jeudi, avril 18, 2024

Joseph Caillaux (Jean-Denis Bredin)

De Joseph Caillaux, il nous reste des vignettes : l'inventeur (pour la France) de l'impôt sur le revenu, son épouse qui abat le directeur du Figaro (on devrait faire cela plus souvent), l'emprisonnement en 1917 et le procès en Haute Cour. Moins connu, le vote des pleins pouvoirs à Pétain en 1940.

Cet homme, qui avait de grandes qualités, dont de Gaulle disait qu'il était le premier homme d'Etat moderne, est passé à côté de son destin politique. Pourquoi ?

Il avait deux défauts rédhibitoires :

1) Une vanité impérieuse qui lui créait des ennemis inutiles.

Comparez avec Churchill, autre grand vaniteux : il avait toujours un trait d'humour contre lui-même qui lui évitait de trop blesser. Même ceux qui le méprisaient n'arrivaient pas vraiment à le détester (sauf Hitler).

Caillaux, c'est l'inverse : il parvient à s'aliéner même ses alliés naturels.

2) Une légèreté surprenante. Légèreté au sens péjoratif.

Pourquoi, au milieu de dix décisions ou comportements judicieux, glissait-il une décision ou un comportement stupide qui affligeait ses partisans ?

Qu'avait-il besoin d'écrire des lettres à ses maitresses parlant de politique en termes cyniques, que le Figaro publia en feuilleton ? Certes, Mme Caillaux y mit bon ordre à coups de Browning 1906 (une excellente arme de poche. Mme Caillaux était passée à un stand de tir s'exercer), mais tout de même ...

Dans le principe, je n'ai rien contre le fait que les victimes se vengent des journalistes, ce n'est que la juste contrepartie de leur pouvoir exorbitant de ruiner des vies, mais Caillaux a pris cette affaire bien trop à la légère sans se rendre compte des dégâts sur sa famille.

L'impôt sur le revenu

En 1907, Caillaux fait voter, avec beaucoup d'habileté et de ténacité, l'impôt sur le revenu, au taux qui laisse songeur de 3 %. Il ne sera effectif qu'en 1917, suite à des obstructions du sénat.

Caillaux n'a sans doute pas mesuré les rancœurs qu'il suscitait.

Les objections des opposants méritent réflexion.

Les imbéciles (y compris l'auteur de cette biographie, qui est tout de même un socialiste) y voient la défense étroite d'intérêts particuliers. Il y a certes de cela, mais il faut s'aveugler pour méconnaitre qu'un siècle plus tard, elles ont été entièrement validées par la suite de l'histoire.

Ces objections étaient : inquisition fiscale, abolition de la vie privée, extension indéfinie du pouvoir de l'Etat, possibilités infinies de clientélisme.

Depuis longtemps, l'Etat a quitté la fonction d'agent de la vie en société qui s'occupe de la guerre, de la diplomatie, de la police et de la justice pour devenir un dieu barbare qui dévore la société. Et l'institution de l'impôt sur le revenu est une étape importante de ce suicide des sociétés occidentales par le socialisme étatiste.

A la même époque dans les pays anglo-saxons, la théorie disant que les classes supérieures ont le devoir de manipuler la démocratie est à la mode.

Clemenceau (dont Caillaux est ministre des finances) se montre féroce. Son surnom « le Tigre » n'est pas forcément un compliment. Il fait tirer sur les viticulteurs du Midi, il fait tirer sur les ouvriers en grève, comme jamais un gouvernement de droite ne se serait permis. Il y gagne une réputation de sanguinaire, d'un homme qui aime le sang. Il est discrédité.

Caillaux, qui a des défauts mais n'a pas la goût du sang, est fort mal à l'aise.

1914 et 1917

En deux occasions dramatiques, Caillaux eut pu jouer un rôle décisif que sa légèreté (1914) et sa solitude (1917) ont empêché.

En 1914, il était pris par le procès de son épouse (acquittée !!!! le 28 juillet 1914). De toute façon, il n'aurait rien pu faire : l'Allemagne s'étant persuadée que le temps jouait contre elle, la guerre était inévitable.

Mais on peut toujours rêver du gouvernement Caillaux-Jaurès, un temps envisagé. Aurait-il pu quand même éviter la guerre ?

En 1917, il a été en but à l'acharnement de Poincaré (son « ami ») et de Clemenceau. Mais les négociations de paix de 1916 (bien plus avancées qu'on ne l'a dit par la suite) avaient déjà échoué sur le bellicisme allemand.

Je reproche par ailleurs à Clemenceau de ne pas avoir été assez belliciste en 1918 : si la guerre avait continué un mois de plus, l'Allemagne aurait été envahie et le XXème siècle changé ... ou pas. Poincaré envoie à Clemenceau une lettre le mettant en garde contre l'arrêt prématuré de la guerre tellement insultante que celui-ci exige qu'il la retire.

