L'article suivant est extrait d'un discours de François Bayrou. Comme d'habitude, mes commentaires entre crochets, mais je ne crois pas avoir grand'chose à ajouter. Le texte intégral se trouve dans Commentaire. Lisez Commentaire, c'est le Pommard des méninges.
LE DRAME DE L'ETAT
[...] Il y a un drame entre la France et son État. C'est l'État qui a fait la France. C'est vrai. La société française a été créée par son État. Mais, comme il arrive quelquefois entre enfants et parents, il refuse son émancipation, et, symétriquement, se voit requis de régler tous les problèmes de la nation qu'il a créée.
Une des racines du mal français est que l'on s'adresse à l'État pour résoudre les problèmes de la société à la place de la société, les problèmes des Français à la place des Français.
Et l'État se présente lui-même, dans ses principaux représentants, comme ce thaumaturge, cet omnipotent impotent, prêt à s'occuper de tout, à faire des lois sur tout.
Si l'on considère qu'il n'y a de légitimité que dans l'État, dès lors il n'y a de recours que dans l'État.
C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner que les citoyens demandent à l'État tout ce qui leur manque, exige qu'il les garantisse de tout risque, impose l'exercice de toute solidarité, répare tout accident, exerce le monopole de préparation de l'avenir, devienne le garant de toute incertitude.
Ces derniers mois, on a demandé à l'État, par exemple, de définir la vérité historique sur l'une des périodes les plus brûlantes de notre histoire par le vote d'une loi (!) sur le statut officiel de la colonisation au XIXème et au XXème siècles. On lui demande de bien vouloir assurer le complément de la feuille de paie par la prime pour l'emploi. On fait inscrire dans la Constitution le principe de précaution. On lui demande de régir par une loi nationale le mode de remplacement des professeurs. On lui demande de garantir le gavage des oies et des canards. Il nomme par une décision hautement politique le responsable de l'opéra, et s'impose le devoir de créer par une décision unilatérale une école d'économie aussitôt joliment dénommée Paris school of economics. Et certains s'apprêtent à lui demander de former des imams pour garantir « un islam de France, et non pas un islam en France ».
Or tout cela convenait à la monarchie absolue, au Consulat ou à l'Empire, à la République jacobine, mais pas au siècle où nous sommes entrés.
Le pacte implicite qui unit les Français et leur Etat autour de l'affirmation de sa toute-puissance, de son universelle compétence, de sa totale légitimité est un mal français.
Pour deux raisons : la société contemporaine, qui se caractérise par la croissance continue de la quantité d'information disponible, par la multiplication des options disponibles, par la mobilisation de compétences et d'expériences diverses, ne peut plus se gérer par un centre de décision unique et tout-puissant.
Et, deuxième raison, parce que l'État est lui-même victime de sa complexité croissante, où il s'étouffe, et où il se perd.
J'ai été très heureux que l'on évoque pendant ce colloque la prolifération des sigles. Certains pourront y voir une anecdote, je vois pour ma part dans la croissance de ce labyrinthe un des visages de ce mal pris à la racine.
« Il faut d'urgence réunir dans une réunion au sommet autour de la table le CAS, le CAE, le COR, le CES, la DATAR. »
Le Sénat vient de publier un Petit Dictionnaire des sigles indispensables, uniquement dans la vie administrative, bien sûr. Il y en a 998 ! Pourquoi ne sont-ils pas arrivés à mille, c'est un grand mystère, ou une grande honnêteté intellectuelle.
Tout cela rend l'Etat illisible, verbeux, mais en fait dans la réalité un monopole pour initiés.
Et donc soigner cette première racine du mal français, c'est redéfinir l'État et son rôle, en se fixant comme but une société de l'autonomie.
L'État ne peut pas et ne doit pas tout faire. Il faut faire naître, ou plus exactement révéler et légitimer la capacité de la société civile. Capacité à penser, à vouloir, à faire. Et légitimité à penser, à vouloir, à faire. Il faut que l'État fasse tout ce qu'il doit et la société tout ce qu'elle peut.
Pour l'autonomie de la société
Si nous avions le temps, ce serait passionnant de lire notre histoire en découvrant les éléments de la grande bataille qui s'est livrée dans les siècles de notre histoire entre le projet de toute-puissance de l'État et le projet d'autonomie de la société.
D'un côté la loi Le Chapelier en 1790 qui interdit toute forme d'organisation sociale et professionnelle, les corporations, pour laisser le citoyen solitaire en face-à-face avec l'État. De l'autre, après la guerre de 40, l'organisation de la démocratie sociale et des syndicats. Je pourrais même montrer comment le lointain édit de Nantes, et trois siècles plus tard la loi de 1905 dont nous allons fêter le centenaire, au contraire, fondent une autonomie réciproque de l'État et du monde des convictions religieuses.
