Il retrace l'histoire de la bombe atomique, des premiers travaux sur les radiations au XIXème siècle jusqu'aux bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki (la bombe H, c'est un autre livre : Dark sun).
Je vous invite à le lire (hélas en anglais).
Quelques réflexions :
Les hommes font l'histoire mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font.
C'est un peu raide de commencer par cette citation de Karl Marx rabâchée, mais elle est très adaptée.
Dans les années 1900, beaucoup imaginent libérer l'énergie contenue dans les atomes par une réaction en chaine. L'auteur HG Wells, inspiré par le physicien Frederick Soddy, futur Prix Nobel, en parle même dans un de ses romans en 1914.
Mais, à mesure que la connaissance du noyau atomique progresse, sa mystérieuse stabilité est mieux comprise et « le consensus scientifique prouve » (si vous voyez dans le choix de ces termes une malice contemporaine de ma part, vous n'avez pas tort (1)) qu'il est impossible de fracturer un noyau.
Les Français Joliot-Curie ratent la découverte de la fission de l'uranium alors qu'ils avaient fait les bonnes expériences et avaient toutes les données expérimentales en main, parce qu'ils refusaient de voir ce qu'ils avaient sous les yeux. Ils avaient déjà raté de même la découverte du neutron, ce sont les serial losers de la physique atomique.
Lorsque Otto Hahn et Lise Meitner (un couple dans le travail mais pas dans la vie) établissent le 13 janvier 1939 la preuve qu'ils ont réalisé une fission de l'uranium, ils doutent tellement qu'ils en parlent d'abord à Niels Bohr avant de publier. Celui-ci les encourage. La nouvelle se répand comme une trainée de poudre chez les physiciens.Dès 1934, la physicienne Ida Noddack a contesté l’idée que la fission atomique était impossible, mais les esprits n’étaient pas mûrs. La nouvelle de la possibilité théorique d’une bombe atomique est instantanément publique dans le tout petit cercle des atomistes avant que quiconque puisse arrêter l’information.
Cela n’a pas de sens de penser que les physiciens auraient dû arrêter leurs recherches : avec la fission, ils ont trouvé une chose qu’ils ne cherchaient pas et dans laquelle ils ne croyaient pas (pour la bombe H, la situation est différente). Plus tard, quelques physiciens, dont Niels Bohr et Lise Meitner, refusent de participer au projet Manhattan (Bohr sera nommé conseiller de Manhattan, mais n'y prendra pas une part active).
C'est un scandale que Lise Meitner, discrète jusqu'à l'effacement, n'ait pas reçu le prix Nobel en même temps qu'Otto Hahn.
Fermi fait une prédiction : une chance sur dix pour que l'énergie atomique soit exploitable.
Alors, en 1939, à la veille de la guerre, il y a une discussion fort éclairante entre Fermi et Szilard : Fermi estime qu'à 1/10 de probabilité, il est prudent de continuer à chercher. Szilard qu'à 1/10 de probabilité, le risque est trop grand, qu'il faut mettre le couvercle sur tout cela et passer à autre chose.
En réalité, cette discussion est oiseuse : trop de gens savent déjà pour arrêter le cours des choses.
Niels Bohr a un éclair de génie. Il quitte la table où il dinait et se précipite à son bureau pour noter l'idée fugace qui est en train de lui échapper. L'U235 (0,7 % dans l'uranium à l'état naturel) a une réaction différente de l'U238 et c'est ce qui explique la difficulté d'interprétation des résultats expérimentaux, qui mesurent non pas un phénomène, mais deux phénomènes mélangés. Dans la foulée, Bohr fournit l'explication théorique.
Mais cela ne rapproche guère la bombe atomique : en 1939, on ne sait pas séparer les isotopes.
La machine s'emballe. Ou pas.
Le 22 avril 1939, les Français Joliot, von Halban et Kowarski montrent qu'une fission d'U235 émet en moyenne 3,5 neutrons : la réaction en chaine devient théoriquement possible.