Comme beaucoup des ennemis de Clemenceau, Caillaux soupçonnait me Tigre d'être tenu par les Anglais, ce qui lui a permis un bon mot : « Je veux bien que son nom soit donné à des écoles, mais à condition que ce soit dans la classe d'anglais » (malgré l'américanomania qui sévissait en France, on ne se faisait guère d'illusions dans les hautes sphères sur la bienveillance des anglo-saxons à notre égard).

Caillaux, Poincaré et Clemenceau s'accusent mutuellement d'allégeances étrangères : Caillaux d'être l'homme des Allemands, Poincaré d'être l'homme des Russes et Clemenceau d'être l'homme des Anglais.

Devant l'effondrement du moral  après les désastres de 1917, quoi de mieux que de terroriser les politiciens en faisant un procès féroce et injuste au meilleur des opposants et de prévenir la recherche d'autres solutions que la continuation de la guerre ? Caillaux sera condamné par la Haute Cour en 1920, dans une ambiance déjà changée, et amnistié en 1925, mais Clemenceau avait atteint son but, faire taire les opposants.

Le dossier de Caillaux était vide. Plus exactement, il était plein d'insinuations risibles et inconsistantes suscitées par Poincaré et Clemenceau. La condamnation de Caillaux (en prison de 1917 à 1920) est totalement inique. 

Les ennemis de Caillaux apparaissent pour ce qu'ils sont : des minables, méchants et rancuniers. Ils ont l'un et l'autre laissé leurs noms à des places et à des rues, à des hôpitaux, mais ce n'est pas un hasard s'ils n'ont aucun héritage politique et sont peu à peu tombés dans l'oubli. Ils n'ont rien fait, à part des mots venimeux à la Audiard, qui méritât qu'on se souvînt d'eux. La guerre, ce n'est pas eux qui l'ont gagnée, mais des pauvres bougres magnifiques d'héroïsme.

La guerre et la paix

Caillaux est pacifique (évitant la guerre autant que possible), voire pacifiste (voulant la paix même quand la guerre est nécessaire). Il ne partage pas l'exaltation romantique belliqueuse de bien des intellectuels (BHL n'a rien inventé) et des politiciens de cette époque.

L'opposition à la guerre de Caillaux est singulière. Elle n'est pas une opposition de principe comme les pacifistes mais une analyse (juste et très rare à l'époque) que cette guerre là sera une catastrophe pour les belligérants, vainqueurs et vaincus.

Le portrait de Poincaré et de Clemenceau que trace le débat sur la guerre et la paix est au vitriol : ambitieux, arrivistes, sans scrupules, sanguinaires, se détestant mais se ressemblant.

Quand on décide à vingt ans de devenir président de la république et qu'on y parvient, comme Poincaré, on est forcément malsain. Poincaré est le type qui consacre plus de pages dans son journal à la mort de son chat qu'aux milliers de Français tués au front.

Caillaux aurait dit (c'est du moins ce qu'il raconte, 30 ans plus tard) après l'élection de Poincaré à la présidence de la république en 1913 « Nous aurons donc la guerre ». Je ne sais s'il l'a vraiment dit, mais qu'il ait eu un pressentiment de cet ordre est fort probable.

Caillaux était persuadé que Poincaré avait tout fait pour provoquer la guerre. C'est une exagération due à sa haine bien compréhensible. Que Poincaré n'ait rien fait pour éviter la guerre est déjà un crime assez lourd.

Du fond de sa cellule, à l'armistice, il prédit avec justesse (comme souvent) « La France deviendra une colonie américaine ».

Caillaux et la loi de 1973

Des mal-comprenants font une fixette sur la loi de 1973 (qui est passée à l'époque inaperçue, et pour cause : c'est une loi technique, en réalité sans importance ni politique ni économique) et qu'ils appellent, pour que leur intention judéophobe soit claire, « loi Pompidou-Rotschild ».

Leur thèse est la suivante : « Il y avait un arbre à argent gratuit au milieu de la cour de la Banque de France, l'Etat pouvait se financer sans problème et sans conséquences néfastes. Les méchants juifs ont coupé cet arbre magique en 1973 et, depuis, tout va de mal en pis ».

C'est bien entendu absolument idiot : d'une part, la loi de 1973 ne fait que répéter un interdit de 1936, d'autre part, il faut ne rien connaitre à l'histoire de France pour croire que les problèmes de dettes étatiques commencent en 1973. Quand la dette de l'Etat est financée par la planche à billets, cela crée une inflation catastrophique, c'est aussi vieux que le monde (il n'y a pas un bouton magique qui permet de régler l'inflation au « bon » niveau).

D'ailleurs, la BCE contourne depuis 2008 cette loi de 1973 et ses équivalents européens, à coups de LTRO et de quantitative easing, et je ne vois pas que la situation économique et financière de la France se soit améliorée. En revanche, je vois bien l'inflation.

La planche à billets crée de l'inflation et du communisme (l'Etat a, artificiellement, les moyens de s'immiscer partout). C'est simple : l'Etat devrait avoir zéro dette, ne jamais s'endetter, jamais, jamais, jamais. Cette saine politique enlèverait une des causes majeures de guerre : justifier l'endettement et la spoliation par la guerre (hé oui, cette très vilaine tentation existe depuis la nuit des temps).

