samedi, janvier 26, 2019

Pot-pourri d'actualités et d'analyses

J'ai essayé de classer les articles du plus particulier au plus général.

Qu'y a-t-il dans la tête des « gilets jaunes » ?

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François-Bernard HUYGHE. -Dans la tête et sans doute dans le coeur des Gilets jaunes, il y a, bien sûr, des intérêts matériels, liés aux impôts, aux fins de mois, à l'absence de perspectives de la France dite périphérique, etc. ; chez certains, cela s'accompagne d'un ressentiment envers les riches ou la France d'en haut, parfois un peu simpliste.

Mais il y a aussi une composante de fierté bafouée : le refus de demeurer invisibles et méprisés, l'exaspération devant l'arrogance, la colère d'être traités de ploucs fachos et violents... Et ce sentiment de l'honneur offensé nourrit une forme de compétition symbolique : nous tiendrons, nous ne céderons pas, nous reviendrons samedi prochain...

Au stade suivant, la passion de la dignité et de l'égalité devient demande de démocratie directe, de contrôle populaire et de révocation des mauvais dirigeants. Cela réveille des problèmes philosophico-politiques que l'on discutait dans l'Athènes d'il y a vingt-cinq siècles. Comment avoir la démocratie sans tomber dans l'oligarchie (pouvoir de quelques-uns) ou dans l'ochlocratie (pouvoir de la foule incontrôlée) ?

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Vous traitez de la question du langage chez les Gilets jaunes. Qu'est-ce que celui-ci a de particulier chez eux ?

François-Bernard HUYGHE.- Ce sont des mots politiques simples : pouvoir, peuple, démocratie, gouvernement. Et les Gilets jaunes parlent beaucoup d'eux-mêmes. Cela commence souvent par des confessions émouvantes que vous font des gens dans les manifestations, avides qu'ils sont de fraterniser, et cela mène vite à des thèmes collectifs récurrents. Ainsi : « nous sommes le peuple », avec tout ce que cela implique (nous avons bien le droit de manifester où nous voulons, d'être entendus...).

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Dans ses voeux, Emmanuel Macron s'était livré à une dénonciation des « porte-voix d'une foule haineuse ». Parler de foule pour qualifier un mouvement politicosocial, cela revient à la délégitimer et à le criminaliser.

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Il est impropre d'utiliser le terme de foule. Terme qui est symptomatique également de la réponse répressive utilisée, et il suffit pour se faire une idée de la chose de parcourir le Twitter du journaliste David Dufresne qui recense les différentes victimes parmi les manifestants.

Alors certes, il n'y a pas une conscience de classe au sein des gilets jaunes, et l'absence d' « intellectuels organiques » (ce que ne sont pas les administrateurs de page Facebook, dont l'approche participative sur l'ensemble des décisions stratégiques à prendre, tranche avec le côté surplombant inhérent à la figure du stratège ou du technicien politique), engagés en amont de ce mouvement ou qui auraient pu émerger pendant la crise, n'a pas permis d'exprimer une vision du monde et une stratégie communes. Mais il faut être borgne, ou aveugle, pour obérer le fait que les Gilets jaunes pensent le politique.

On dit souvent aujourd'hui que les réseaux sociaux sont propices aux discours de haine et à un discours ultrapolarisé aux frontières du complotisme. Les gilets jaunes n'ont pas échappé à cette configuration dans leur dénonciation frontale des «gens d'en haut» et dans leur désignation de l'ennemi. Or, loin d'être réductible à une polarisation entre le vrai et le faux, cette approche, de Carl Schmitt à Chantal Mouffe, est l'essence même du politique, et infirme tous les discours venant à les réduire au rang de « foule haineuse ».

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Ils dénoncent aussi le pouvoir culturel des « bobos » déracinés qui - pour parodier Rousseau aiment les Tartares LGBT pour être dispensés d'aimer leur voisin. Et bien sûr, ils sont contre les médias, vendus à quelques milliardaires, qui occultent les violences policières et dénigrent les manifestants... Bref c'est un discours «de classe» que l'on aurait considéré comme intellectuel et gauchiste il y a quarante ans, mais qui est aujourd'hui assimilé à un affreux populisme aux relents lepénistes.

