mercredi, novembre 24, 2010

Eloge des frontières (R. Debray)

Régis Debray est étrange : il est inclassable, c'est un gauchiste ou un ex-gauchiste, on ne sait pas très bien, qui soutient des idées en totale opposition avec la vulgate gauchiste en vigueur.

Ce texte est la transcription d'une conférence prononcée au Japon, seul pays avancé à avoir conservé des frontières géographiques, culturelles et spirituelles.

Que dit-il ? Que la frontière est consubstantielle à l'être, que l'acte fondateur consiste toujours à marquer la limite entre le dehors et le dedans. Cet acte peut-être fait par Dieu ou Romulus. La frontière est la protection de l'être et la condition de sa naissance. On ne dit pas par hasard qu'une femme en espoir d'enfant est enceinte. La frontière préserve le sacré, donc l'intime, et par voie de conséquence, le profondément humain. Un «citoyen du monde», à supposer qu'il existe, n'est pas un homme, il lui manque quelque chose.

C'est pourquoi les frontières ne disparaissent jamais : si on supprime les frontières nationales et culturelles, il s'en crée d'autres, religieuses et ethniques, par exemple. La mondialisation va de pair avec la montée des violences régionales, ethniques et religieuses, ce n'est pas une contradiction, c'est une conséquence logique de la nécessité des frontières : les grandes frontières nationales et culturelles sont remplacées par des petites frontières locales, ce qui est à mon sens une terrible régression.

L'envie d'un monde sans frontières est un nihilisme, une envie de néant, de mort (je suis en total accord avec Debray sur ce point).

Mais la frontière n'est pas étanche, elle est un filtre. On permet à certaines choses de passer, sans renoncer à soi-même, ce qui enrichit. C'est bien le drame que nous font vivre les tenants de l'aFrance d'après : la fusion dans un magma indéfini où le seul dénominateur commun serait notre renoncement à être français, où l'autre n'enrichit plus, mais détruit.

Si nous ne sommes plus français, nous ne serons pas pour autant citoyens du monde, nous serons autre chose, algériens, chinois, indiens, je ne sais.

Avec cette lecture, on constate donc à quel point nos pays occidentaux sont malades, atteints à la tête et au cœur. Vous savez ce que j'en pense : nos pays aspirent à un repos qui est celui de la mort, ils renoncent à être, à compter, à peser, à exister. D'où le suicidaire renoncement aux frontières.

12 commentaires:

  1. Obsédé Textuelnovembre 24, 2010

    Etes vous certain que Debray n'a pas dit aux Japonnais ce qu'ils voulaient entendre ?

    Parce que dans le dommaine du double langage (qui rime si bien avec la Takia de qui vous savez) l'élite pourrie français est championne.
    Exemple:
    http://www.youtube.com/watch?v=ySr376u92eU&feature=related

    RépondreSupprimer
  2. "si on supprime les frontières nationales et culturelles, il s'en crée d'autres, religieuses et ethniques, par exemple. La mondialisation va de pair avec la montée des violences régionales, ethniques et religieuses, ce n'est pas une contradiction, c'est une conséquence logique de la nécessité des frontières : les grandes frontières nationales et culturelles sont remplacées par des petites frontières locales, ce qui est à mon sens une terrible régression."

    Ce que vous dites là est très vrai, j'aime bien votre blog,en passant !
    Je trouve cela passionnant qu'un homme comme Debré se pose ces questions, lui qui justement n'a pas beaucoup de frontières dans son genre... Les choses se développent si vite, les guerres aussi, quqnd on pense à la dernière guerre européenne, en Serbie et Croatie, tout s'est développé à une telle vitesse, cette montée en puissance de conflits que personne n'aurait supposé une dizaine d'années avant, cela révèle aussi combien cette affirmation est vraie. Les frontières bougent, les conflits, aussi.

    RépondreSupprimer
  3. "seul pays avancé à avoir conservé des frontières géographiques"

    RépondreSupprimer
  4. Très suggestif. En déroulant, on retrouve les problèmes posés par le multiculturalisme, s'il est idéologisé et militant, et s'il est compris comme interdisant toute prise de position sur tel trait de telle culture (la sienne comprise). Sur un sujet connexe, je trouve un petit extrait de Tzvetan Todorov "Lévi-Strauss et les trains, le relativisme éthique et la critique de Todorov", où Todorov critique ce qui lui semble être un relativisme excessif chez L-S. Partout sur le Web, on nous explique qu'"il a fallu attendre Lévi-Strauss" pour enfin comprendre que les autres ne sont pas des sous-hommes. On le savait depuis longtemps, depuis Hérodote, depuis le remarquable Historia natural y moral de las Indias du Jésuite espagnol José de Acosta (1590), daté bien sûr par certains côtés, mais capable d'éviter le double écueil du mépris de fer d'un côté, de la candide adulation du Noble sauvage (piège où est tombé Montaigne dans son chapitre "Des cannibales") d'un autre côté.