En juillet, Szilard et Fermi pensent à utiliser le graphite et l'eau lourde comme modérateurs (l'eau ordinaire absorbe trop de neutrons, elle éteint la réaction en chaine). Szilard ne veut pas mettre les mains dans le cambouis et trouve un étudiant pour faire les manipulations à sa place. Fermi, expérimentateur compulsif, est choqué et évitera Szilard autant que faire se peut.
Les savants allemands s'y mettent très vite et bien (la course aux armements n'est donc pas une illusion. Enfin, pas tout à fait. Voir la conclusion de ce billet). Mais, ensuite, ils se fourvoient sur l'eau lourde (il se peut que le calcul de Walther Bothe, anti-nazi, sur le graphite ait été volontairement erroné) et ils ne croient plus à la bombe, ils s'orientent vers la production civile d'énergie, qui n'est pas prioritaire pour leur gouvernement.
Le Japon aussi.
En octobre 1940, Roosevelt est longuement informé de la lettre d'Einstein et de Szilard décrivant la possibilité d'une bombe atomique.
En 10 mois, on est passé d'une hypothèse théorique que le consensus refusait à une possibilité pratique connue au sommet de l'Etat.
Et puis ... plus rien. Sur décision de Roosevelt, un comité bureaucratique est mis en place pour coordonner les efforts. Il se révèle contre-productif : ses trois membres ne comprennent pas l'enjeu, ils croient avoir à faire à une lubie de savants fous.
Les Anglais, poussés par deux immigrés allemands (Frisch, le neveu de Lise Meitner, et Peierls) crée aussi un comité atomique, mais composé de physiciens. Il a donc une tout autre mentalité que le comité américain. Il comprend les potentialités de l'U235 et décide d'étudier la séparation d'isotopes. Nous sommes au printemps 1940.
La course à l'eau lourde (les Français achètent à la Norvège le seul stock d'eau lourde existant et le transfèrent en Angleterre dans des conditions rocambolesques, en pleine débâcle) induit les Allemands en erreur (involontairement : les connaissances ne sont pas assez fermes pour que cela soit une intoxication délibérée).
Les échanges des deux côtés de l'Atlantique permettent aux Américains de ne pas être à la traine malgré leur carence de soutien politique.
Au printemps 1941, les Américains découvrent le plutonium en bombardant l'uranium et savent immédiatement qu'il est fissile.
Bizarrement, la bureaucratie américaine n'arrive toujours pas à prendre la mesure des enjeux.
Deux personnages subalternes mais clés dans la chaine de commandement bloquent la diffusion de l'information parce qu'ils ne comprennent pas et voudraient réserver les fonds à d'autres projets. Il faut l'envoi officiel du rapport britannique sur la possibilité d'une bombe atomique en octobre 1941 pour débloquer enfin la situation. Roosevelt est informé, il est alors impossible de continuer à jouer l'obstruction. Un an a plus ou moins été perdu.
En octobre 1941, Heisenberg vient à Copenhague sonder Bohr sur la bombe atomique, laissant à celui-ci l'impression fausse que les Allemands sont très avancés.
Robert Manhattan
Le 6 décembre 1941, les atomistes se réunissent à New York pour se concerter sur un programme.
On passe alors de la théorie à l'ingénierie :
1) Comment séparer industriellement l'U235 de l'U238 ?
2) Comment fabriquer industriellement du plutonium ?
3) Comment déclencher une réaction en chaine ?
Malgré l'entrée en guerre des Etats-Unis, ça patachonne encore quelques temps, faute d'organisation. Ce n'est pas avant septembre 1942 et la nomination par les militaires du général Leslie Groves comme chef de projet, que l'entreprise est vigoureusement prise en main.
Edeward Teller se désintéresse de la bomba A, considérant qu'il a fait le tour des problèmes théoriques qu'elle pose et commence à s'intéresser à la « Super », la future bombe H. Il dira que l'été 1942 été le plus stimulant intellectuellement de sa vie.