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Je suis frappé par la façon dont des ministres répandent des légendes (sur des factieux bruns qui remonteraient les Champs-Élysées pour tuer, sur des complots russes ou italiens derrière les réseaux sociaux Gilets jaunes..), par la manière dont des experts voient des symboles d'extrême droite là où il y a un drapeau régional ou celui de l'Organisation Révolutionnaire Anarchiste, par des fautes des médias: propos de F. Ruffin déformés ou par la séquence d'une dame qui parlait des « 1% d'extraterrestres super-riches » transformée en maniaque des OVNI par une coupure des derniers mots. Si les dirigeants et leurs partisans veulent faire campagne sur le thème « progressistes, parti du vrai et du nécessaire, versus populistes complotistes abreuvés de fake news », ils feraient mieux d'éviter ces délires idéologiques. Sans offenser Mme Schiappa qui se compare à Galilée qu'elle croit découvreur de la rotondité de la Terre.

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Vous insistez sur la réaction au mépris suscité par Emmanuel Macron dans la colère des Gilets jaunes. Pensez-vous qu'il en aurait été autrement sans ces « petites phrases » prononcées par le chef de l'État ?

François-Bernard HUYGHE.- Les manifestants le ressassent constamment. L'effet est totalement ravageur, parce que chacun se sent personnellement offensé par un homme à qui tout a réussi sans avoir vraiment à se battre et qu'ils présument à des années-lumières de la réalité qu'ils vivent. En inventant une communication jupitérienne et implicative (les yeux dans les yeux), Emmanuel Macron a inventé aussi un art de l'insulte et de l'humiliation inédit. On espère que c'est inconsciemment.
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« Avec Macron, tout est discutable mais rien n'est amendable »

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Tout laisse à croire qu'aux marges tout est discutable mais qu'au coeur rien n'est amendable.

C'est fort de cette certitude, rompu aux pratiques de la rhétorique techno-managériale que le Président est venu, conforté par l'inévitable asymétrie symbolique que lui confère sa position, redire cette doxa dont il est tout autant le produit que le messager, le fils que le nouveau père, et dont il n'imagine pas qu'elle ne puisse un seul instant , désespérer... Bourg-de-péage !
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Pour avoir été un acteur majeur de cette trahison, Macron devrait être traduit en Haute Cour :

Comment la France a renoncé à garder le contrôle de son patrimoine économique

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Laurent IZARD.- Plus qu'une « goutte de trop », c'est l'accumulation des cessions d'entreprises françaises qui m'a conduit à entreprendre cette étude sur laquelle je travaille depuis plus de trois ans. Car si les opérations financières majeures qui touchent nos grands groupes sont relativement médiatisées, il n'en est pas de même pour les multiples acquisitions d'entreprises françaises de toutes tailles qui nous conduisent peu à peu à perdre le contrôle de notre patrimoine économique.

Les conséquences de ce processus sont négligées ou minorées car les intérêts de court terme prévalent systématiquement sur les préoccupations plus lointaines, pourtant essentielles.

À la fin, c'est notre indépendance économique et politique qui est menacée: en perdant le contrôle de nos entreprises et plus généralement de nos sources de créations de richesses, nous abandonnons peu à peu la maîtrise de notre pouvoir de décision.

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« La France vendue à la découpe » est le récit de la cession continue de toutes nos richesses: entreprises du CAC 40, agriculture, tourisme, oeuvres d'art… Aucun domaine n'est épargné ? 

L'appétit des investisseurs internationaux est presque sans limites. Aucun domaine n'est véritablement épargné, car les motivations des entreprises prédatrices étrangères sont très variées: dans certains cas, il s'agit simplement de réaliser des placements financiers sécurisés, d'où l'intensification des participations des fonds d'investissement américains dans le capital de nos grands groupes.

Dans d'autres cas, l'acquisition d'une entreprise française répond à une stratégie de croissance externe, de captation de marchés ou à une logique de complémentarité industrielle. Mais parfois, il s'agit simplement d'opérations de prestige destinées à améliorer l'image d'un groupe étranger. L'acquisition d'entreprises symboles du savoir-faire à la française, comme Baccarat, Lanvin, Courrèges, Canson ou de vignobles du Bordelais illustre bien cette préoccupation.