Que vient faire Joseph Caillaux dans cette histoire ?

C'est que, en 1924, moins de trois mois après son amnistie, il est nommé (au grand scandale de la droite) ministre des finances du Cartel des Gauches.

A l'époque où l'arbre magique à argent gratuit existait encore dans la cour de la Banque de France, le parlement fixait le plafond des avances que notre banque centrale pouvait consentir à l'Etat. Rien de plus démocratique.

Or, Caillaux se trouve confronté à l'affaire des « avances occultes ». Devant la gabegie de l'Etat et la dette de guerre insolvable (« L'Allemagne paiera » pas), la Banque de France contourne le plafond fixé par le parlement : elle rachète en sous-main la dette étatique des banques privées de connivence (exactement le système mis en place par la BCE depuis 2011 ! En matière de magouilles, on n'invente jamais rien).

Mais Caillaux a été usé par les épreuves, il a tout de même subi trois ans de prison et un long procès. Il n'a plus le ressort nécessaire pour remettre en ordre les finances publiques et ses soutiens radicaux-socialistes n'ont pas les idées claires sur le sujet, ils débattent sans fin d'une taxation du capital (déjà).

Il laisse trainer l'histoire des avances occultes et tout le reste.

1940

Dans les années 30, Caillaux devient le parrain du sénat, pas de position officielle (à part la présidence de la commission des finances) mais son influence est considérable. Il se permet des allusions à son procès en Haute Cour qui font rire ses collègues. Il défait trois fois le gouvernement Blum (il était de l'ancienne gauche : social mais libéral, pas socialiste).

En 1939, comme beaucoup de politiciens, Caillaux est rongé d'inquiétude par la nullité de nos généraux. Il est vrai qu'il a toujours méprisé les militaires et ne s'en cachait pas.

Le 14 juin 1940 (le jour où les Allemands entrent dans Paris), Pierre Laval lui rend visite en Auvergne, où il prend les eaux avec son épouse.

Conversation étonnante : Caillaux, qui a pourtant tourné pacifiste idéologique plus que simple pacifique rationnel, explique à Laval que l'Angleterre ne peut être envahie (la Royal Navy est trop forte), qu'elle a les ressources de l'empire, qu'elle va continuer la guerre et qu'il serait bon que la France envisage de poursuivre la lutte à ses côtés. Une préfiguration du discours du 18 juin ! Comme quoi les idées de De Gaulle n'étaient pas si isolées. Pendant ce temps, ce crétin et ce traitre de Weygand expliquait à qui voulait l'entendre que l'Angleterre allait « avoir le cou tordu comme un poulet » (peut-on en vouloir à Cailleux de mépriser nos généraux ?).

Pourtant, un mois plus tard, Caillaux vote les pleins pouvoirs à Pétain. Il se justifie en disant que le moment de la lutte à outrance est passé. Justification bien faible. Plus vraisemblablement, les événements d'Oran l'ont influencé et son pacifisme a repris le dessus.

Puis il s'enferme dans son fief sarthois de Mamers. Le seul contact qu'il a avec le gouvernement de Vichy durant toute la guerre, malgré les sollicitations, c'est une lettre cinglante qu'il envoie pour prendre la défense d'une postière juive qu'il a connue quand il était aux armées en 1914. Il écoute religieusement la BBC.

Il meurt en novembre 1944, dans le quasi-anonymat.

La république des phraseurs

C'est un lieu commun de dire que le IIIème fut une république d'avocats, de journalistes et de professeurs. Bref de fatigants blablateurs qui adoraient s'écouter parler, à coup de références classiques. Et l'opposition à cette république ? Qu'a fait Maurras toute sa vie si ce n'est des phrases ?

Cela donne des envolées lyriques et des répliques d'anthologie. Pour quel résultat ? Une guerre atroce en forme de suicide collectif ? La France était vraiment loin de Richelieu et de Mazarin. On comparera l'engagement fou de la IIIème république dans la première guerre mondiale et l'habile louvoiement de Richelieu pour impliquer la France le moins possible dans la guerre de 30 ans.

Dans ce marigot ennuyeux et fort peu pragmatique, le réalisme d'acier d'un Caillaux avait de quoi séduire les âmes bien nées, les hommes d'action. D'où la fidélité de certains partisans du difficile Caillaux.

Toujours est-il qu'en deux occasions historiques, Caillaux avaient les bonnes idées, celles qui évitaient  la catastrophe, et qu'il a manqué à la France qu'il réussisse, il n'a même pas été près de tenter quoi que ce soit. C'est pourquoi son nom n'est qu'une note de bas de page dans notre histoire.

Peut-on dire que c'est la faute de son épouse ? En partie, oui. Mais il a manqué à Caillaux la chance, ce petit quelque chose en plus, qui ne fait pas forcément les grands hommes mais qui fait au moins les hommes qui arrivent au pouvoir au bon moment.


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