Je me proposerais de montrer comment la distinction des ordres chez Pascal est une préfiguration de la séparation des pouvoirs des grands penseurs de la démocratie, comment c'est la même pensée, le même grand courant d'autonomie de l'humanité.
Et nous verrions alors apparaître une vision, un projet de société, un projet humaniste, dont il suffit de parcourir le monde en pensée pour voir combien il est non pas banal, mais rare, encore aujourd'hui. Combien il est riche et exige qu'on se batte pour lui.
Et combien il est exigeant. Oblige à des réformes profondes. Une société de l'autonomie, ce sont des règles de séparation des pouvoirs et des partenaires.
L'État soumis aux mêmes règles de justice que les autres acteurs de la société française et même que les acteurs de la société civile. Nous avons des exemples tous les jours de ce manquement, de cette absence de transparence. Nous avons des exemples tous les jours de cette inéquité, au sens propre, de ce « deux poids, deux mesures » que l'Etat impose à la société française.
Par exemple, l'État impose des règles extrêmement strictes en termes de contrat à durée déterminée à tous les employeurs français. Et il envoie ses inspecteurs du travail pour sanctionner tout manquement. Mais, pour lui-même, il se donne le droit de renouveler presque ad libitum les contrats précaires. Il y a des professeurs dans la fonction publique qui se voient renouveler un contrat précaire depuis des années.
Ce serait une révolution de dire : les mêmes règles s'appliquent à tous, aux employeurs privés comme aux employeurs publics, à l'Etat ; comme à tous les autres. On le voit, je prends l'actualité la plus récente […]
On nous dit : inutile de vouloir obtenir un jugement sur ce point, l'affaire [de la privatisation des autoroutes] est déjà jugée. Puisque le Conseil d'État s'est déjà prononcé en tant que conseil du gouvernement, ils débouteront tout citoyen qui mettrait en cause la validité de la procédure. Cette affimation réitérée, par des conseillers dans les couloirs, par des ministres à la tribune, montre tout le chemin qui reste à faire. Nous déposerons un recours au Conseil d'État pour rappeler une règle de droit simple et définitive. Un jugement ne peut être prononcé qu'au terme d'une procédure contradictoire, après avoir écouté les arguments des parties, Nul ne peut être à la fois juge et conseil des parties.
Mais l'autonomie, cela n'exige pas seulement des efforts de la part de l'État.
Car c'est une question centrale que celle de la légitimité des partenaires, de leur enracinement, de la vérification de leur mandat.
Par exemple, la question de la transparence des financements de la vie syndicale est une question centrale. Tout le monde sait, et tout le monde répète à l'envie que l'organisation de deux domaines majeurs de la vie de la nation, sa sécurité sociale et son système de formation continue, est entièrement irréformable, entièrement obérée, par le partage prononcé il y a plus d'un demi-siècle. Tout le monde dit avec un air entendu, en se poussant du coude, qu'il est fort dangereux d'aborder ces questions. Et tout le monde dit ; « vous savez bien pourquoi... »
«Vous savez bien pourquoi... », je vais le traduire en français : parce que le financement des grandes centrales syndicales, laisse-t-on entendre, et leurs emplois, comprenez leurs emplois fictifs, dépendent de leur mainmise sur les organisations qui sont censées régir les deux grands domaines en question. C'est pourquoi il ne pourra y avoir de légitimité indiscutable que quand cette question du financement de la vie syndicale aura été traitée. Il ne peut y avoir autonomie que s'il n'y a pas de soupçons, pas de doutes sur l’équilibre interne et la transparence de ces grands systèmes de représentation que sont les syndicats.
L'État ne peut pas, en un monde saisi de mouvement rapide et général, trouver les réponses à la place de la société. La création, l'invention, l'ouverture de voies nouvelles, nécessitent une société de l'autonomie. Une société de l'autonomie repose sur la séparation des pouvoirs, la légitimité de partenaires civils, leur reconnaissance, et donc la transparence.
Quant aux choix collectifs, ils ne deviennent possibles et justes que par l'exercice d'une démocratie refondée.
Le mépris pour la démocratie
Aux racines du mal français, il y a le mépris pour la démocratie. Ce mépris est un drame. Pas seulement un drame moral. Pas seulement une atteinte aux principes. Ce mépris est un drame collectif parce qu'il affecte la capacité de notre peuple à se conduire, à décider de son avenir.
Quand le peuple ne sait pas, il est incapable de vouloir. La volonté ne peut pas se former en l'absence d'information juste.
L'affaire de la dette. Sa croissance continue. Le tort fait aux Français. Je ne dis pas seulement « jeunes Français ». Bien sûr, « jeunes », mais « jeunes », c'est nous, nos enfants, nos frères. C'est nous parce qu'il est totalement illusoire de croire que les jeunes vont s'épuiser à la tâche sans exiger des générations précédentes d'en partager la charge...