On peut également mentionner la recherche de captation de hautes technologies qui explique, entre autres, l'acquisition d'Altis, d'Aldebaran Robotics, de Savoye ou encore de Linxens, leader mondial de la fabrication de circuits gravés flexibles et spécialiste des paiements sans contact, absorbé par l'entreprise d'État chinoise Tsinghua Unigroup avec l'approbation de Bercy.

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Finalement, les acquisitions étrangères concernent des secteurs aussi variés que la grande distribution (Marionnaud, Printemps, PriceMinister…), le tourisme (Le Club Med, Nouvelles Frontières, Fram et la plupart de nos grands hôtels…), le prêt-à-porter (Lacoste, Aubade...), l'immobilier de prestige, les banques et compagnies d'assurances, le sport (Rossignol, de nombreux clubs sportifs parmi les plus prestigieux), les terres agricoles, l'économie numérique (Meetic, Kelkoo…) mais également nos infrastructures économiques (aéroports, autoroutes, installations portuaires…).


Certains des exemples que vous citez ont défrayé la chronique: Lafarge, Alstom, le PSG, l'aéroport de Toulouse… Pourtant, de nombreux économistes nous rassurent, et rappellent que de toute manière nous n'avons pas le choix compte tenu des réalités. En quoi la cession des fleurons industriels de la France est-elle pour vous si inquiétante ?

Chassons pour commencer une contrevérité trop souvent répandue: tous les investissements étrangers ne créent pas nécessairement d'emplois, et toutes les acquisitions étrangères ne garantissent pas la pérennité de l'entreprise achetée.

L'OPA du groupe canadien Alcan sur Péchiney en 2003 le montre bien : suite à cette OPA, notre fleuron industriel de l'aluminium a été rapidement démantelé et vendu branche par branche par ses acquéreurs successifs.

Plus généralement, la France a perdu la moitié de ses emplois industriels depuis le début des années 1980 (6,9 millions de salariés en 1984 pour 3,4 millions fin 2017 en incluant les emplois intérimaires) en dépit - et en partie à cause - de la cession de ses fleurons industriels. De fait, on constate que les entreprises sous l'influence d'investisseurs internationaux sont davantage exposées à des risques de délocalisation ou de licenciements massifs. C'est sans état d'âme que des dirigeants étrangers ont récemment pris la décision de fermer les usines françaises de Molex, Continental, Whirlpool, Ford ou Tupperware par exemple.

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Or, la moitié des actionnaires du CAC 40 sont étrangers… Enfin, nous perdons notre indépendance militaire et même politique, car l'État hésite à prendre des mesures qui pourraient contrarier les investisseurs étrangers et entrainer, par exemple, la fermeture de sites de production.

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Une autre voie est-elle possible ? Les Allemands, par exemple, semblent adhérer bien plus largement que nous à l'idée d'un « patriotisme économique »…

En réalité, la plupart des pays cherchent à garder le contrôle de leur patrimoine économique quitte à s'affranchir des règles de l'Organisation Mondiale du Commerce ou de l'Union européenne. Aux États-Unis, un organisme public particulièrement efficace, le Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS) analyse les acquisitions d'entreprises américaines par des compagnies étrangères et bloque fréquemment les projets de fusion.

La Chine interdit par principe l'acquisition de ses entreprises par des investisseurs étrangers. 

Depuis 2009, l'Allemagne s'est dotée d'un outil de contrôle solide avec l'adoption de sa « loi sur le commerce extérieur ». Le ministère allemand de l'Économie peut interdire, au regard de l'ordre public et de la sécurité, tous les investissements étrangers (hors Union européenne) dans tous les secteurs de l'économie, dès lors qu'il s'agit d'une prise de participation supérieure à 25 %.

Et l'Australie vient d'interdire les acquisitions d'immeubles dans les grandes villes par des ressortissants étrangers non-résidents, interdiction assortie d'une peine d'emprisonnement de trois ans.

