieux :

1) Séparer la matière fissile et la matière fusionnable.

2) Utiliser les rayons X.

3) Mettre un allumette fissile au centre du dispositif de fusion.


La différence de performances entre bombe A et bombe H

Une valeur « classique » de l'énergie dégagée par l'explosion d'une bombe à fission est d'environ 14 kT de TNT (soit 14 000 T).

De par leur conception, la valeur maximale ne dépasse guère 700 kt.

En comparaison, les bombes H seraient théoriquement au moins 1 000 fois plus puissantes que Little Boy, la bombe à fission larguée en 1945 sur Hiroshima.

Par exemple, Ivy Mike, la première bombe à fusion américaine, a dégagé une énergie d'environ 10 400 kt (10,4 Mt). L'explosion la plus puissante de l'histoire est celle de la Tsar Bomba (1961) soviétique de 57 Mt de puissance, qui devait servir de test à des bombes de 100 Mt. Ce fut une bombe de type « FFF » (fission-fusion-fission) mais « bridée ». Khrouchtchev expliqua qu'il s'agissait de ne pas « briser tous les miroirs de Moscou » (la Tsar Bomba a tout de même brisé des vitres à 130 km !). L'énergie maximale dégagée par une bombe à fusion peut être augmentée indéfiniment (du moins sur le papier).

Pour fixer les idées :

Une bombe A type Nagasaki détruit le centre de Paris.

Une bombe H classique, deux étages, détruit Paris.

Une Tsar Bomba détruit la région parisienne.

La Tsar Bomba n'a pas d'intérêt militaire : trop grosse, mieux vaut plusieurs bombes H classiques.


Espion, lève-toi !

Il est impossible de surestimer l'importance de l'espionnage dans le programme atomique soviétique. Pas d'espions, pas de bombe nucléaire.

L'URSS a d'excellents physiciens, tout aussi bons qu'à l'ouest, mais ils n'ont pas les moyens matériels d'expérimenter. Et, sans expériences, pas de progrès des connaissances.

Pour progresser, les Soviétiques sont donc obligés de se renseigner sur les expériences des autres et sur leurs résultats, par des sources ouvertes et par des sources beaucoup moins ouvertes. Les physiciens soviétiques font des synthèses remarquables et vont à l'essentiel.

Ils comprennent que les Etats-Unis ont mis en route un programme atomique en voyant disparaitre du jour au lendemain des sources ouvertes tous les atomistes américains.

A partir de 1942, les Russes profitent du pont aérien de matériels de la loi Prêt-Bail pour transférer, dans un sens, les espions (des centaines d'agents soviétiques -au moins 400 !- sont entrés illégalement aux Etats-Unis par cette voie) et pour transférer dans l'autre sens des documents (des dizaines de C47 -au moins 50 !- plein de valises et de cartoons de documents partent vers la Sibérie en passant par l'Alaska). Comment le sait-on ? Parce que des militaires américains voient le manège et font des rapports mais reçoivent l'ordre de ne pas intervenir.

Si les atomistes soviétiques sont abreuvés de nombreuses et excellentes informations, il y a du délai dans l'acheminement, qui se compte en mois.

Klaus Fuchs

Klaus Fuchs est un physicien de talent, juif, allemand, puis anglais. Et arrogant. Et communiste. Et agent soviétique. Pendant 8 ans, comme il est bon, il est au centre de tous les problèmes les plus sensibles et transmet l'information aux soviétiques. Contre lui, le cloisonnement est inefficace.

Kurchatov, le physicien qui dirige l'effort atomique soviétique, utilise les informations de Fuchs astucieusement (encore un qui a oublié d'être con).

Il fait travailler ses chercheurs. Puis, quand un certain degré de maturité de la réflexion a été atteint, il injecte les informations de Fuchs. Ca lui permet de ne pas perdre en compétence en ne donnant pas à ces gens des solutions toutes faites et de vérifier que Fuchs ne fait pas de désinformation.

Fuchs est repéré très tard, en 1949, malgré des soupçons qui trainent sur lui depuis des années. Sa contribution a été décisive dans la bombe A soviétique (qui est une copie conforme de Fat Man, les chercheurs soviétiques avaient une autre proposition, mais les chefs ont préféré jouer la sécurité), Fuchs a évité à l'URSS de tâtonner, économie considérable. Par contre, il travaille peu sur la bombe H, donc peu d'apports.

Après sa sortie de prison, il finira sa vie en Allemagne de l'est.

La morale, le moral et le recrutement

Los Alamos, entre 1943 et 1945, est le plus grand rassemblement de matière grise de l'histoire de l'humanité. On y croise autant de génies et d'esprits brillants que de détraqués pervers et corrompus dans un gouvernement Macron, c'est dire.

