mardi, mai 10, 2022

Qui a gagné la guerre de 14 ? (Jean-Michel Steg)

Jean-Michel Steg est un financier (il dit lui-même qu'il n'a aucun mérite : n'importe qui entré dans la finance dans les années 90 finissait par faire fortune) devenu historien.

Il a commencé par l'histoire quantitative. J'ai apprécié son livre sur le 22 août 1914, la journée la plus meurtrière de l'histoire de l'armée français (27 000 morts : la guerre d'Algérie en une journée).

A travers 6 11 novembre (11 novembre 1941, 1918, 1919, 1938, 1945, 2018), l'auteur multiplie les perspectives.

Comme tous ceux qui s'intéressent à l'histoire, il est scandalisé de la bêtise de nos contemporains qui consiste à présenter la guerre comme une sorte de catastrophe naturelle, un tremblement de terre ou une épidémie, ce qui est parfaitement idiot (mais nous vivons l'époque des crétins).

Les Poilus étaient parfaitement conscients de l'aspect politique de la guerre. Certaines lettres ouvertes par le contrôle postal sont étonnantes de ce point de vue. On n'imagine pas un tonnelier de village faire des réflexions sur la solidité de l'alliance entre l'Allemagne et l'Autriche et pourtant ...  Il faut dire que les Français de 1918 étaient autrement charpentés intellectuellement que les produits de la fabrique du crétin de 2022.

Si vous êtes féru d'histoire et de politique, ce livre ne vous apprendra pas grand'chose. Mais il peut constituer une introduction originale.

Au fait, qui a gagné la guerre de 14 ? Les Français (l'armée française de 1918 est une machine de guerre remarquable dans tous les domaines, qui vaut bien la Grande Armée de 1805). Qui a gagné la paix, malgré ce qu'ils en ont dit ? Les Allemands, avec l'aide des Ricains et des Rosbifs.

samedi, mai 07, 2022

Mémoires sans concessions (Yves Rocard)

Yves Rocard est le père de Michel, un tout autre calibre que son fils.

Michel lui-même raconte que, lorsqu'il apprit à son père qu'il ferait Sciences Po, celui-ci a répondu : « Tu vas apprendre à emmerder les autres, je te coupe les vivres ». Ce qui témoigne d'un solide bon sens.

Presque sourd depuis l'âge de 5 ans, c'est un semi-autodidacte, puisqu'il n'entendait que la moitié de ce que les enseignants disaient. Cela ne l'empêche pas d'intégrer Normale Sup et d'être l'un des pères, éloignés, de la bombe atomique française.

Il alterne entre la recherche et l'industrie.

Il s'intéresse aux lampes des postes de radio. Suite à un déraillement mystérieux en pleine ligne droite, aux interactions entre les roues de locomotive et les rails (tout le problème est dans le fait que les roues de locomotive ne sont pas exactement cylindriques mais légèrement coniques).

Visiblement, c'est un calculateur pougneux, s'enthousiasmant pour l'alignement de calculs de plusieurs centaines de lignes. Il se détend avec le latin et le grec.

Touche à tout, il s'attaque ensuite à l'aéroélasticité, à la transmission radio et à un tas de sujets. Il est trop éclectique pour mener une recherche jusqu'au bout, il ouvre des pistes intéressantes mais aucune découverte ne porte son nom.

Son expertise est très appréciée dans la Résistance.

Après la guerre, il reprend le laboratoire de physique de l'ENS et se met à la physique atomique (bin, ouais, il y a bien des gens qui mettent au vélo tardivement). Il a un certain talent pour utiliser ses relations dans l'industrie au profit de son laboratoire.

Il crée le site de radio-astronomie de Nançay avec deux radars de DCA allemands de récupération, puis le laboratoire atomique de Buyères-le-Chatel (futur CEA), et  l'accélérateur d'électrons d'Orsay. Ces sites sont toujours en activité.

Il met au point les premiers détecteurs d'explosions atomiques américaines avec un système de tuyaux de chauffage et de membranes (les techniques à leur naissance sont toujours relativement peu coûteuses et progressent rapidement : le premier avion coûte beaucoup moins à mettre au point que le Concorde, le premier iphone que l'iphone 13 etc).

Il se spécialise dans les mesures d'explosions atomiques sous toutes les formes imaginables, acoustique, lumineuse, électromagnétique sismique ... C'est un vrai physicien, il fait preuve d'une inventivité débordante pour aller à l'essentiel d'un phénomène physique. Il transforme des sismographes en barographes  ultra-sensibles simplement en posant un oreiller de plage en plastique dessus !

On ne connait pas le père exact de la bombe H française.

La bombe à fission, une bombe A, sert d'allumette à une bombe à fusion, une bombe H. Toute la difficulté est de trouver la configuration physique qui optimise cet allumage. Des pontes du CEA ont revendiqué cette paternité, mais l'ingénieur du fin fond d'organigramme qui a fait le calcul correct est resté anonyme.

Rocard a des idées bien arrêtées : il trouve que le passage du recrutement de 20 à 40 élèves par an en section scientifique à Normale Sup a beaucoup fait baisser la qualité. De même le passage de thurnes à 5/6 à des thurnes à 2. Il faut dire qu'il a une définition simple du normalien : « un esprit apte à se développer indéfiniment » (ce n'est vraiment pas l'impression que me fait Alain Juppé, mais il était en section littéraire).

Sur la fin de sa vie, il étudie les magnétiseurs et les sourciers, ce qui lui vaut bien entendu le mépris et les sarcasmes du monde académique, des notables et des notoires. Lui-même reconnaît qu'il a certes fait quelques avancées mais qu'il n'est pas arrivé à grand'chose de concluant.

Bref, un physicien dans l'âme comme on n'en fait plus.

Enfin, il termine son livre en 1989 sur une remarque qui résonne à nos oreilles de 2022. Il trouve que le consensus devient de plus en plus lourd et qu'il est de plus en plus difficile d'exprimer et de publier une pensée scientifique vraiment originale.