Mais en France, on répète à l'envi que de telles mesures sont impossibles …
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Censuré en France, pourquoi Salafistes sort aux Etats-Unis.

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Le film sort le 25 Janvier à New-York, la semaine suivante à Los Angeles, puis dans une trentaine de villes américaines. C'est pour moi une forme de revanche au regard de ce qu'il s'est passé en France car il est très rare qu'un film français, qui plus est un documentaire, sorte en salles aux Etats-Unis.

C'est surtout une revanche en raison du fait que le film était sorti de façon limitée du fait qu'il était censuré en France, et qu'il avait globalement été peu diffusé, hormis dans de grands festivals à travers le monde. Et en Tunisie et en Irak à la télévision, en prime time, suscitant de longs débats type Dossiers de l'écran sur ces chaînes.

Cette sortie US donne au film une image très différente de celle que le gouvernement français a essayé de lui donner à l'époque.

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Votre film est sorti il y a deux ans et demi en France : comprenez-vous aujourd'hui les raisons de sa censure ?

Je ne les comprends toujours pas et je ne comprends pas non plus que les différents ministres de la Culture qui se sont succédés depuis maintiennent la mesure. Avec obstination. Mais, en même temps, avec le recul, je vois mieux comment notre film va à contresens du discours officiel sur l'Islam. Je pense qu'on ne peut pas voir le film sans penser que les djihadistes sont musulmans, et c'est cela qui gêne.

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En France nous sommes en plein déni.

On est dans la psychiatrisation du terrorisme. Et c'est cela qu'a voulu interdire le gouvernement. Or, comme on le voit dans « Salafistes », très clairement, on a affaire à des gens dotés de raisonnements, qui obéissent à une logique. C'est un terrible désaveu que de constater que tout est beaucoup plus compliqué que de simples problèmes psychiatriques.

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Cette censure prouve juste qu'il y a une vraie volonté de vouloir nier que le salafisme est une tendance profonde et ancienne, très répandue dans l'histoire de l'Islam, de manière récurrente à travers les siècles, et qui perdure dans certains États, que certains adorent au plus haut niveau de l'Etat, comme l'Arabie Saoudite de Mohammed Ben Salman. C'est, je crois, là, qu'il faut chercher la vraie raison de la censure. L'enjeu était en effet de taille : le film était coproduit par deux chaînes, France 3 et Canal +, et en le censurant complètement ou même en l'interdisant aux moins de dix-huit ans, on empêchait ces chaînes de le diffuser à des millions de téléspectateurs. Jeunes ou pas.

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Le fait que votre film soit toujours censuré, quatre ans après Charlie Hebdo, ne signifie-t-il pas qu'une partie de la classe politique est dans le déni  ?

Je crois qu'on est face à une forme fondamentale de déni français. On nie totalement ce qu'il se passe en banlieue, on nie que certaines cités sont interdites aux policiers, on nie que les jeunes filles musulmanes, qui travaillent à Paris ou vont y faire du shopping, sont obligées d'avoir d'autres vêtements quand elles rentrent le soir en banlieue à cause des «grands frères», on nie que les enfants juifs du 9-3 doivent aller à l'école tous les matins dans d'autres départements, on nie que la défense du frère de Mohamed Merah a été payée par des gens qui se sont cotisés dans les cités de la banlieue toulousaine… Tout cela concourt à une forme d'acceptation globale de l'islamisme en général par les autorités. On accepte des choses inacceptables. C'est une honte par rapport à ce que sont les valeurs de la France.

Et la classe politique, dans sa quasi-totalité, le fait pour de très mauvaises raisons: à gauche, dans une mauvaise conscience postcoloniale, à gauche comme à droite, pour des raisons électoralistes. Je crois que le blocage de la carrière du film en France est symptomatique d'un état d'esprit qui se perpétue et empêche un certain nombre de films de montrer la réalité. Cette réalité. C'est inconcevable pour tous les gouvernements, de droite, de gauche et, même aujourd'hui, du centre, ainsi que pour tous les ministres de la Culture, de faire fi de ce déni.

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Pensez-vous qu'il y ait aussi un déni médiatique ?