C'est une idée fausse, une idée d'apparence que de croire que la charge de la dette reposera sur les générations à venir. Elle pèsera sur toutes. On ne travaille pas seulement contre l'avenir, on travaille contre les droits acquis de tous les Français et singulièrement de ceux qui se croyaient tranquilles.
Racines du mal démocratique : nous ne sommes pas en démocratie, pas en démocratie républicaine, nous sommes, sous Mitterrand comme sous Chirac, dans une sorte de monarchie élective, sans même les Parlements d'Ancien Régime.
Et cela pervertit toute notre vie publique.
En deux temps : quand le souverain est intact, c'est la cour.
Je pourrais signer chacun des mots, chacune des lignes du réquisitoire qui va suivre. Celui qui l'écrit est un indiscutable expert, non pas du sérail d'Ancien Régime, mais de tous les arcanes de la République d'aujourd'hui. La cour « a perverti la République. La précarité grandissante de l'élection a conduit nombre de politiques à privilégier la démagogie et l'immobilisme. La "curialisation" des mœurs est une réalité toujours présente, masquée par la "République des camarades". La Cour constitue un système légal, à défaut d'être légitime, qui se nourrit du pouvoir et ne peut exister qu'à sa marge. Elle se grossit de rêves misérables et impérieux, se gargarise d'un sourire, d'une parole du Prince, d'une nomination à une place prestigieuse ou lucrative, d'une décoration ou d'une invitation à dîner, comme on assistait au lever du roi ou à la toilette de Talleyrand». Est-ce un problème ou au contraire un raffinement de fin de règne que l'auteur de ces lignes ait été précisément celui qui, en expert, a tiré toutes les ficelles de ce théâtre de marionnettes, pour le compte de Jacques Chirac, ces dix dernières années, puisqu'il se nomme Dominique de Villepin...
Mais il y a pire : la monarchie, quand le souverain est atteint, par l'âge, par un accident de santé, par la perte de crédit, ce n'est plus seulement la cour, avec ses ridicules et ses bassesses, c'est la guerre de succession... La guerre absolue, à bas bruit, toutes les capacités de l'État ordonnée en un affrontement des clans, pour régler une succession qui par ailleurs n'est pas encore ouverte.
La concentration des pouvoirs, la désinvolture absolue à l'égard du Parlement érigée en règle, et théorisée, les nominations arbitraires et claniques, l'absence de vraie séparation des pouvoirs entre la vie politique et la vie économique, entre le pouvoir politique et les médias. Voyez : le Parlement ne peut débattre sur la Turquie. Les ordonnances, il n'en débat pas non plus. La privatisation des autoroutes, non plus.
On peut parler de la mise en servitude de la majorité par l'exécutif. Exemple : l'utilisation des « classes moyennes » pour faire passer le projet de budget.
Il y a plusieurs choses qu'un citoyen attaché à la démocratie ne devrait pas accepter dans ce projet de budget.
Un budget doit être sincère. Or Charles de Courson a établi, le rapporteur général UMP du budget a confirmé, qu'alors que la progresssion de la dépense a été « contenue », nous dit-on, à 1,8 %, les chiffres réels, découlant du projet de budget lui-même, dépassent les 4%!
Et une réforme fiscale doit être juste et transparente. Vous avez entendu hier, dans ce colloque, dire que la réforme fiscale est conduite pour les « classes moyennes », c'est abuser les Français. La réforme fiscale est faite pour avantager les plus hauts contributeurs à l'impôt sur le revenu et les contributeurs les plus importants à l'impôt sur la fortune qui seront dispensés de taxes locales et même dans quelques milliers de cas largement dispensés d'impôt sur le revenu.
Il peut y avoir des raisons de poser le problème de ces gros contributeurs, dont un nombre substantiel quitte la France. Et ce n'est pas un avantage pour notre pays. Mais qu'on le fasse clairement, qu'on l'assume, et qu'on ne prétende pas que ce sont les classes moyennes qui sont l'objet de la sollicitude gouvernementale.
Refonder la République en démocratie. Tout cela dépend d'une condition principale : le rétablissement des pouvoirs d'un parlement digne de ce nom et de la place qu'il tient dans les autres démocraties. Le rétablissement de la séparation des pouvoirs. Le choix d'un État impartial, pas d'un État dominé par un parti, même si c'est successivement. Cela implique, par exemple, un changement dans la pratique des nominations, dont beaucoup devraient être rendues aux communautés compétentes, et dont les autres, celles des corps de contrôle, devraient être prononcées par des majorités qualifiées après audition. Dans le domaine de la séparation des pouvoirs, étendre le CSA au-delà de l'audiovisuel au pluralisme de la presse écrite, et l'établissement de garanties d'autonomie entre les propriétaires de presse et l'État..
vendredi, décembre 23, 2005
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