dimanche, février 06, 2022

Libres d'obéir (Johann Chapoutot)

J'ai acheté ce livre sans être très motivé pour le lire. Je trouvais le parallèle management / nazisme excessif. Il dormait sur une étagère.

La désolante facilité avec laquelle les managers s'adaptent au délire covidiste (quand ils n'en sont pas les promoteurs consciencieux, voire fanatiques) m'a fait changer d'avis.

Le livre commence très fort. Il cite une note de 3 pages à ses subordonnés de l'agronome Herbert Backe (qui s'est suicidé dans sa cellule en 1947), où celui-ci envisage sans sourciller un plan de 30 millions de morts à l'est pour nourrir le peuple allemand.

Le comique (humour noir) de la chose, c'est qu'il utilise un vocabulaire de management très moderne : objectifs, agilité, adaptation, initiative, évaluation ...

Pourquoi ? Tout est dans la compréhension fine du titre du livre : libres d'obéir.

Libres d'obéir

Après la terrible défaite d'Iena, l'armée allemande invente l'auftragtaktik, le commandement par mission. Le subordonné est libre de tout sauf du choix de son objectif. C'est très efficace. Et très manipulatoire : si le subordonné échoue, il est responsable et coupable (même si son objectif était mal choisi et inaccessible). Il intériorise la culpabilité, il se met lui-même la pression (tous les salariés ont reconnu le management contemporain où tout est fait pour que le salarié s'auto-pressure). D'où la caricature du sous-officier allemand aboyeur.

Dans la doctrine nazie, le peuple allemand est un peuple supérieur parce qu'il est le seul peuple vraiment libre. Mais la liberté intelligente doit conduire les Allemands à obéir de leur plein gré au chef, qui sait mieux que les autres ce qu'il faut faire.

Et pour exalter cette liberté tout à fait particulière, il faut, par comparaison, réduire en esclavage les sous-hommes.

On retrouve cette logique folle dans le délire covidiste, entre « le paSS qui libère », le gouvernement « bienveillant » qui nous infantilise et les boucs-émissaires qu'il faut « emmerder ».

L'Etat nazi n'était pas un Etat policier au sens habituel. Les ennemis désignés étaient réprimés férocement mais les bons citoyens désignés étaient libres et bien nourris. Ils vivaient dans une atmosphère beaucoup moins étouffante que les Russes sous Staline.

Ils étaient libres, libres d'obéir. Et ils le faisaient parce qu'il y avait tout un système incitatif, plus que répressif, il y avait des carrières, des récompenses, des promotions, des bonus. Par exemple, tout bête : lorsque des juifs étaient expulsés, les voisins se partageaient leurs meubles, ça n'encourage pas à la rébellion ; une fois que c'était fait, vous aviez été « mouillé ».

Et si vous refusiez d'obéir, par inertie, par résistance passive, par refus de participer ? Vous n'étiez pas sanctionné brutalement (à condition d'appartenir à la race des seigneurs), mais noté. Et tout un tas de choses devenait plus difficile. Bref, le crédit social à la chinoise et le crédit social hygiéniste macronien n'ont rien inventé.

Dans Modernité et holocauste, Sygmunt Bauman a montré que l'extermination  des juifs était un sommet de modernité.

Chapoutot nous montre, lui, que le management d'après 1945 s'inspire beaucoup (pas uniquement, heureusement) de l'expérience nazie. Avec une explication simple : les bureaucrates nazis se sont recasés dans les instituts de management, financées par les industries qui ont fait fortune pendant la guerre (vous les connaissez, il n'est pas improbable que vous rouliez dans une de leurs voitures). Elles renvoyaient l'ascenseur. Le terme alter Kamerad (vieux camarade) était le mot code de ce recyclage des déchets du nazisme.

Il faut bien comprendre une chose : le gouvernement nazi pratiquait le darwinisme administratif (facteur de décisions radicales). Plusieurs administrations en concurrence sur un même sujet. Ceux qui s'en sortaient étaient les plus vicieux, les plus extrémistes, mais pas les plus bêtes.

Problème de rendement et anti-étatisme

L'administration allemande sous le gouvernement nazi se heurtait à un problème de rendement simple : d'immenses territoires à administrer et beaucoup d'hommes partis à l'armée. Il s'agissait de « faire mieux avec moins ». Et c'est contradictoire avec la polycratie nazie très énergivore.

Or, les nazis étaient violemment anti-étatistes (contrairement aux fascistes italiens). Ils considéraient que la loi avait été inventée par les Juifs et l'Etat par les Français, motif suffisant pour que ces choses fussent déclarées détestables pour tout bon Allemand.

Ils ne juraient que par les agences spécialisées ad hoc et, espéraient-ils, temporaires, menés par quelques bureaucrates surhommes laissés à leur initiative.

Werner Best (né en 1903, mort dans son lit en 1989), brillant juriste, était en même temps un des fondateurs et organisateurs de la Gestapo et un théoricien de cette réforme administrative.

Comme souvent dans l'administration nazie, il fut le gouverneur officieux (doublant le gouverneur officiel) de la France. C'est lui qui mit en place l'utilisation maximale de l'administration française par la puissance occupante. Bien entendu, il est directement impliqué dans des déportations, tortures et compagnie.

Après la guerre, quelques ennuis mais rien de bouleversant : 5 ans de prison, après quoi il est déclaré inapte, ce qui ne l'empêchera pas de vivre jusqu'à 86 ans. Il eut diverses occupations : défense de criminels nazis, consultant de grands groupes et même du ministère des affaires étrangères et pilier des amicales d'anciens SS. Elle est pas belle, la vie ?

Rheinard Höhn

Höhn est au droit ce que Mengele est à la médecine : jeune (né en 1903, Mengele 1911), brillant séduisant, ambitieux, très intelligent.