J'ai été très surpris de l'accueil du film par la presse. Au départ, nous avons été reçus partout, dans les médias télés ou radio, et, à partir du jour où il y a eu cette prise de position de la ministre de la Culture, la plupart des médias ont suivi la «ligne officielle du parti», certains en retournant leur veste, beaucoup d'autres, en ne défendant même plus la liberté d'expression.
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Puis des articles plus généraux :

« L'idéologie libérale-libertaire est le dernier avatar de la religion du Progrès »

Mathieu Bock-Côté : «Quand les néoféministes font la police du rire »






C'est toujours aussi agréable et instructif de lire Taleb. Je suis sûr que vous trouverez de nombreux exemples de ce qu'il dit dans votre vie, pas à deux kilomètres, mais à un ou deux mètres, voire plus près.

J'ai beaucoup de respect pour Charles Gave et NN Taleb, indépendamment de désaccords ponctuels, parce qu'ils ont joué leur peau, mis en oeuvre dans leur vie les théories qu'ils professent.

Plein de gens nous invitent à nous montrer entreprenants, mais sont pour la plupart des fonctionnaires assurés de ne jamais être au chômage, ils ne mettent pas leur peau en jeu. Un peu dégueulasse, non ?

Nassim Nicholas Taleb: « La modernité hait l'incertitude, elle ne voudrait que des bons élèves ».

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Nassim Nicholas TALEB. - L'antifragilité n'est pas synonyme de solidité. Ce n'est pas le fait de ne pas se casser, mais de sortir renforcé des chocs. C'est le contraire de la fragilité. Tout ce qui est fragile a pour propriété de ne pas aimer la volatilité. La fragilité découle d'une asymétrie négative, et l'antifragilité d'une asymétrie positive.

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Si on enlève le désordre, des maladies en suivent : si vous passez deux années au lit à lire les oeuvres complètes d'Alexandre Dumas, votre colonne vertébrale et vos os vont s'anémier. Il faut rétablir la condition humaine, en créant un peu de volatilité artificielle.

Nous sommes dans un monde où on augmente les risques d'effondrement généralisé [en diminuant] la volatilité générale dans les aspects de la vie quotidienne. Les banques font de l'argent tout le temps, puis explosent tout d'un coup.

Mais, dans la vie quotidienne, les petites variations ont quasiment disparu. Au lieu de laisser vos enfants jouer dans la rue avec d'autres enfants, où ils prendront peut-être des coups mais apprendront la vie, vous les emmenez au yoga ou à des activités sportives formatées. L'éducation nationale apprend la fragilité en assistant les enfants qui ne peuvent plus découvrir les choses par eux-mêmes. Moi, je n'ai rien appris à l'école, je suis autodidacte !

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Contrairement à une idée répandue, la modernité libérale ne créerait pas davantage d'instabilité ?

On assiste aujourd'hui à une touristification du monde, c'est-à-dire l'homogénéisation des expériences dans tous les pays du monde, le polissage systématique des irrégularités et la répression des volatilités et des pressions. C'est ce que j'appelle le « lit de Procuste de la modernité paisible et confortable ».

[…]

La modernité chouchoute les corps et les âmes. Moi, je suis victime de la guerre du Liban. Les gens me disent que j'ai eu un trauma, mais je me sens très bien. Je crois d'ailleurs que nous avons besoin d'être traumatisés modérément: il faut laisser les gens prendre des risques modérés, se tromper, faire des erreurs. La modernité hait l'incertitude, elle ne voudrait que des bons élèves qui ne savent pas faire d'erreurs. Cela aboutit à ce que j'appelle les intellectuels philistins, cette classe qui ne connaît pas le réel mais prétend nous guider.

Dans Jouer sa peau, j'explique que personne ne doit donner de la fragilité aux autres pour gagner, faire peser ses pertes sur l'ensemble de la société. Mon problème, ce sont les grandes sociétés et l'inégalité non aléatoire. Qu'un entrepreneur, qui nous nourrit et qui peut tout perdre, gagne bien sa vie, cela ne me dérange pas. Mais un bureaucrate en France qui a fait l'une de vos écoles est pratiquement assuré à vie de tout problème. Idem pour les grandes sociétés type Monsanto qui sont trop protégées de l'effondrement, car « too big to fail ».

