mercredi, février 15, 2006

La Vieille Europe est-elle condamnée ?

Grâce à l'Institut Hayek, je vous mets en ligne un petit cadeau avant de partir en vacances : un texte de Theodore Darlrymple en Français :


Une tendance se dessine


Théodore Dalrymple

Feu le Professeur Joad, grand vulgarisateur philosophique plutôt que philosophe dans le vrai sens du terme, avait pour habitude de commencer sa réponse à n'importe quelle question en disant "Ca dépend de ce que vous entendez par..." - dans ce cas-ci, "condamnée".

"Condamnée" implique une destinée inéluctable, contre laquelle il est probablement vain que les hommes luttent. Et cela implique en retour une vision particulière, et contestable, de l'Histoire.

Le déterminisme historique a deux sources:

- La première est l'apparente capacité des historiens, bénéficiant naturellement d'une sagesse après coup, d'expliquer n'importe quel évènement historique d'une façon plausible, et ce même si leurs explications sur ces mêmes événements diffèrent largement. Ils donnent ainsi l'impression que puisque le passé semble déterminé, le futur doit l'être aussi.

- La seconde est la propension qu'ont les gens de croire qu'une tendance statistique ou sociale continuera sur sa lancée, ou en d'autres termes que les tendances sont la même choses que les prédictions. Il suffit pourtant à quelqu'un de constater que la croissance exponentielle de bactéries dans une Boîte de Petri, qui finirait par envahir la biosphère mondiale de ce seul organisme si elle pouvait se poursuivre assez longtemps, ne saurait être infinie; ce qui implique que les extrapolations ne donnent pas nécessairement lieu à des prédictions exactes.

Néanmoins, il est indéniable qu'un voile funeste flotte en ce moment sur l'Europe. Rétrospectivement, le vingtième siècle peut être considéré comme la mélancolie de l'Europe, un long rugissement marquant la retraite (pour reprendre la description de Matthew Arnold sur le déclin religieux.) Et tout comme le Continent Européen, selon Disraeli, n'admettrait plus que la Grande-Bretagne soit le Laboratoire du Monde, le monde n'admettrait pas, et n'admet plus, que le continent européen le domine, économiquement, culturellement et intellectuellement.

La perte de pouvoir, d'influence et de prestige de l'Europe continue à ce jour; et bien que l'environnement matériel de chacun puisse s'être amélioré (il suffit de comparer la vie quotidienne en France ou en Angleterre des années 50 avec celle d'aujourd'hui) il est toujours désagréable de vivre dans un pays en déclin perpétuel, même si ce déclin est tout relatif. Cela crée un profond malaise existentiel.

A ceci s'associe le fait que la plupart des populations européennes ont un profond sentiment d'impuissance face à leurs propres élites politiques inamovibles. (Mon épouse, née à Paris il y a 56 ans, ne peut se souvenir d'aucune période de sa vie depuis son adolescence où M. Chirac n'était pas une figure d'importance dans la vie publique française, et s'il n'était pas décédé après cinquante ans au pouvoir ou dans son voisinage, la même chose aurait pu être dite de M. Mitterrand.) Ce sentiment d'impuissance ne vient pas d'un manque d'intelligence ou de finesse de la part des populations concernées: si vous vouliez savoir pourquoi il y a tant de jeunes sans emploi en France, vous feriez mieux de ne pas le demander pas au Premier Ministre, M. Dominique de Villepin, mais plutôt de poser la question au plombier ou au peintre du coin, infiniment plus honnêtes et clairvoyants. Ils vous donneraient des raisons précises et convaincantes expliquant pourquoi aujourd'hui aucun employeur sensé ne se lancerait de bonne grâce dans l'embauche d'un jeune sans expérience. A vrai dire, il faut une certaine dose d'éducation, disponible seulement auprès de ceux qui ont reçu beaucoup d'enseignement supérieur, pour ne pas le comprendre.

Les peurs

Le moteur principal du déclin actuel de l'Europe est, de mon point de vue, son obsession de la sécurité sur tous les plans sociaux, qui a amené l'existence d'un système économique et social figé et particulièrement résistant à sa remise en question. Cette obsession de la sécurité s'est à son tour combinée avec une peur du futur, le futur n'ayant rétrospectivement apporté à l'Europe que des catastrophes et un déclin relatif depuis plus d'un siècle.

Que craignent exactement les Européens, si on admet que leur déclin a été accompagné d'une amélioration inégalée de leur bien-être matériel? Une économie ouverte leur évoque davantage de menaces que de promesses: ils croient que le monde extérieur ne leur apportera pas la prospérité par le commerce, mais le chômage et la perte de leur confort. Ils sont en conséquence enclins à se replier à l'intérieur de leur coquille et à succomber aux tentations protectionnistes, tant à l'intérieur sur le marché de l'emploi qu'à l'extérieur en regard d'autres nations. Et plus ces autres nations comblent leur retard relatif, plus la protection leur apparaît nécessaire. Le cercle vicieux est en place.