En octobre, Robert Oppenheimer est nommé directeur scientifique, choix doublement astucieux : ses accointances gauchistes permettent d'avoir barre sur lui en mettant sa loyauté en doute, il a ce type de personnalités bulldozers qui vont au bout de ce qu'elles font. Il deviendra le symbole du projet Manhattan.
Quand ils décident de s'organiser enfin, les Américains le font naturellement, parce que c'est ce qui fonctionne, en se rapprochant des règles de Kelly Johnson, le patron de Lockheed : prenez les meilleurs, mettez les tous au même endroit, ne chipotez pas sur les moyens que vous leur donnez, les effectifs doivent être réduits et la responsabilité généreusement déléguée, secret absolu, un seul interlocuteur chez le client qui a tout pouvoir de dire oui ou non.
Trois sites : Los Alamos pour les bombes (U235 et Pu), Hanford pour la production de plutonium, Oak Ridge pour la production d'U235.
Après 3 ans à merdouiller de manière difficilement compréhensible, les Américains ont le feu au cul.
Le 2 décembre 1942
Date historique : la pile atomique CP1 sous la direction de Fermi diverge. Pour la première fois, l'homme maitrise l'énergie atomique.
La Chicago Pile-1 (CP-1), constituée d'un habile empilage de 50 000 briques de graphite représentant 400 tonnes de carbone avec, répartis à l'intérieur, 6 tonnes d'uranium et 36 tonnes d'oxyde d'uranium devient critique le 2 décembre 1942, dans une ancienne salle de squash, sous les gradins du Stagg Field à Chicago.
Cette épisode ne va pas sans anecdotes savoureuses, par exemple le recrutement de l'équipe de football américain du campus pour manipuler les lourdes briques d'uranium et de graphite. Mais les témoins ont conscience de participer à un instant historique.
Szilard sert la main de Fermi et lui dit « C'est peut-être un jour noir de l'histoire de l'humanité ».
Un problème de concordance des temps
L’échelle des phénomènes mécaniques et explosifs est la milliseconde. L’échelle des phénomènes atomiques est la nanoseconde, un million de fois moins. Là est la difficulté de conception de la bombe atomique.
La théorie est simple : on réunit deux ou plus masses sous-critiques de matière fissile pour passer le seuil de criticité et boum !
En pratique :
_ si la réaction en chaine démarre avant que les masses soient correctement rassemblées, pétard mouillé (équivalent de quelques tonnes de TNT quand même). D’où les problèmes de géométrie et d’explosifs rapides.
_ si la réaction en chaine démarre trop lentement, la matière fissile se disperse avant que l’explosion ait atteint son plein potentiel. D’où l’ajout d’activateurs de neutrons (polonium) au centre du corps fissile et l’enveloppe de confinement (ce qui compte, ce n’est pas la résistance du matériau de l’enveloppe, rien ne résiste, mais son inertie, retarder de quelques nanosecondes la dispersion).
On ne peut pas expérimenter la réaction en chaine et, à l’époque, on ne pouvait pas la simuler (mais il y a eu des expériences risquées s'en approchant). C’est un véritable exploit intellectuel d’avoir réussi à comprendre et à calculer correctement ce qui se passe pendant ces quelques nanosecondes.
Ca ne se passe pas toujours aussi bien : la deuxième explosion de bombe H, Castle Bravo, en 1954, a été 50 % plus puissante que calculé, parce qu’il y a eu un rebond imprévu de la fusion (des éléments fusionnés ont fusionné entre eux, comme dans une soirée chez Dominique Strauss-Khan). Des spectateurs ont été irradiés. Cela met en perspective l'excellence de la conception de la bombe A.
Le général Groves, dont la qualité principale n’est pourtant pas la modestie, disait qu’il était parfois mal à l’aise d’être entouré de tant d’esprits supérieurs.