La motivation qui tient tout ce monde ensemble est l'anti-nazisme. Avec la paix et le constat des effets terrifiants de la bombe atomique, ce lien est dissous. La communauté de Los Alamos se disperse. Certains sont choqués par les effets de l'arme atomique à laquelle ils ont contribué. En septembre 1945, c'est l'envolée de moineaux, chacun retourne dans son université, travailler sur son sujet de recherche préféré.

Le rassemblement de génies étant dispersé et la motivation bien moindre, le développement de la bombe H va être plus chaotique.

Edward Teller

Teller fait partie de la mafia atomiste hongroise, comme Leo Szilard. Étonnant qu'un si petit pays ait donné naissance au tournant des années 1900 à une poignée d'atomistes majeurs.

Teller est un anti-communiste farouche. je ne peux le lui reprocher : comme Mitterrand (c'est bien la seule chose que nous ayons en commun), je pense qu'on n'est jamais assez anti-communiste.

1946, 1947, 1948, 1949 ... années atomiques

Les velléités de limitation des armements atomiques et de partage des connaissances sont vite étouffées par le début de la guerre froide (qui n'est pas totalement un fantasme américain mais relève tout de même beaucoup de la paranoïa, des deux côtés).

En 1946, quand les Soviétiques se battent pour fabriquer leur première bombe atomique, les Américains industrialisent la fabrication des bombes (40 par an).

Tout fonctionne mieux chez les Américains : l'uranium et le graphite sont plus purs, l'instrumentation plus précise. Cependant, ils ont leurs problèmes : Los Alamos ne renait, après l'envolée de moineaux de 1945, qu'au rythme de la construction de logements salubres.

Jusqu'en 1949, il y a pénurie de bombes atomiques chez les Américains (qui évaluent à 150 leurs besoins) puis ils prennent une habitude qui restera : évaluer leurs besoins en fonction de leurs stocks. Autrement dit, justifier ce qui existe au lieu de réellement définir un besoin. C'est ainsi que le besoin américain, évalué en puissance totale, sera multiplié par plus de 1000 alors que rien n'a changé chez le futur ennemi, l'URSS.

Le blocus de Berlin

Le général Tunner (rappelé de retraite au grand dam des galonnés d'active, c'est l'organisateur du pont aérien pour la Chine à travers l'Himalaya), qui organise le pont aérien pour Berlin en 1948, édicte 3 règles :

1) Les pilotes restent dans leur avion.

2) Vols aux instruments même par beau temps.

3) Approche ratée, retour à la base avec le chargement.

1 avion toutes les 3 minutes par tous les temps. 25 accidents sur 280 000 vols.

Le blocus de Berlin est pour ainsi dire le lancement officiel de la guerre froide, mais aussi la mise en place d'un accord tacite entre Américains et Soviétiques : l'affrontement aura lieu sur des terrains périphériques, pas d'affrontement direct entre Américains et Soviétiques.

C'est le premier effet de la peur atomique.

Paranoïa atomique

Le 29 aout 1949, première explosion atomique soviétique. Les Américains la détecte quelques jours plus tard en analysant l'atmosphère. Ils en évaluent assez bien la puissance à partir des isotopes.

Le président Truman met plusieurs semaines à se décider à rendre la nouvelle publique.

Les Américains se lancent alors vraiment dans le développement de la bombe H, sans évaluations préalables, ni techniques, ni militaires, ni économiques. « Développons la super-bombe et tout ira mieux ». Pourquoi ? Comment ? Mystère.

Une figure classique du management se met en place : la course du poulet sans tête. Cela ne plait pas à tout le monde mais les raisonnables pèsent peu par rapport aux hystériques affolés.

Pendant ce temps, Teller prend très mal les calculs de Stanislaw Ulam qui invalide sa conception (la première. Celle qui va finir par fonctionner est la troisième) de la bombe H.

En effet, il y a, dans l'explosion de la bombe à fusion, une course de vitesse entre la production d'énergie par fusion et la dissipation de cette énergie par divers phénomènes. Si l'énergie est dissipée plus vite qu'elle n'est produite, la réaction s'éteint. Ce calcul fait intervenir la géométrie de la bombe en trois dimensions, c'est impossible à calculer à la main. Il y faut les tout premiers ordinateurs. La puissance de calcul fut un problème récurrent pour les pays qui ont cherché la bombe H.

Von Neumann et Ulam sont les premiers à avoir des ordinateurs permettant de tels calculs.

Pendant ce temps, les physiciens cogitent plus sérieusement que les politiciens et que les bureaucrates, qui paraissent bien légers. Hans Bethe et Enrico Fermi refusent de retourner à Los Alamos travailler sur la bombe H, ils estiment immoral de contribuer à une telle arme.

En octobre 1949, les principaux atomistes, Oppenheimer et compagnie, se réunissent pour conseiller le gouvernement américain. Le conseil qui sort de ces réflexions est clair : les Etats-Unis ne doivent pas se lancer dans l'étude de la bombe H. Cette bombe n'a aucune utilité militaire, elle ne peut que produire des génocides et détruire le monde qu'on prétend sauver.