Bien entendu, dans ce processus l'Etat a été investi de pouvoirs toujours plus grands ou se les est arrogés (ou les deux.) Un monstre bureaucratique a pris forme et s'est développé, non seulement nuisible à l'économie mais luttant carrément contre elle, et il ne peut être réformé qu'au prix d'une agitation sociale que les politiciens cherchent plutôt à éviter. L'inertie ponctuée d'explosions sociales reste l'issue la plus vraisemblable.

Désespérant de trouver au pays un travail alors qu'un quart des gens de moins de trente ans sont sans emploi, des centaines de milliers de jeunes Français ont traversé la Manche pour tirer profit de la relative flexibilité du marché du travail britannique. Ce dernier est malheureusement en train d'être détruit par son gouvernement au travers d'une réglementation toujours plus contraignante, dans le plus pur style du centralisme à la française.

Depuis qu'il est arrivé au pouvoir, le gouvernement britannique actuel a énormément augmenté les dépenses publiques, si bien que le poids des taxes anglaises dépasse désormais celles de l'Allemagne, qui est elle-même une économie lourdement imposée. L'objectif ostensiblement avancé pour ces dépenses est l'amélioration des services publics tout en servant la justice sociale, une rhétorique à laquelle le grand public a cru jusqu'ici; le motif caché, ou au moins la conséquence annexe, a été l'empilement de postes administratifs à une échelle inégalée, dont la fonction principale consiste à gêner les autres alors qu'ils essayent de créer de la richesse et de se générer une clientèle politique dépendante des "largesses" gouvernementales. La moitié de la population anglaise est désormais récipiendaire de subventions d'Etat pour tout ou partie de ses revenus. Non seulement cela conduira à un désastre économique, mais cela provoque aussi un effet psychologique particulier, comme celui succinctement décrit par Hilaire Belloc dans la morale de sa fable où le jeune Albert se fait dévorer par un lion en échappant à la bonne qui l'a emmené au zoo:

Et toujours reste près de ta bonne d'enfant,
De peur de rencontrer, un jour, plus effrayant.

Cette population dépendante n'aime pas l'Etat et ses agents; en fait les gens les détestent. Mais ils en arrivent à craindre encore plus la disparition de leurs bons offices. Ils sont comme des accros à la drogue qui savent que ce qu'ils s'injectent n'est pas bon pour eux, et qui haïssent les dealers auprès de qui ils s'approvisionnent, mais qui ne peuvent pas faire face aux douleurs supposées du sevrage. Et ce qui est vrai pour la Grande-Bretagne reste vrai, à quelques exceptions près, pour le reste de l'Europe.

Au nom de la Justice Sociale, les intérêts personnels et sectoriels sont devenus tous-puissants, paralysant tout effort d'améliorer le sort du plus grand nombre. Cela n'est nul part plus clair qu'en France où Libération, journal de gauche, montra dans un sondage que trois fois plus de gens avaient une bonne opinion du socialisme que du capitalisme (l'ambition de trois quarts des jeunes Français étant de devenir fonctionnaires.) En conséquence, la défense des avantages corporatistes et individuels est telle en France qu'ils rendent toute réforme quasi-impossible, en tous cas sans violence dans les rues. Les employés du transport public, disposant de privilèges qui auraient fait s'étrangler Louis XIV, se lancent dans des grèves aussitôt que la moindre réduction de leur nombre n'est ne serait-ce que murmurée; le tout au nom d'une justice sociale qui se traduit par ces privilèges éhontés, et cela bien que ces grèves amènent détresse et appauvrissement à des millions de leurs concitoyens tandis que les avantages acquis rapprochent toujours plus l'Etat de la banqueroute. Le but de chacun est de parasiter quelqu'un d'autre ou de se battre pour obtenir la plus grande part possible du gâteau économique. Personne ne se préoccupe de l'évolution de la taille dudit gâteau. Après moi, le déluge est devenu le mot d'ordre non d'un roi, mais de la population entière.

De ce point de vue la France est peut-être pire que la plupart des autres pays d'Europe, sans pour autant constituer une catégorie à part. Il n'est guère difficile de souligner qu'un monde globalisé et de plus en plus compétitif ne se sentira pas concerné par la France comme le sont les autres gouvernements européens; et bien qu'il est possible que les pays européens parviennent à survivre et à trouver leur salut économique dans un marché de niche, cela représenterait la marginalisation d'un continent habitué à se voir comme le centre du monde. De ce point de vue, "l'Europe marginalisée" n'est bien sûr pas la même chose que "l'Europe condamnée", sauf pour ceux qui pensent qu'avoir une place importante dans le cortège des nations est absolument crucial.