Oppenheimer (c’est lui qui a conceptualisé les trous noirs, il aurait eu le Prix Nobel s’il n’était pas mort relativement jeune), Von Neumann (qui faisait des blagues en grec ancien avec son père à 6 ans, a inspiré le Dr Folamour de Kubrick), Bohr (quasi absent de Los Alamos), Teller étaient des génies, des gens qui comprenaient des choses que les autres ne comprenaient pas, qui pensaient à des choses auxquelles les autres ne pensaient pas. Des gens comme Fermi et Lawrence étaient « seulement » brillants et travailleurs.
L’implosion
La bombe à uranium est de conception si simple (un bloc d’uranium projeté sur un autre bloc d’uranium par un pseudo-canon) qu’il n’y a pas eu de test, que le premier essai a été le bombardement d’Hiroshima (avec l’idée que, si ça foirait, il y aurait quand même une explosion impressionnante).
En revanche, la bombe à plutonium est nettement plus complexe. Pour des histoires d’impuretés (Pu240) amorçant la réaction en chaine trop tôt, la milliseconde de la solution canon est une mise en place trop lente (on est dans des ordres de grandeurs qui donnent le tournis). La solution est une implosion (on entoure la boule creuse de plutonium d’explosifs déclenchés tous en même temps . C’est environ 100 fois plus rapide que la solution canon). Cette solution est si complexe que Oppenheimer et Fermi n’y croient pas mais laissent faire. En quelques nanosecondes, la matière fissile se vaporise. L’implosion, c’est comme essayer de retenir une boule d’eau en serrant le poing.
Deux problèmes :
_ il faut que les détonateurs soient synchronisés de l’ordre de la microseconde.
_ les fronts d’onde des explosions de compression doivent être plans et non sphériques comme naturellement, pour ne pas que la matière fissile s’échappe à la frontière des sphères (l’eau qui s’échappe entre les doigts). Le problème a été résolu avec des lentilles explosives : des trucs qui ressemblent à des charges creuses, avec des explosifs rapides pour faire le cône et des explosifs lents à l’intérieur du cône. Bonjour le type qui a calculé ça à la mano en 1943.
Les essais des lentilles explosives consomment une tonne d'explosif par jour pendant 6 mois ! 20 000 explosions tests au total. C'était la première fois qu'on usinait des explosifs. Il n'y a pas eu d'accident.
Il y a aussi quelques problèmes métallurgiques avec le plutonium pour que la sphère creuse se déforme symétriquement, mais c’est anecdotique par rapport au reste.
Un activateur de neutrons de la taille d'une noisette mais à la géométrie très étudiée (et toujours secrète) est au centre du dispositif. Il n'émettra que quelques neutrons (moins d'une dizaine !) mais, par la magie de la fonction puissance, ils seront des millions quelques nanosecondes plus tard.
Une entreprise industrielle inédite
Les industries d'armement ont toujours eu des liens avec les sciences mais l'ambition du projet Manhattan est inédite. Jamais une arme à la pointe de la science n'avait été industrialisée.
Pour produire quelques kilogrammes de matière fissile, il faut multiplier par des millions les techniques de laboratoire pour en produire quelques milligrammes. C'est un projet gigantesque.
Il y a beaucoup de problèmes de recrutement : la guerre, c'est le plein-emploi et même la pénurie de main d'œuvre. C'est ainsi que Norma Jean Baker se retrouve à peindre des avions.
Tout le monde ne hurle pas d'enthousiasme à l'idée d'aller vivre dans des cahutes inconfortables au fin fond de trous paumés. Surtout que 90 % des employés ignorent sur quoi ils travaillent. Même des scientifiques quittent le projet, pour aller travailler en ville sur les radars, les sonars, les fusées de proximité, dont on peut pas dire qu'ils soient inutiles à l'effort de guerre.
Aussi surprenant que cela puisse paraitre, le développement et la fabrication des bombes atomiques ont couté à peine plus cher (un peu en dessous de 2 milliard de dollars) que le développement du bombardier B29 (beaucoup des coûts cachés dans le développement des moteurs) qui transporte ces bombes et environ 10 fois moins que le programme Apollo. La concentration des talents et des efforts ...