Pourtant, la course du poulet sans tête est la plus forte. Vite, faire quelque chose, n'importe quoi, mais quelque chose. Les Etats-Unis sont à trois mois du début de la paranoïa maccarthyste. Pour donner un ordre de grandeur de cette paranoïa : quand les Américains (certains) estiment que les Soviétiques auront atteint la parité atomique fin 1951, les vrais chiffres de bombes disponibles sont 298 à 5.

Maintenant, il n'y a plus guère de doutes. Le président Truman n'a jamais sérieusement envisagé de ne pas faire la bombe H, il a juste laissé les physiciens débattre pour donner l'impression d'un semblant de délibération.

C'est au pied du réacteur qu'on voit le physicien

Edward Teller a deux problèmes dans la course à la bombe H :

1) son caractère obtus qui le rend inapte à gérer une grosse équipe.

2) la difficulté à recruter (dont les causes sont plus vastes que le mauvais caractère de Teller : dans l'Amérique des années 50, les physiciens et les ingénieurs de talent ont des projets plus attrayants que de travailler sur une bombe génocidaire).

Pendant ce temps, la guerre de Corée est déclenchée et la paranoïa atomique subit son premier revers. Harry Truman refuse obstinément de vitrifier le Nord, malgré les demandes pressantes de ses généraux (la guerre est une chose trop importante pour leur être abandonnée, et ce n'est pas de moi).

Le chef du SAC, Curtis Le May, qui a rasé les villes japonaises et aurait vitrifié sans hésitation l'URSS et la Chine, est caricaturé (à peine), dans Docteur Folamour :

 

En 1951, déblocage de la situation. Les Américains collent un petit tube de D+T à une bombe atomique pour voir comment cela réagit, ça fonctionne et, de fil en aiguille, ils se disent qu'il faut développer cette idée. Ulam élabore cette configuration et Teller pense à se servir des radiations plutôt que de l'hydrodynamique. Les esprits avaient mûri.

Teller se montre absolument insupportable. Son talent, réel, ne vaut pas la zizanie qu'il sème dans l'équipe. La décision de la direction de Los Alamos de l'écarter est judicieuse, maintenant que la phase de développement commence.

Ivy Mike

Le 7 novembre 1952, les Américains font exploser Ivy Mike, leur première bombe H. 10,4 MT. C'est une preuve de concept : Mike pèse 74 tonnes (il faut réfrigérer le deutérium).

Ca ne se passe pas toujours aussi bien : la deuxième explosion de bombe H, Castle Bravo, en 1954, a été 50 % plus puissante que calculé, parce qu’il y a eu un rebond imprévu de la fusion (des éléments fusionnés ont fusionné entre eux, comme dans une soirée chez Dominique Strauss-Khan). Des spectateurs ont été irradiés. Cela met en perspective, par comparaison, l'excellence de la conception de la bombe A par le projet Manhattan.

Anecdote amusante : c'est en lisant The voice of the dolphins (que j'ai moi-même en cours de lecture) de Leo Szilard , procuré sous le manteau, qu'Andrei Sakharov, père de la bombe H (devant l'échec des conceptions en oignon, il a eu la même idée qu'Ulam sans recevoir d'aide de l'espionnage), conçoit les premiers doutes qui vont le mener à la dissidence.

Course aux armements

En 1951, les stocks de bombes A des deux côtés suffisent à la dissuasion, pas besoin de bombe H. Des déclarations d'Eisenhower et des dirigeants soviétiques vont de sens.

Alors, pourquoi la course aux armements qui a coulé l'URSS et la démocratie américaine ?

Deux raisons : la paranoïa et le complexe militaro-industriel.

Un chercheur des années 90 a fait une étude rétrospective. Les décisions à l'est et à l'ouest étaient liées aux changements internes (élections américaines ou changements ou Politburo) et non aux décisions de l'ennemi potentiel.

Et, dans les deux camps, le complexe militaro-industriel a pesé d'un poids mortel.

Il a fallu quatre guerres (guerre de Sécession, première guerre mondiale, seconde guerre mondiale, guerre froide) pour remplacer la république aristocratique américaine par une pseudo-démocratie impériale, ploutocratique et bureaucratique peuplée d'agences aux pouvoirs cumulés illimités que personne ne contrôle.

La paranoïa atomique y a joué un grand rôle, puisque la raison d'être de l'Etat Profond était de survivre à une guerre nucléaire.

Ainsi, si la bombe H n'a pas détruit physiquement l'Amérique, elle l'a détruite spirituellement. Par la paranoïa, elle l'a transformée en une chose très différente de ce qu'elle était à l'origine.

