vendredi, juin 15, 2018

L'histoire brisée (A. Schiavone)

J'aime bien Aldo Schiavone.

Il commence par constater qu'il y eut bien une chute de l'empire romain, contrairement à ce que prétendent les amis du désastre, que la rupture est nette, qu'il n'y a pas une mutation très lente et finalement bénigne. Puisqu'on est dans une époque qui ne croit qu'aux chiffres, rappelons qu'il a fallu plus de dix siècles pour retrouver le même kilométrage de routes pavées, d'égouts et d'adduction d'eau, ou encore de surface couverte en dur des bâtiments, que sous Hadrien.

Schiavone pose la question de manière originale. Je prends sur Wikipedia : « Il y soulève une grande question : pourquoi l'Empire romain, cette "économie-monde" qui avait tous les atouts pour connaître un décollage économique, a-t-il plafonné avant de s'écrouler, retardant de dix siècles le grand bond en avant de l'Occident ? [...] auquel Aldo Schiavone répond avec brio. Et tant pis s'il enfreint au passage l'un des tabous de la science historique, en imaginant le scénario d'une histoire qui n'est pas advenue ! ».

Matériellement, on peut effacer quatorze siècles. On passe facilement par la pensée du siècle des Antonins au siècle de Louis XIV. Alors, pourquoi ne sommes nous pas passés effectivement de l'un à l'autre ? Pourquoi l'empire romain a-t-il stagné (puis s'est écroulé) au lieu de se développer de manière continue comme le feront les économies occidentales à partir du moyen-âge ?

Schiavone remarque que les antiques, grecs et romains, n'ont pas de notion de l'économie. Ils ont inventé le mot, mais dans un sens différent du nôtre. Ils n'étudient pas les rapports du travail et du capital, les flux d'échanges, la concurrence, la monnaie etc. Dans la plupart des cas, ils n'ont même pas de mots pour cela.

Pourquoi ? Parce que la production est un travail d'esclaves. Augmenter la production, c'est avoir plus d'esclaves ou les frapper plus fort.

L'esclavage est le grand non-dit de l'antiquité. Les splendeurs d'Athènes et de Rome n'existeraient pas sans les atroces souffrances de millions d'esclaves. Admirez le Colisée, mais n'oubliez pas d'avoir une pensée pour les esclaves. Socrate est bien gentil, mais s'il n'y avait pas eu d'esclaves pour travailler aux champs et le nourrir, il aurait été en peine de philosopher.

Or, comme Tocqueville le remarquait à propos du Sud de l'Amérique, l'esclavage déforme la société, la traumatise, apparaît comme une obsession même dans les endroits les plus improbables. Au moins, dans le Sud, l'esclavage n'était pas tabou, on en parlait, pour le condamner ou pour le défendre.

Dans l'antiquité romaine, ceux qui travaillent et ceux qui pensent sont strictement séparés. Si tu travailles, c'est que tu ne peux pas (et tu ne dois pas) penser. Si tu penses, tu ne dois pas travailler. Donc ceux qui pensent ne parlent pas des esclaves, ce sont des non-êtres, des fantômes, comme dans un univers parallèle. L'esclavage est tabou. On n'en parle pas.

Dans ces conditions, on comprend que l'économie (au sens moderne) soit un non-sujet, puisqu'elle concerne principalement des non-personnes.

Certains ont expliqué sommairement la chute de l'empire romain par le manque d'esclaves : moins de conquêtes, moins d'esclaves, patatra ! Mais, alors, pourquoi ne pas avoir recouru aux machines ? Les machines, mis à part les machines de guerre, ne semblent avoir intéressé personne. Il y a l'omniprésente chèvre et c'est tout.


Pourquoi les antiques n'ont-ils pas inventé les outils agricoles, puis industriels, que nous avons inventés ? Après tout, les médiévaux se sont beaucoup servis des traités antiques.

Il y a l'esclavage parce qu'il n'y a pas de machines. Il n'y a pas de machines parce qu'il y a l'esclavage.

De ces deux propositions en sens inverse, la deuxième est la plus riche de réflexions.

Schiavone fait une longue étude sur les rapports romains entre monde et esprit, travail et philosophie.

Je vous livre le résultat : les Romains avaient tellement séparé la vie noble de l'esprit et la vile vie du travail que l'aller-retour moderne entre réflexion et expérimentation devient impossible.

C'est ainsi qu'on voit des antiques avoir des idées de machines pas idiotes, mais tout cela reste toujours théorique ou ludique. Ainsi l'éolipyle d'Héron d'Alexandrie, qui aurait pu être l'ancêtre de nos machines à vapeur (excusez du peu) :


Pourquoi a-t-il fallu attendre Denis Papin ? Pourquoi les Romains n'ont-ils pas travaillé à partir de l'idée de la force de la vapeur ?

Parce qu'il faut pour cela avoir l'idée qu'on peut changer la nature et même la nature des choses physiquement, que la connaissance n'est pas simple spéculation, même très poussée, mais aussi expérimentation.

Or, les Romains vivaient dans un monde intellectuel fermé, ils n'avaient pas du tout l'idée de progrès.

Ce qui fait que la démarche expérimentale qui nous paraît si naturelle (mais qui est en réalité propre à notre civilisation) leur est complètement étrangère : « La vapeur fait tourner la boule. C'est rigolo ». Et ? Et c'est tout.

Schiavone n'est pas déterministe, il essaie de voir s'il aurait pu en être autrement.

Il remarque qu'il y a des potentialités : la haute antiquité, avec des dieux artisans, notamment Hephaistos, n'était pas si rétive à l'artisanat.

Schiavone pense qu'au moment des turbulences de la fin de la république romaine aurait pu émerger une classe moyenne urbaine artisanale. Le bordel ambiant libérait des occasions, notamment en ouvrant la possibilité d'une autonomie plus grandes des municipalités. Mais la réforme augustéenne a refermé tout cela et a privé l'empire romain d'horizon.

Au moment de sa plus grande splendeur, l'empire romain était déjà condamné, faute d'avoir un moteur intellectuel pour se projeter dans l'avenir. Les Romains voyaient l'avenir comme la préservation de l'existant, sans cesse menacé, c'est très insuffisant pour se perpétuer.

Alors, aurait-on pu passer d'Auguste à Louis XIV ? Non, il manquait l'idée de progrès et de l'étude expérimentale.

Et les similitudes ? C'est simple, mais il faut les voir dans l'autre sens. Ce n'est pas l'antiquité qui ressemble à notre monde. C'est notre monde qui ressemble à l'antiquité, tout simplement parce que nous en avons hérité beaucoup, notamment en politique et en droit.


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