[…]

Jusqu'à présent aux États-Unis, les sociétés américaines qui devenaient trop grandes, on les cassait avant qu'elles ne finissent par contrôler l'État. Aujourd'hui, Google veut contrôler l'État américain. À mon avis, il faut détruire Google, pour le bien des autres entreprises. Il faut trouver un mécanisme d'antitrust applicable aux entreprises du numérique.

Que pensez-vous du culte actuel de l'innovation ?

Je ne suis pas à tout prix progressiste et ne supporte la néomanie, c'est-à-dire l'amour du moderne pour le moderne. Une ancienne technologie a plus de 99 % de chances de rester, et une nouvelle technologie a une chance sur 10.000 de survivre. C'est l'effet Lindy. On utilise encore la fourchette et la roue, mais on ne sait pas si on utilisera des smartphones dans dix ans.

Les seules technologies qui restent sont les technologies humaines et invisibles. Les grandes baies vitrées en milieu rural ou les chaussures discrètes. Mais les technologies trop artificielles ont tendance à disparaître. Par exemple, il est peu naturel de parler au téléphone. Il est peu naturel de lire des nouvelles sans devenir soi-même intermédiaire et colporteur de nouvelles : Facebook et Twitter sont le retour moderne de ces colporteurs par rapport à la réception passive qu'étaient les journaux et la télévision.

[…]

L'intelligence artificielle peut prévoir votre prochain achat sur Amazon mais est incapable de prédire les taux d'intérêt à un mois. Plus il y a des données, plus on a du bruit plutôt que de l'information. «Que de choses il faut ignorer pour agir », disait Paul Valéry.

Politiquement, vous êtes assez inclassable… Vous définiriez-vous comme un «anarchiste conservateur» ?

Au niveau de l'État central, je suis une sorte d'anarcho-conservateur, mais pas au niveau du village. Je suis pour le principe de subsidiarité qui me semble le plus efficace politiquement et économiquement. À ce niveau, la Suisse et les États-Unis ont le meilleur système. Je pense que la France vivrait mieux en fédérations.

Tout le monde est conservateur, et progressiste. La nature doit changer un peu, elle s'adapte. Mais si vous changez trop vite, vous perdez les bénéfices du progrès.

Politiquement, je suis localiste. L'individu ne doit être géré que par des gens qui vivent avec lui. Les bureaucrates peuvent m'imposer des règles s'ils boivent de mon eau. Le localisme élimine toute classification établie par la centralisation du pouvoir. On peut être libertaire au niveau fédéral, républicain au niveau de l'Amérique, démocrate au niveau du comté, socialiste dans la commune et communiste dans la famille.

Vous avez beaucoup attaqué les travaux de Steven Pinker , le pape du progressisme qui affirme que nos sociétés sont beaucoup moins violentes qu'auparavant…

J'ai écrit des papiers scientifiques contre Pinker. Ses statistiques sont fausses. Il n'y a pas eu de baisse de violence dans le monde. C'est un psychologue qui n'est pas compétent en termes de statistiques. Il est le porte-parole d'un semi-gauchisme progressiste. Une chose que Pinker ne voit pas et qu'on a découverte par la génétique, c'est que, dans le passé, toutes les histoires de guerre étaient racontées avec de l'exagération. Les gens en réalité ne tuaient pas facilement. Il n'a pas pris en compte le manque de fiabilité des récits de guerre du passé et fait preuve d'un empirisme naïf.

Que pensez-vous de Donald Trump ?

Je sépare l'homme des actions. Certaines actions, comme enlever ou simplifier certaines régulations, me plaisent, d'autres, comme ses liens avec la « barbarie saoudite » , je les désapprouve fortement.

C'est quelqu'un qui n'est pas un nerd, un expert. Mais je le préfère à Obama, de loin. Il est antifragile. Il n'essaie pas de se poser en prêtre jésuite. Ses affaires de moeurs et de corruption ne lui ont causé aucun tort. On l'attaque sur des choses anodines, ce qui le raffermit.

«Antifragile», de Nassim Nicholas Taleb, Les Belles Lettres, 660 p., 25,50 €.
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