La guerre, c'est la santé de l'Etat. Quand vous entendez un homme de l'Etat vous parler de guerre, traduisez le : « Je veux accroitre mon pouvoir ».

vendredi, mars 21, 2025

Angle of attack. Harrison Storms and the race to the Moon. (Mike Gray)

Harrison Storms (naturellement surnommé Stormy) était le directeur technique de North American, responsable du module de commande d'Apollo.

Il fut désigné comme le bouc-émissaire, viré comme un malpropre, de l'accident d'Apollo 1. Alors qu'aujourd'hui, il est bien établi que le premier responsable était la NASA. Mais quand une administration mène une enquête sur elle-même, il est rare qu'elle s'accuse.

La féminisation des mentalités n'avait pas encore transformé les hommes en copines qui blablatent sans fin et rendu la vie aussi chiante qu'une agonie en EHPAD.

C'était l'époque des grands directeurs techniques, des hommes de fort caractère. Quand ça merdait (un programme, ça merde toujours à un moment ou un autre), la tempête soufflait dans les bureaux mais ils étaient excellents (les ingénieurs n'avaient pas encore été abêtis par la simulation), ils savaient décider et les projets avançaient vite.

J'ai déjà commis un billet sur la gestion de programmes à l'ancienne, quand les Occidentaux, n'étant pas encore devenus des tapettes craintives, faisaient des trucs qui arrachent.

Seul maître à bord après Dieu, le directeur technique (le chief engineer) a l'oeil à tout, il sent venir l'orage.

Son instinct technique l'avertit de la perfidie de détails apparemment anodins (la peinture, le fil à casser, les joints ...), il anticipe les difficultés, il envoie ses émissaires chez le sous-traitant le plus obscur si son intuition lui dit qu'il y a là un danger qui sautera sur l'ingénieur imprudent, au moment crucial.

Il tranche, il choisit, il décide. Il tient ferme la barre, ses avis tombent comme la foudre (et parfois comme l'oracle de Delphes). C'est un meneur d'hommes, on peste, on le maudit, mais on le respecte et on travaille.

Certains directeurs techniques sont restés célèbres : Henri Deplante chez Dassault, Kelly Johnson chez Lockheed, Roger Robert chez Matra, Lucien Servanty sur Concorde, Roger Béteille sur A300.

Ils avaient en commun, paraît-il, un caractère soupe-au-lait. On ne fait pas Apollo ou Concorde avec une bande de copines.

L'auteur Mike Gray, qui écrit en 1992, sacrifie à la  débilité féminolâtre et regrette (pourquoi ?) qu'il n'y ait eu sur Apollo qu'une seule femme ingénieur (c'est d'ailleurs faux) sans comprendre ce qu'il écrit : s'il y avait eu plus de femmes sur Apollo, ce programme n'aurait pas été le club de mecs fonceurs qu'il était et aurait échoué (bin oui, la vraie vie, ce n'est pas les fantasmes idiots du politiquement correct, c'est même l'exact inverse).

Mettre « des femmes dans la science », c'est le meilleur moyen que la science n'avance pas. Ou, si vous préférez, que la science avance à pas de fourmi plutôt qu'à pas de géant. Les femmes sont besogneuses, plus que les hommes, mais n'ont aucun génie (Marie Curie n'est pas Einstein). Aucune femme ne se fixera comme but dans la vie d'aller sur la Lune ou sur Mars, c'est trop farfelu, déraisonnable, puéril. Wernher von Braun et Elon Musk sont des hommes, et ce n'est pas du au machisme de la société.

Ce n'est pas une opinion misogyne de ma part, ce sont des faits aisément vérifiables. Mais, en nos temps où le réalisme est anathème, où être réaliste est pire que tuer des bébés phoques, en disant la simple réalité, je blasphème plus que si j'avais déclaré que Brizitte Macron était un homme (par exemple, au hasard).

La féminolâtrie est une expression de la pulsion de mort occidentale (comme l'écologisme et l'antiracisme, deux autres idéologies orthogonales à la réalité).

Stormy

Né en 1915, Harrison Storms, comme les grands scientifiques de cette époque, n'était pas un citadin. Elevé à la campagne, il avait comme tous un grand sens pratique. Anecdote significative : les directeurs de missions Apollo (une dizaine d'ingénieurs) faisaient tous leur mécanique automobile eux-mêmes.

Etudiant d'abord moyen, il est motivé quand il rencontre sa future épouse Phyllis, qui tiendra ferme la barre de la famille pendant que son mari affrontera les difficultés (l'esprit de l'époque n'avait pas encore appris aux jeunes femmes que l'idéal féminin consistait à comporter comme des pétasses vaines et capricieuses).

Sous la coupe Von Karman, il gérait la soufflerie de Cal Tech. Puis il choisit d'aller chez North American, la petite boite qui montait (à ce jour, North American détient le record, qui ne sera probablement jamais battu, du nombre d'avions militaires produits).