Anecdote : tension et hystérie
A notre époque débile (2023) où l'hystérie collective et l'exaltation stupide du consensus (une conjonction très dangereuse) sont devenues la norme, cela vaut le coup de raconter cette anecdote, qui vient d'Oppenheimer lui-même.
La semaine précédant l'essai Trinity, en juillet 1945, la tension est à son comble à Los Alamos.
Un matin, des gens s'aperçoivent qu'un objet volant non-identifié passe dans le ciel. La foule grossit et certains se mettent même à tirer à la mitrailleuse sur cet objet.
Un astronome de Los Alamos, un brin soucieux, se rend dans le bureau d'Oppenheimer et lui dit : « Vous êtes au courant qu'il y a des gens qui tirent sur Vénus ? ».
Trinity 16 juillet 1945
Première explosion atomique de l'histoire.
Les spectateurs (placés à 10 km ou à 20 km) sont unanimes : le plus impressionnant est la boule de lumière (silencieuse, puisque le son n'a pas encore parcouru la distance) qui donne l'impression qu'un projecteur est dirigé directement vers soi et parait durer une minute (deux secondes en réalité). Aucune photographie ne peut rendre cette sensation.
L'essentiel de l'énergie atomique est libérée en rayons gamma et en neutrons, qui ionisent l'air alentour et produisent des rayons X très intenses. La boule de feu est le siège de phénomènes complexes qui transforment ces radiations en lumière visible, radiations diverses, chaleur et énergie mécanique.
Il y a ensuite le premier flash thermique, produit par le refroidissement de la boule de feu de plusieurs millions de degrés à environ 300 000 °C. Un deuxième flash thermique dans les longueurs d'onde habituelles (ultraviolet, infrarouge) vient ensuite avec l'expansion de la boule feu.
L'onde de choc, pour puissante qu'elle soit, impressionne moins que la boule de lumière. Fermi, expérimentateur dans l'âme, a préparé des petits papiers qu'il laisse tomber au passage de l'onde de choc. Il évalue ainsi la puissance de la bombe à 10 kT (18 en réalité).
Après la satisfaction de la réussite de « la plus grande expérience de physique jamais réalisée », beaucoup d'acteurs sont pris de malaise devant la puissance qu'ils ont déclenchée. C'est une chose de savoir en théorie, c'en est une autre de voir en pratique. Ils ont la gueule de bois.
Comment utiliser la bombe ?
Je l'ai déjà expliqué dans la recension de Atomic Tragedy: Henry L. Stimson and the Decision to Use the Bomb Against Japan (Sean L. Malloy ) : les autorités politiques se sont mêlé très tard, trop tard, de l'utilisation de la bombe.
En mars 1944, a lieu un entretien désastreux entre Niels Bohr, qui endosse le rôle de penseur moral, politique et philosophique de la bombe atomique et de son usage, et Winston Churchill. Celui-ci se présente sous son plus mauvais jour : bougon, obtus et manquant singulièrement de jugement (c'est son plus gros défaut) : il dit à Bohr que la bombe atomique n'est qu'une bombe de plus, qu'elle ne change pas la philosophie de la guerre et qu'elle ne nécessite aucune mesure particulière. Bohr est durablement et défavorablement choqué.
Les autorités politiques commencent à s'intéresser à l'usage concret de la bombe en avril 1945. Il faut bien dire que, à part Stimson, le Secrétaire d'Etat à la Guerre, les quelques uns mis au courant ne sont pas à la hauteur des enjeux. Truman est un abruti, mais, du moins, il a le bon sens de s'inquiéter. Tokyo et Kyoto sont rayées de la liste des cibles pour des raisons culturelles.
De nos jours, beaucoup se demandent pourquoi les Américains ne se sont pas contentés d'une démonstration dans le désert. Plusieurs raisons :
1) Le gouvernement japonais a repoussé plusieurs contacts de paix, et comme il y a peu de bombes disponibles, il semble risqué d'en gaspiller dans une démonstration inutile. Le fanatisme des Japonais à Iwo Jima et Okinawa a marqué les esprits des décideurs.
