lundi, janvier 23, 2006

Les limites du gant de velours

Daniel Halévi avait dit cela en son temps de manière plus concise : "Sans la menace de la force armée, la diplomatie n'est qu'aboiements de roquet." Ca ne m'étonnerait pas qu'il y ait un proverbe en ce sens en farsi.


Les limites du gant de velours, par Amitai Etzioni
LE MONDE | 23.01.06 | 14h00 • Mis à jour le 23.01.06 | 14h00


La rupture unilatérale par l'Iran des scellés sur ses installations d'enrichissement d'uranium porte un sérieux coup aux Européens. Ceux-ci s'efforçaient de démontrer au monde que la négociation multilatérale et une diplomatie subtile n'ayant recours ni à la force ni même aux menaces pouvaient résoudre des conflits majeurs. Depuis l'invasion de l'Irak, un grand nombre d'intellectuels et d'hommes politiques en Europe ne ménagent pas leurs critiques envers l'approche unilatérale et brutale de l'administration Bush. L'utilisation de la notion de "soft power" (pouvoir attractif) fait fureur. Elle désigne une politique étrangère fondée sur des actions légitimes, selon la définition de Joseph Nye. Les pays visés doivent être convaincus ou incités à se plier aux normes internationales établies, plutôt que d'y être contraints.


L'Iran a joué le jeu, pendant un temps : ce pays a poursuivi les négociations, lancé de nouvelles propositions et a gagné du temps pour développer son programme nucléaire (qui comprend peut-être un volet clandestin) tout en louvoyant face aux Européens. En janvier toutefois, Téhéran semble s'être lassé et a avancé ses pions au mépris manifeste de ses engagements internationaux antérieurs. On pourrait penser que cette attitude vise principalement à faire monter les enchères avant le règlement final. Cependant, rien n'indique que les Iraniens aient l'intention de limiter leur programme nucléaire, ne serait-ce qu'en utilisant du combustible fourni par un consortium international. Dans le cadre de ce projet, l'Iran recevrait de l'uranium enrichi de l'étranger au lieu de le fabriquer lui-même, ce qui lui permettrait de produire toute l'énergie qu'il souhaite — ce que Téhéran affirme être son unique objectif —, tout en l'empêchant de détourner la substance à des fins militaires. Les fournisseurs internationaux s'assureraient que l'uranium enrichi est utilisé uniquement à des fins pacifiques et rapatrieraient les déchets nucléaires qui pourraient servir à la fabrication d'une bombe.

A l'évidence la politique du gant de velours a ses limites. Les Européens, qui sont chargés des relations avec l'Iran dans ce dossier, ne savent plus que faire pour régler le problème. Les sanctions économiques sont de nature punitive et sortent donc du cadre de ce fameux "pouvoir attractif". En outre, elles sont difficiles à décider et à appliquer.

Le conseil des trente-cinq membres de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) renâcle à saisir l'ONU, alors que c'est un passage obligé pour mettre en place ce type de sanction. Même si cette étape est franchie, la Chine pourrait encore mettre son veto aux résolutions du Conseil de sécurité ou les atténuer. Et si celles-ci finissaient par être mises en oeuvre, l'expérience montre que les sanctions ont surtout pour résultat d'enrichir les trafiquants au lieu de faire pression sur les gouvernements concernés. C'est la population qui en fait les frais plus que les élites dirigeantes. L'Iran, qui regorge de pétrodollars, pourrait non seulement y résister, mais aussi en imposer à son tour au reste du monde. Par exemple, en diminuant ses exportations de pétrole.

Par conséquent, il faudra faire usage de la force. Et si cela se révèle impraticable, l'Iran deviendra bel et bien une puissance nucléaire à part entière. Dans un cas comme dans l'autre, le pouvoir attractif aura montré sa très faible efficacité dans les relations internationales. Cela prouve que, si le "pouvoir coercitif" (hard power) fonctionne mieux dès lors qu'il est précédé et accompagné par le pouvoir attractif, l'inverse est également vrai : le pouvoir attractif est bien plus efficace quand on sait que, si rien n'y fait, le pouvoir coercitif pourrait prendre le relais.

Certes on peut être moins méfiant que ne l'est le gouvernement Bush envers les organisations internationales légitimes, les alliances et la diplomatie. Mais d'un autre côté, le besoin de pouvoir coercitif en cas d'impasse est bien plus grand que les Européens ne veulent bien l'admettre.

L'Iran est loin d'être le premier cas de ce type. Sur les centaines de condamnations prononcées par l'ONU, beaucoup ont été superbement ignorées, quasiment sans aucune conséquence, en raison du manque de pouvoir coercitif des Nations unies. Ainsi, il a fallu l'intervention des troupes australiennes au Timor-Oriental, celle des troupes britanniques au Sierra Leone, celle des troupes américaines au Liberia, pour que cessent les massacres.

En somme, la façon dont l'Iran malmène les Européens démontre que le pouvoir attractif seul ne suffit pas : il doit être soutenu par la force. L'heure est venue pour les Européens de mettre leur sentiment de supériorité sur la touche et de reconnaître qu'ils doivent collaborer avec les Etats-Unis si l'on veut empêcher l'Iran de devenir une puissance nucléaire.

L'Initiative de sécurité contre la prolifération (ISP), que peu de gens connaissent, pourrait servir de modèle. Lancée et menée par les Etats-Unis, elle bénéficie de la participation des services secrets et des marines de soixante pays qui oeuvrent pour empêcher le trafic d'armes et de substances nucléaires en haute mer. Soutenue par l'ONU (par le biais de la résolution 1540), elle réunit donc pouvoir coercitif et pouvoir attractif, ce qui en fait un excellent exemple de ce qui devrait être pratiqué à l'avenir. Place à l'ère du pouvoir mixte, main de fer et gant de velours.

Traduit de l'anglais par Manuel Benguigui


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Amitai Etzioni est professeur de relations internationales à l'université George Washington (Washington D.C., Etats-Unis).

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