Il travailla comme un fou pendant la guerre (comme beaucoup de gens restés à l'arrière, il considérait qu'il n'avait pas le droit de prendre une minute de repos tant que des jeunes de son âge mourraient au front). Et après aussi !

Il est le père du XB-70 et duX-15. Scott Locklin considère que cela vaut toutes les créations de Kelly Johnson chez Lockheed, c'est un peu exagéré : il y a tout de même le SR-71 au dessus du lot.

Le premier travail important de jeune ingénieur d'Harrison Storms chez North American fut de calculer le décollage de B25 à partir du porte-avions Hornet (18 avril 1942).

Le X15

Le patron de North American, Dutch Kindelberger, n'était pas chaud quand Storms lui proposa en 1954 de s'engager dans la compétition X15. Il rêvait encore de grosse production, alors 3 prototypes ... Mais il laissa faire.

North American gagna de 1,4 point sur 100.

Premier vol moins de 5 ans après l'appel d'offres. De nos jours, il faut plus de 10 ans pour un missile et 20 ans pour un avion, qui ne sont pas moitié du quart aussi innovants que le X15. Quand je dis que nous sommes devenus des incapables, je ne parle pas en l'air.

Bon, il y avait les moyens financiers : le X15 valait trois fois son poids en or. Mais cela ne va pas dire grand'chose : les programmes actuels coûtent des milliards, étalés sur des décennies, pour des résultats pas forcément mirobolants (voir le F35).



X15, X16, X17 ... et Sputnik

Storms avait une idée rationnelle de la conquête spatiale.

L'avion spatial X15 permet d'étudier la limite de l'espace, puis, un jour, un X16, une navette spatiale, permet d'aller en orbite et d'en redescendre. Ensuite, on construit une station orbitale dans laquelle on peut assembler un vaisseau lunaire. Et, quelque part dans les années 80, on pose un homme sur la Lune. Et c'est en effet l'approche la plus rationnelle, à la fois techniquement économiquement.

Mais Sputnik et la panique qu'il a déclenchée chez les Américains en 1957 bouleversèrent tout cela.

Pourtant, Sputnik était en partie la conséquence du retard des Soviétiques : s'ils avaient besoin de fusées si puissantes, c'était que leurs bombes et leurs systèmes étaient 2 à 3 fois plus lourds que ceux des Américains. Et les décideurs américains en avaient conscience, mais ils ne pouvaient rien contre l'hystérie qui s'empara du public, qui est aussi constitué d'électeurs.

Ca serait donc la fusée.

Le programme Apollo

Au début des années 50, les Américains avaient trois programmes de fusées parallèles : US Air Force, US Navy et US Army.

L'US Navy et l'US Air Force se sont arrangées pour mettre le programme de l'US Army sur la touche alors que c'était le seul qui avait une chance de réussir, parce qu'il employait les Allemands de Wernher von Braun, qui avaient 15 ans d'expérience des fusées.

Von Braun n'était pas très aimé, les souvenirs de la guerre étaient encore frais. Quand il a publié une brochure I reach for the stars (Je cherche à décrocher les étoiles), certains ont ajouté malicieusement But sometimes I hit London (Mais parfois je tape Londres).

La NASA fut fondée sur le squelette de l'ancienne NACA.

Au début des années 60, les Américains prirent une série de décisions dimensionnantes et irréversibles. Elle étaient toutes très audacieuses, obéissant à une logique commune : optimales théoriquement, leur mise en pratique est totalement inconnue au moment où la décision est prise.

Les deux plus importantes :

> LOR : Lunar Orbital Rendez-vous. Le vol vers la Lune et retour se feront en détachant par étape des bouts de vaisseau et cela implique un rendez vous en orbite lunaire, à une époque où il n'y a jamais eu de rendez vous en orbite, lunaire ou pas. Où, d'ailleurs, les Américains ne sont pas allés en orbite de grand'chose.

> le deuxième étage S2 de Saturn V sera hydrogène liquide LH2 (au lieu du kérosène) + oxygène liquide LOX. L'hydrogène étant deux fois plus énergétique que le kérosène, ça se justifie, mais utiliser l'hydrogène liquide est très risqué. Quelques Américains avaient déjà travaillé expérimentalement avec de l'hydrogène, ils étaient moins effrayés que les Allemands. Von Braun s'y opposa,  puis après une nuit de calculs, finit par accepter, emportant le morceau. Sans cette décision, les Américains ne seraient probablement jamais allés sur la Lune. Les Soviétiques n'ont jamais sauté le pas de l'hydrogène et n'ont pas posé d'homme sur la Lune.

Common Bulkhead

Pendant ce temps, Storms bâtissait son équipe de pirates.

Il visait S2, mais surtout le module de commande, le morceau de choix.

Pour S2, il a poussé une décision technique audacieuse.

Pour des questions de tenue à la pression, les fonds de réservoirs d'oxygène liquide et d'hydrogène liquide sont arrondis.