2) Une raison qui rejoint la première : le gouvernement japonais est dysfonctionnel, ce qui rend difficilement interprétables des signaux qui paraissent contradictoires et pousse le gouvernement américain au maximalisme. Cette situation est toujours très dangereuse. Et les signaux de jusqu'auboutisme de la part des Japonais ne manquent pas.
3) Les bombardements atomiques paraissent aux décideurs le moyen de mettre fin le plus rapidement possible à la guerre, ce qui est un but hautement louable.
4) Les rapports avec l'URSS ont joué. Mais moins qu'on ne l'a dit, parce que les Américains sous-évaluaient la capacité des soviétiques à acquérir rapidement la bombe.
Le général Eisenhower, prévenu à la conférence de Potsdam des bombardements atomiques, exprime poliment (ce n'est pas son théâtre d'opérations) son désaccord. Il considère que c'est une faute morale des Etats-Unis d'utiliser les premiers une telle arme.
La conclusion est plus terre à terre : quand un pays en guerre dépense deux milliards de dollars pour développer une arme, il l'utilise.
Je suis persuadé que, au vu des atrocités commises par les uns et par les autres dans cette guerre, n'importe lequel des belligérants aurait pris la même décision.
Hiroshima et Nagasaki
Les deux bombardements atomiques, c'est en gros un total de 400 000 morts. Il n'y a pas de bombardement moins discriminant : la mortalité est directement proportionnelle à la distance de l'épicentre. 100 % à l'épicentre, presque 0 à 3 km.
Nagasaki est bombardée parce que les Américains ne reçoivent pas de reddition japonaise après le premier bombardement atomique. En fait, il s'agit d'un quiproquo à 200 000 morts : la dévastation d'Hiroshima est telle que toutes les communications avec Tokyo sont coupées et que les Américains connaissent bien mieux l'état d'Hiroshima que le gouvernement japonais.
Malgré tout, le bombardement de Nagasaki n'est pas vain. C'est à peine croyable mais l'empereur doit forcer la main de son gouvernement pour obtenir une reddition (presque) sans conditions.
Certains pensent que la plus grande faute morale des Américains est cette exigence de reddition sans conditions (qu'ils ont fini par amender) qui a poussé les Japonais à l'extrême. Mais c'est une conséquence indirecte de la conclusion bâclée de la première guerre mondiale : plus jamais ça.
En tout cas, Truman, secoué par les premiers rapports, interdit l'usage de la 3ème bombe disponible.
Il n'empêche : depuis le 6 août 1945, l'humanité sait qu'elle a les moyens de s'auto-détruire.
L'arme-miracle ?
Une théorie dit qu'il n'y a jamais d'arme-miracle renversant le cours d'une guerre, car, si vous acquerrez une technologie de pointe que l'ennemi n'a pas, elle est tellement chère que vous ne l'avez jamais en quantité suffisante.
La bombe atomique vérifie cette théorie : les deux bombardements atomiques n'ont pas fait plus de dégâts que les 3 nuits de bombardement conventionnel du 9 au 13 mars 1945 (tempête de feu à Tokyo et à Nagoya), mais les bombardements conventionnels étaient renouvelables le mois suivant alors qu'il aurait fallu attendre 6 mois pour avoir une bombe atomique supplémentaire en plus des 3 disponibles (Hiroshima, Nagasaki et une qui n'a pas été utilisée).
Un goût du savoir aujourd'hui perdu.
Les conditions du développement de la science atomique sont aujourd'hui perdues :
1) un extraordinaire goût du savoir et de la découverte (le même qui fournira les ingénieurs pour aller sur la Lune). De nos jours, peu de jeunes gens ambitieux envisagent de faire carrière dans la science, à l'époque c'était l'inverse.
Les Américains qui psychologisent tout, ont étudié le profil des physiciens atomistes. Souvent une insécurité due à l'absence de père compensée par une plongée dans la science.