    Boizard observe avec raison la constitution de "petites frontières locales". On peut montrer précisément que, il y a quelques générations, le patois de tel hameau était légèrement différent du patois du bourg sur le territoire de la même commune. Très légèrement, mais suffisamment pour que les intéressés en soient conscients, et même cultivent ces différences comme marqueurs. Aujourd'hui, le parler beur établit un français communautariste bien typé (élocution, prononciation, lexique). De même pour la façon de bouger, de se vêtir, etc. Ces variations peuvent être anodines, innocentes, amusantes, enrichissantes, etc. Ou pas. Il est vrai, ou il n'est pas vrai, et il faut le déterminer au coup par coup, que nous nous "enrichissons de nos différences". La découverte de la musique indienne, de la gastronomie chinoise, m'enrichit. Si je suis un "citoyen du monde" un peu caricatural, celui des beaux quartiers, j'en reste là, au "culturel", et je peux déverser des homélies sur les philistins. Pour ce qui touche aux mœurs, c'est une autre paire de manche. Et en il en a toujours été ainsi. J'ai le droit de choisir : la poésie aztèque classique, selon les traductions disponibles, est pleine de beauté. Je prends. Les sacrifices humains, je ne prends pas. La pratique de la clitoridectomie ne m'enrichit pas du tout. La "foi profonde" du musulman récitant la Fatihah, qui impressionne tant d'ecclésiastiques, ne m'enrichit pas du tout, parce qu'elle implique la malédiction des juifs et des chrétiens.

    RépondreSupprimer
  5. Citoyen du Monde, je le suis, et je suis Homme. Celui qui n'a pas de frontières c'est le "cosmopolite", tandis que le "citoyen du monde" est un membre d'une communauté déterminée (le monde) soucieux de faire de cette communauté une "cité". Je suis citoyen de mon village, de mon département, de mon pays, mais aussi citoyen du monde.
    Daniel Durand
    www.recim.org/citoyendumonde.htm

    RépondreSupprimer
  6. Permettez moi, avec tout le respect que je vous dois, de trouver cela idiot ou, pour le dire autrement, mais ça revient au même, irréel.

    Le jour où des petits hommes verts débarqueront, vous pourrez effectivement vous définir par comparaison comme «citoyen du monde» parce qu'il y aura alors une communauté humaine mondiale.

    Mais, jusqu'à ce que jour arrive, l'expression «citoyen du monde» est creuse et trompeuse, puisqu'il n'y a pas de communauté humaine qui se ressente comme telle.

    Quand veut être tout le monde, on n'est plus personne.

    RépondreSupprimer
  7. Pierre Manent : "L’Europe a cru qu’elle pouvait se laisser glisser doucement vers une sorte de fusion dans une humanité qui aurait surmonté toutes les séparations. Eh bien, elle ne tardera plus à se réveiller." Voir l'article "L"Europe aux couleurs populistes", Valeurs actuelles, 25 novembre 2010.

    RépondreSupprimer
  8. "Or l'Europe, sidérée par l'idée d'humanité qu'elle a inventée, ne se pose plus la question de ce qui lui est commun. [...] Nous ne pourrons pas éternellement sauter comme des cabris en répétant : " L'homme ! L'homme ! L'homme ! ". Pierre Manent, interview au Point, 23 septembre 2010. En plein dans le sujet abordé par Franck Boizard.

    RépondreSupprimer
  9. Vidéo Finkielkraut / Manent sur DailyMotion. F. reçoit Pierre Manent, qui parle lui aussi des frontières.

    RépondreSupprimer
  10. Après Manent, etc., une autre hirondelle annonciatrice du printemps ? Cyril Brun, "L'immigration et la charité chrétienne", 21 novembre 2010, sur le blog placedeleglise.

    RépondreSupprimer
  11. un article très "rue89" sur Debray : http://www.rue89.com/2010/12/30/eloge-des-frontieres-debray-dans-le-sillon-de-barres-et-le-pen-182815

    RépondreSupprimer
  12. Vous aurez remarqué sous l'article les commentaires plus qu'acides vis-à-vis du critique.

    RépondreSupprimer