Vous pouvez les empiler comme deux œufs par le cul mais beaucoup de place est perdu. Ou vous retournez l'un des arrondis et vous les empilez comme deux chapeaux melon l'un dans l'autre, zéro place et zéro masse perdues.

Bien évidemment, Storms voulait la seconde solution. Et elle posait des problèmes techniques à rendre fous les ingénieurs. Il fallait concevoir une cloison de séparation commune (common bulkhead) qui soit à la fois fois isolante (70°C entre LH2 et LOX), solide et légère, et qui bien sûr tienne les températures (LH2 : -252 °C).

On estime que cette décision a économisé entre 3 et 4 tonnes de structure (sur 36 tonnes de matériels autres que le carburant). Le S2 était composé de 92,6 % de carburant et de 7,4 % d'autre (structure, moteur, etc).

L'offre Apollo Command and Service Module (CSM)

Stormy convainquit Dutch, déjà très malade, de se lancer dans l'aventure du module de commande.

Autorisé à dépenser 1 million de dollars, il en dépensa 5 en deux mois ! Un ingénieur pointa 250 heures de travail .. en deux semaines. De la folie furieuse. Vous remarquerez que ce genre d'exploit n'est possible que si vous avez une femme dévouée à la maison qui s'occupe de tout le reste (je le répète pour bien que ça rentre : les grands exploits techniques sont impossibles ou très difficiles au temps du féminisme. Quand vous voyez une photo de Space X, il n'y a que des « mâles blancs » et je ne sais pas comment ils se débrouillent avec leurs femmes, s'ils en ont).

Contre toute attente, North American  remporta la compétition.

Ses atouts :

1) Moins disant : 400 millions de dollars. A la fin du programme, cette partie aura en fait coûté 4.4 milliards ! Mais ce n'est sans doute pas le plus important.

2) Une conception (relativement) simple. Ceux qui avaient commencé l'étude 2 ou 3 ans avant se sont retrouvés handicapés : noyés par la masse des problèmes qu'ils avaient identifiés, ils ont proposé des conceptions trop complexes.

3) Une longue habitude de confiance entre North American Aviation et les services officiels. Ils savaient que, quand ça merderait (hélas, ça a merdé encore pire qu'imaginé), NAA n'enverrait pas ses avocats et ses comptables, mais essaierait de résoudre les problèmes.

4) Charlie Feltz. Ingénieur réputé pour son extraordinaire sens pratique, il rassurait la NASA, qui le connaissait bien et qui savait que ça ne partirait pas tous les sens. Il avait supervisé la construction des X15. Un exemple : tout le monde était soucieux des vibrations et s'inquiétait que le pilote ne puisse même pas piloter. Feltz a eu un raisonnement simple : qu'est-ce qui vibre le plus ? Les tracteurs. Il est allé voir un marchand de machines agricoles pour l'aider à concevoir le siège du X15, et ça a fonctionné.


Harrison Storms et Wernher von Braun




Apollo 1

Le 27 janvier 1967, les astronautes Grissom, White et Chaffee moururent dans l’incendie instantané de leur capsule Apollo 1 lors d’essais au sol.

L’analyse de cet accident est simple :

1) Cause technique : la capsule a été étudiée pour une atmosphère 100 % oxygène à un tiers de la pression atmosphérique. Les essais au sol ont eu lieu dans une atmosphère 100 % oxygène à la pression atmosphérique, cette pression d’oxygène pur trois fois plus élevée que la spécification a transformé certains matériaux (les velcros pour empêcher les objets de flotter dans la cabine et le filet de nylon pour recueillir les objets tombés au fond) en bombes.

2) Cause organisationnelle : comme d’habitude, c’est l’implicite qui tue. Les équipes d’essais sont parties dans l’idée que la capsule était étudiée pour une atmosphère 100 % d’oxygène et la question de la pression est restée implicite. Lors de l’enquête la NASA a constaté que cette pratique datait du programme Gemini et que c’était un miracle qu’il n’y ait pas eu ce genre d’accidents avant.

3) Circonstance aggravante : la porte d’entrée n’était pas conçue pour une évacuation d’urgence.

North American avait vivement protesté contre ces deux décisions techniques (oxygène pur et pas de boulons explosifs), la NASA les avait imposées (la NASA craignait les pannes d’un système de renouvellement d’air trop complexe et ne voyait pas la nécessité d’une évacuation dans l’espace).

Lors de l’enquête parlementaire qui a suivi, les politiciens ont été égaux à eux-mêmes : bêtes et méchants (dans une démocratie médiatique, les politiciens de qualité ne peuvent être qu’un malentendu provisoire). 

Un sénateur a reproché au directeur de la NASA « une incompétence comme il n’en avait jamais vue ». Il ne devait pas avoir vu grand-chose dans sa vie : la NASA venait de réussir 16 tirs sur 16 en 6 ans en augmentant à chaque fois la complexité.