Et les QI de 160 étaient courants dans les labos atomiques ! L'ingénieur qui a mis au point les lentilles explosives a décidé d'apprendre le poker à Von Neumann et de le plumer. Effectivement, il l'a plumé ... au début.
Prenons un exemple : en 1914, à 16 ans, Leo Szilard prédit que l'Allemagne perdra la guerre et que la Russie sera détruite. Il dira plus tard qu'il était au pic de ses performances intellectuelles.
En 1937, il écrit qu'il s'exilera aux Etats-Unis un an avant le début de la guerre. Avant ? Comment pourrait-il connaitre la date de déclenchement des hostilités ? Pas mal vu : il s'exilera 9 mois avant.
Comme entre les marins et les pilotes, se dégage une hiérarchie du compagnonnage, indépendante des hiérarchies officielles. Parmi les atomistes, Niels Bohr est la référence, le sage.
2) des systèmes éducatifs occidentaux exceptionnellement performants, l'exact opposé des universités woke actuelles. Ernest Rutherford, « le Newton de l'atome », sort du fin fond de la Nouvelle-Zélande.
De nos jours, tout à l'inverse, Samuel Huntington a classé le désintérêt pour le savoir parmi les cinq symptômes de décadence de l'Occident. C'est pourquoi des exploits scientifiques comme la bombe atomique, aller sur la Lune ou même le Concorde sont devenus impossibles : nous n'en avons plus ni le goût ni les capacités.
Hitler perd les atomistes juifs
Interrogé sur l'exil des savants juifs, Hitler répond que l'Allemagne peut se passer d'eux. S'il y a un domaine où c'est faux, c'est bien la science atomique.
Seule une centaine d'atomistes juifs part en exil, mais ce sont tous des pointures, des Nobel ou des graines de Nobel.
Après guerre, Lise Meitner regrette d’être partie d’Allemagne en 1938, sous la pression des lois raciales, alors, que, en morale, elle aurait dû s’exiler dès 1933.
Elle écrit une lettre très dure (non expédiée) à Otto Hahn à propos des savants qui sont restés comme lui en Allemagne pendant toute la guerre. Il y a tout de même une morale : l’Allemagne devient vassale et la science allemande ne retrouve pas son prestige, le flambeau étant passé aux Etats-Unis.
Mais on s'aperçoit que cette course à l'armement (les gens de Los Alamos étaient motivés pour empêcher Hitler d'avoir la bombe avant eux) était sans doute un leurre dès le départ.
Ironie de l'histoire humaine.
********
(1) : Michael Polanyi, physicien contemporain de l'ère de la découverte atomique, a des considérations très fines sur la preuve en science. Nul doute que les clowneries du « consensus » carbophobe l'auraient fait rire ou pleurer mais ne l'auraient pas surpris.
Pour Polanyi, la preuve scientifique est le fruit d'un état d'esprit. Etat d'esprit résultant d'un compagnonnage entre maitre et élève où le premier donne au second assez d'assurance pour le contester.
Autrement dit, pour Polanyi, le consensus est bien la preuve scientifique ultime, mais à la condition expresse que la contestation de ce consensus ne soit pas seulement permise, mais encouragée, récompensée, imprégnée dans la culture.
Nous sommes à l'exact opposé de La Science™ institutionnalisée de 2023 « Conteste la thèse officielle et je te flingue, je te coupe les crédits, puis BFM et l'Express te trainent dans la boue ».
En réalité, La Science™ est un culte du cargo : on mime les gestes de la science en croyant faire venir le savoir mais en niant totalement l'essentiel : l'esprit, comme les iliens mimaient l'aéroport en croyant faire venir les biens matériels.
Ceci explique notre stagnation scientifique depuis quelques décennies, voire notre régression (dans le domaine climatique, par exemple. Nous en savons moins aujourd'hui qu'il y a 30 ans, parce que nous restons religieusement figés dans des dogmes faux).