Les populations allogènes

Il y a d'autres menaces sur l'Europe. La perception misérabiliste du passé du continent, dans lequel les accomplissements stupéfiants sont défaussés pour ne retenir que massacres, oppression et injustice, prive la population de toute fierté ou de sens des traditions envers lesquels elle pourrait contribuer ou qu'elle pourrait au moins considérer comme valant la peine d'être défendus. Cette perte de confiance culturelle est particulièrement importante à l'heure où s'installe une immigration de masse venant de cultures très étrangères, un afflux qui ne peut être géré correctement (comme il l'a été par le passé, ou comme aux Etats-Unis jusqu'à l'ère du relativisme culturel) que si les nations hôtes s'estiment dépositaires d'une culture dans laquelle les nouveaux venus souhaiteraient, ou devraient souhaiter, s'intégrer, s'assimiler, et faire leur.

En l'absence de telles convictions, le risque est que les seuls points communs réunissant les habitants d'un pays se réduisent au simple critère géographique; et la guerre civile est la méthode avec laquelle ils règleront leurs points de vue antagonistes sur la façon dont la vie doit être vécue. Ceci est particulièrement vrai lorsque les immigrés croient être en possession d'une vérité unique et universelle, comme l'Islam le prétend fréquemment sous ses différentes formes. Si la nation hôte a un tel manque de confiance dans sa propre culture qu'elle ne fait même pas de la maîtrise de sa langue nationale une condition de base pour l'obtention de la citoyenneté (comme cela a été le cas jusqu'à une époque récente en Grande-Bretagne), il ne faut pas s'étonner que l'intégration n'aille pas très loin.

Le problème s'aggrave quand un marché du travail rigide est capable de créer des castes entières de citoyens sans emploi, et qui pourraient bien le rester pendant toute leur vie adulte. A la rancoeur liée à l'inutilité économique s'ajoute, ou plutôt se multiplie, la rancoeur de la différence culturelle. Cette combinaison est particulièrement dangereuse dans le cas de l'Islam parce que le mélange du sentiment d'infériorité d'un côté et de supériorité de l'autre est très explosif, comme l'histoire l'a prouvé. Les habitants d'Amérique Latine l'ont ressenti envers les Etats-Unis, les Russes envers l'Europe, les Chinois et les Japonais envers les Européens et les Américains, entre autres nombreux exemples.

Est-ce inéluctable?

La poursuite de ce déclin ou l'émergence d'une catastrophe n'est pas inévitable, cependant, bien qu'inverser la tendance demandera de vifs efforts. Malheureusement, les présages ne sont pas bons, non seulement parce que les systèmes de sécurité sociale érigés dans la plupart des pays d'Europe ont consacré l'immobilisme politique, mais aussi parce que l'entité supra-nationale européenne se construit contre la volonté des peuples d'Europe (pour autant qu'ils soient consultés.)

L'Union Européenne a différents objectifs, aucun n'étant en rapport avec les véritables défis qui attendent le continent. Elle fait oublier aux Allemands qu'ils sont allemands, leur donnant une identité de substitution plus plaisante à leur goût; elle permet aux Français d'ignorer qu'ils sont maintenant une nation moyenne, noyée dans la masse, les flattant avec l'illusion de puissance et de prestige; elle instaure une sorte de placard doré géant pour des politiciens qui n'ont plus la volonté ou les idées pour combattre dans l'arène électorale, leur permettant de s'accrocher au pouvoir et d'user de leur influence bien après qu'ils ont été rejetés par les urnes; et enfin, elle s'impose comme une forteresse potentielle contre les vents de la concurrence qui soufflent du monde entier, et qui sont désormais très dérangeants aux yeux de ceux qui désirent la sécurité par-dessus tout.

Les pensées apocalyptiques sont curieusement attirantes. Parler d'un destin funeste est un peu trop fort à mes yeux; je pense qu'il serait plus approprié de dire que l'Europe s'endort dans un déclin toujours plus prononcé.

Mais nous devrions aussi humblement nous rappeler qu'en fin de compte, le futur reste imprévisible.

Theodore Dalrymple est le nom de plume d'Anthony Daniels, psychiatre et écrivain réputé, auteur de dizaines de livres sur des sujets aussi divers que la culture, la médecine ou l'éducation. Cet article est une traduction mise en forme, que j'espère fidèle, à l'original.

2 commentaires:

  1. quand on voit l'état des transports ou des hopitaux londoniens, et vu le dynamsime économique du pays, c'est le moment ou jamais de lancer des grands travaux d'infrastructure...
    qui ne peuvent être réalisés que par les Etats, ou tout du moins en partie.
    Le fiasco d'Eurotunnel aurait certainement pu être évité si Mme Thatcher n'avait pas nier cette évidence.

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  2. De quel "fiasco" parlez-vous?
    Ce que je vois, d'ici, c'est qu'aujourd'hui, je peux prendre le TGV pour aller de Paris à Londres, et tout ce que ça me coûte, c'est mon billet de train. Normal, en somme.
    Quel est donc le fisaco?

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