La NASA ne pouvait pas être coupable, sinon c’était la fin du programme Apollo. Cette raison explique d’ailleurs pourquoi certains politiques voulaient absolument que la NASA fût coupable, pour récupérer l’argent pour autre chose (guerre, corruption, assistanat. Gravy train comme disent les Américains).

La NASA fit donc comprendre à North American que l’heure des sacrifices humains était venue. Harrison Storms, qui n’avait rien à se reprocher (et tous les acteurs du programme le savaient), sauta. On le remplaça par un ingénieur terne et obéissant de Martin, celui là même qui avait perdu l'appel d'offres. Mais le plus pénible était fait dans la conception du module de commande.

Le problème technique fut résolu sans difficulté : la porte fut simplifié et, au moment du tir, l’atmosphère de la capsule comprenait une proportion d’azote qui était éliminé en cours du de vol.

Cette affaire eut un effet collatéral positif. Les politiques s’étant montré sous leur meilleur jour (antiphrase, évidemment), les gens du programme Apollo adoptèrent une mentalité obsidionale, « nous contre eux ».  Leur solidarité et leur coopération s'en trouvèrent renforcées.

Point intéressant : en 2025, l’Occident est noyé sous les procédures, toutes plus idiotes et paralysantes les unes que les autres (plus personne ne veut prendre de responsabilité, il faut que les procédures prennent les décisions toutes seules, c’est le turbo-sanscouillisme). Lors de l’enquête de 1967, on s’aperçut que, selon la procédure d’appel d’offres, Martin aurait dû gagner de quelques points le contrat du module de commande face à North American. On parla de corruption. En réalité, un décideur avait fait ce pour quoi il était payé : il avait décidé. Entre North American qui fabriquait quelques-uns des meilleurs avions du monde et Martin qui fabriquait quelques-uns des plus mauvais, il n’y avait pas photo dans l’esprit des gens de la NASA, à quelques points près dans l’évaluation de l’appel d’offres, en qui ils avaient le plus confiance.

La fin

Harrisson Storms et North American ont endossé le blâme d'Apollo 1 à la place de la NASA. Stormy a démissionné et s'est établi consultant. 

Les autorités ont forcé North American, excédentaire, à fusionner avec Rockwell International, déficitaire. Rockwell International étant géré par les financiers, le groupe a coulé dans les années 80.

L'esprit étroit, mesquin et cupide des financiers est totalement inadapté à l'industrie aéronautique, risquée et de long terme. Pour couler une boite aéronautique, rien de plus efficace : exiger une rentabilité régulière de cette industrie en dents de scie.

Les dépouilles de Rockwell International ont été rachetées par Boeing, qui a fait ensuite exactement les mêmes erreurs.

Entretemps, la NASA a attribué le contrat de la navette spatiale à Rockwell International. Certains pensent que ce fut une manière implicite de récompenser North American de sa docilité lors de l'affaire Apollo 1.

En fait, North American était foutu quand Dutch est mort. Son successeur, Lee Atwood était considéré comme le chief engineer des chiefs engineers, mais il lui manquait l'entregent politique pour échapper aux requins à grandes dents de Washington.


Documents : X-15 et XB-70

Video du X-15 :

 




 Video du XB-70 :



Lunatisme

Des connards propagent le doute. Voire affirment carrément que les Américains ne sont jamais allés sur la Lune. En anglais Moon Hoax, que je traduis par Lunatisme.

Je refuse de discuter sur le fond. Cette thèse est tellement absurde que discuter est déjà concéder des points à leur logique paranoïaque.

En revanche, ce délire paranoïaque est révélateur.

Qu'est-ce qu'Apollo ? C'est le plus grand exploit des Américains et peut-être de l'humanité.

Donc raconter des craques sur Apollo, c'est à la fois cracher sur les Américains et sur l'humanité. Quel bonheur !

En réalité, ce sont juste des petits mecs de 2025, en panne de tout, d'intelligence, de désir, d'audace, qui, devant leur ordinateur, éprouvent le besoin, pour ne pas regarder leur insupportable médiocrité en face, de souiller les géants des années 60.

Le lunatisme exprime bien la mentalité de notre triste époque.

samedi, mars 15, 2025

De Gaulle, le dernier réformateur (Jean-Louis Thériot)

De Gaulle est un moderniste, il rend l'arriération économique de la France des villages en pente douce responsable de la défaite de 1940.

Il est faux qu'il ait dit ou pensé « L'intendance suivra ». Au contraire, la moitié des conseils des ministres sous ses dix ans de présidence furent consacrés aux questions économiques et sociales.

L'économie n'est un but en soi mais le moyen de la puissance.

Quand il revient au pouvoir en 1958, il prend avec réticence, sur le conseil d'Olivier Guichard et de Pierre Lefranc, Antoine Pinay comme ministre des finances. Cela a l'avantage de rassurer les épargnants et d'assurer le court terme : la réussite de l'emprunt dit Pinay.

