Romaric Sangars est journaliste littéraire et co-animateur du Cercle Cosaque
Des associations de motards ont récemment manifesté contre la politique de sécurité routière qui les enjoint d’agrandir leur plaque d’immatriculation et de revêtir un infâme gilet jaune.
Sans imaginer un Bernanos derrière chaque visière, on constate que le motocycliste se rallie instinctivement à un certain esprit de résistance chevaleresque- sans doute en raison de sa monture. Parce qu’il conserve une certaine conscience de sa dignité, cet esprit implique qu’on ne le matricule pas davantage ni qu’on ne l’humilie en lui faisant porter un tel gilet. L’antique vertu préconisait de préférer la mort au déshonneur. Le Hagakure samouraï, avec cette délicieuse nuance d’excès qu’on trouve fréquemment chez les Nippons, intime même, dans le doute, de toujours choisir la mort.
A l’inverse, la tendance contemporaine incline à endurer tous les déshonneurs afin de préserver à n’importe quel prix sa carcasse. Cela s’appelle une dégradation morale. En témoigne, par exemple, cette atroce vision d’une femme à vélo munie d’un casque et d’un gilet pour échapper aux effroyables dangers d’une piste cyclable. Mais si cette dame est tellement terrorisée à l’idée de choir de sa bicyclette, qu’elle aille donc à pied, plutôt que de polluer les bords de Seine avec son jaune criard et son pathétique souci de préservation de soi !
Cette anecdote illustre le lien subtil mais réel qui existe entre les lois morales et les lois esthétiques, la hideur se révélant souvent un simple paravent de la lâcheté.
Tout cela participe en outre à un processus d’enlaidissement du monde et de régression généralisée. Parce qu’enfin, la meilleure manière de faire qu’un motard ne soit pas broyé par une voiture ivre zigzaguant en excès de vitesse, c’est de responsabiliser les conducteurs. On a tendance à omettre cette évidence. Le jaune fluo, les amendes et les radars, ne représentent que l’aveu d’un échec, échec d’une société où les individus n’étant plus suffisamment civilisés, règne désormais partout ou presque l’absence de civilité et l’égoïsme ; l’Etat s’acharne alors à limiter les dégâts que s’infligeraient mutuellement des débiles brutaux ne comprenant que le bâton et ne percevant que la phosphorescence.
Ces bonnes résolutions permettent par ailleurs à l’Etat de dissimuler son impuissance en donnant des gages de son efficacité à protéger ses citoyens alors que dans une société saine, il devrait leur foutre à peu près la paix. Mais voilà, l’Etat doit faire oublier qu’il n’est plus du tout en mesure d’assurer leur sécurité physique (cela donne les fameuses zones de « non-droit », c’est-à-dire des lieux de barbarie intra-nationale) et économique (les délocalisations, symptômes d’une barbarie supra-nationale).
Fruit de ces confusions hypocrites, le concept de « sécurité » est à démolir. Je doute fort qu’il y ait actuellement dans la société française un besoin impérieux de « sécuriser » les trajets motorisés ou l’air respiré dans les cafés. On évoque la question « sécuritaire » comme s’il s’agissait d’une nouvelle lubie de la classe moyenne. Ce que réclame cette classe, à mon avis, et la majorité du peuple, n’est pourtant ni neuf ni extraordinaire : seulement le maintien d’un vieux contrat aujourd’hui mis à mal, stipulant que l’Etat est censé protéger les biens, les personnes et les intérêts de ses administrés. Ni plus ni moins.
En attendant, on habitue l’individu anonyme des sociétés atomisées à intégrer qu’il n’a aucun respect ni aucune courtoisie à exiger de son prochain, mais que l’Etat limitera les dégâts nés de ces nouvelles coexistences sauvages.
Ce monde sombre, le constat est évident, mais eu égard à son fastueux passé, au moins pourrait-il sombrer avec un minimum de distinction et sans gilet jaune. Une nuit d’avril 1912, Benjamin Guggenheim, installé dans le fumoir du « Titanic », exprima cette sage satisfaction : « Nous sommes sur notre trente-et-un, prêts à couler comme de parfaits gentlemen ».
Restons donc, même au milieu des crashs et des flammes, sur notre trente-et-un, une insolente cigarette en bouche.
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