Mais Antoine Pinay n'est pas le quart assez audacieux pour ce que De Gaulle a en tête.

Ce dialogue (probablement apocryphe, on ne prête qu'aux riches) :

Pinay : Mon général, je crains de ne pas être d'accord.

De Gaulle : Moi, M. le ministre, je crains que vous ne soyez plus ministre.

Une légitimité exceptionnelle

Jamais depuis 1789, un dirigeant français n'a eu la légitimité de De Gaulle en 1959 : les pleins pouvoirs donnés par l'assemblée nationale, la réussite du référendum constituant, l'élection comme président par l'assemblée des notables.

Pourtant, la suite ne sera pas un chemin semé de roses.

Le comité Rueff

Le comité Rueff est bien dans les manières de Gaulle : audacieux avec ruse.

Jacques est un polytechnicien haut fonctionnaire, mais avec un parcours mi-public mi-privé beaucoup plus varié que la norme. Surtout, c'est un libéral aux idées originales.

Dans son comité, Rueff prend des immobilistes, des gens qui pensent que « la France va devenir le Portugal » et que leur devoir est de faire en sorte que cela se passe le moins mal possible en bousculant le moins de monde possible (rengaine connu) : des hauts fonctionnaires, des représentants de la banque et de l'industrie, pas de « partenaires sociaux ».

On voit bien le coup de poker de Rueff : s'il arrive à amener ces gens là de son côté, il aura obtenu une caution incontestable.

Le comité qui n'est pas secret mais discret (d'ailleurs, il y a déjà tant eu de comités vains que personne n'y croit, même pas ses membres. Ils ne comprennent pas le changement d'avoir De Gaulle aux commandes). Il se réunit pour la première fois le 30 septembre 1958 et commence ses auditions.

Rueff, à force de patience et d'écoute, amène les membres à ses raisons. Il rédige lui-même le rapport dans son manoir normand, 18 pages en français limpide, lisible par tous (quand on pense que nos bureaucrates d'aujourd'hui pensent passer pour intelligents en jargonnant et en baragouinant). Il le rend début décembre 1958.

Un train de mesures est pris qui rétablit la situation financière. En gros, ce sont les mesures que tout le monde savait qu'il fallait prendre mais que personne n'osait.

Habilement, un point de fixation, sur lequel le pouvoir est déjà décidé à faire des concessions, est créé sur la retraite des anciens combattants valides. Pendant qu'on discute de cela, le reste passe (presque) comme une lettre à la poste (à cette époque bénie où la poste fonctionnait).

Symboliquement, le nouveau Franc est mis en place.

Le comité Rueff-Armand

On essaie de recommencer la méthode qui assainit les finances avec l'assainissement de l'économie.

Malheureusement, après le coup de tonnerre du premier comité Rueff, le second ne peut pas rester discret, la presse et les « partenaires sociaux » s'en mêlent et tout cela s'enlise.

Confirmation qu'en France, demander l'avis des gens, consulter, c'est le meilleur moyen de ne toucher à rien et de ne rien faire. La seule méthode de réforme qui fonctionne, c'est le coup d'Etat, le coup de Majesté.

Sinon, on n'a que des « réformes » socialistes : soit furtives et vicieuses, soit empruntant la pente de la démagogie.

De Gaulle est trop occupé par l'affaire algérienne pour prendre lui-même le manche et ni Debré ni Pompidou ne sont à la hauteur du défi.

L'usure

En 1962, De Gaulle n'avait déjà plus la toute-puissance politique qui lui avait permis de passer en force avec le premier comité Rueff. Ceux qui font profession d'être des obstacles à tout avaient repris du poil de la bête.

Les leçons

1) Aller vite. Le réformateur dispose de deux ans, grand maximum. Trump semble l'avoir compris.  Cela suppose d'être prêt, d'avoir travaillé avant.

2) Travailler avec une petite équipe de cracks, en secret. Ne pas hésiter à passer en force (Trump et Milei). Foin de « l'Etat de droit » (qui est en réalité l'Etat de gauche). Sinon, vous tombez toujours sur des gens, les obstacleurs professionnels, qui ont le chic de tout ralentir pour les « meilleures » raisons du monde.

3) Anticiper les réactions des adversaires. De Gaulle s'est fait avoir par la grève des mineurs, pas Thatcher, qui avait passé des accords pour importer du charbon et avait corrompu les dockers.

De Gaulle a fait de grandes choses en économie, mais la crise algérienne qui l'a propulsé au pouvoir a accaparé sa légitimité. Pendant qu'il usait de son crédit pour faire passer la solution algérienne, il ne pouvait pas faire des réformes économiques conflictuelles.

(Nota : l'évocation de Macron dans le bandeau est du pur tapinage d'éditeur.)