Contrairement à Mengele, il se débrouille pour ne pas avoir de sang sur les mains. Il n'en est pas moins un des théoriciens du droit nazi, avec tout ce que cela implique sur le terrain. Il termine sa carrière nazie comme général SS, pas exactement le subalterne sans implication idéologique.

1945 est une catastrophe pour lui. Pendant quelques années, il s'installe comme naturopathe sous un faux nom. mais ses contacts et ses vieux camarades l'aident à recycler dans le conseil en entreprise.

De fil en aiguille, il devient directeur de l'équivalent allemand de l'INSEAD de Fontainebleau, copiée sur la Harvard Business School. Autrement dit, une école de management pour cadres à haut potentiel. Pas le genre de profils à être alourdis par les exigences de la vie spirituelle. Leur brillance est très terre-à-terre. La virtuosité intellectuelle un peu vaine de Höhn impressionne ce genre de personnes.

Et qu'Höhn enseigne-t-il à ces brillants sujets ? La vision nazie de l'Etat et du management, bien sûr ! Le vocabulaire est un peu adapté pour que ça ne se voit pas trop, dépoussiéré de l'affirmation que la race germanique est la seule qui mérite d'être libre, mais Höhn ne dévira pas : l'Etat est l'ennemi.

La méthoe de Höhn de management par délégation de responsabilités fut très à la mode et il fit fortune. C'est lui qui perfectionne la fiche de poste. Mais on reste toujours dans le manipulatoire : tu es responsable mais tu n'as pas vraiment le choix de tes objectifs.

La fin de sa vie fut un peu plus bousculée. Sa méthode passa de mode, remplacée par le travail en équipes et, surtout, son passé nazi resurgit dans les années 70, face à une génération moins prompte à passer l"éponge.

Cela ne l'a pas empêché de mourir dans son lit à 96 ans en 2000.

On remarquera quand même que les anciens SS restés en Allemagne s'en sont globalement mieux sortis que ceux qui ont fui. La dénazification n'a pas été un drame pour tout le monde.

A-t-on besoin du management ?

Le paysan et l'artisan n'ont pas besoin du management. Il est intimement lié au salariat, qui, comme disait Karl Marx, est l'esclavage moderne.

De quelque manière qu'on le prenne, c'est toujours un art manipulatoire pour faire de l'homme moderne une espèce domestiquée : les relations de l'homme moderne avec son environnement sont toujours appuyées sur d'impersonnelles béquilles bureaucratiques. Tout acte de la vie quotidienne dissimule une lourde machinerie (songez à ce qu'il faut pour que vous ayez un steak cuit dans votre assiette).

Le management est un emprisonnement abstrait, il bâtit des murs dans les têtes.

En conclusion

Cet ouvrage de Chapoutot s'inscrit dans une tendance historiographique nouvelle depuis  quelques années : plutôt que de considérer le nazisme comme un malheureux accident de l'histoire, l'inscrire dans la continuité.

On rejoint la formidable intuition de Jacques Ellul en août 1945, expliquant qu'Hitler avait perdu la guerre militairement, mais l'avait gagnée politiquement, puisqu'il avait réussi à imposer à ses ennemis sa vision de l'homme et de ses rapports instrumentaux (l'homme comme moyen et non comme fin) avec la collectivité (1).

Bien sûr, il serait excessif de dire que le management actuel doit tout aux nazis. Mais il serait tout aussi faux dire qu'il ne leur doit rien.

Les nazis, si attentifs au vocabulaire, utilisaient un équivalent allemand de l'abominable « ressources humaines » (comme si les hommes étaient de moyens de production comme les autres). Ce n'est pas par hasard.

Pour ma part, j'insiste lourdement sur « brillant », pour montrer que le nazisme ne se nourrit pas de brutalité mais d'intellect sans spiritualité. Chapoutot dit qu'une interprétation possible du nazisme est : une manière de faire son deuil sans Dieu des millions de morts de la première guerre mondiale, « Vous ne croyez plus à la vie après la mort, vous ne croyez plus à la nation qui s'est révélée fragile, mais votre sacrifice n'est pas vain parce qu'il restera de vous la race ».

En nos temps de délire covidiste, où nous somme à peine libres d'obéir, cette conception vicieuse de la liberté pourrit la vie de ceux qui n'ont pas cédé, qui sont restés des hommes (d'après Jung, la liberté est consubstantielle à l'homme, même à celui qui la refuse).

La privation de liberté rassure les faibles qui ont choisi de céder. Cela risque d'être très momentané. Comme ce sont des faibles, ils ne révolteront pas mais s'auto-détruiront. La montée en flèche des troubles psychiatriques est déjà là.

Plus sur ce sujet de la fausse liberté dans un projet billet.

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(1) : citation de Brian Maher : « La plupart de règles de gouvernance utilisées dans les grandes entreprises, propagées par les cabinets internationaux de conseil, ont leur origine dans les réflexions des organisations de la Seconde Guerre Mondiale et singulièrement dans les réflexions nazies. C'est normal puisque c'est dans ces organisations que l'on recherchait l'efficacité maximum, à tout prix et quelque soit le coût humain, pour gagner la guerre. »

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Il est à noter qu'en bon petit-bourgeois gauchiste, l'auteur épouse toutes les thèses du délire covidiste, méprisant au passage les gueux. Je ne suis pas surpris : pour s'extraire du délire collectif, il faut d'autres qualités humaines qu'être un universitaire consciencieux et bien-pensant.

Désormais, tous les covi-résistants ont compris que le covidisme est d'abord le naufrage de la classe diplômée : Johann Chapoutot n'a pas échappé au naufrage, c'était probabilistiquement prévisible.

Note du 22 février 2024 : j'ai relu cet ouvrage et je me demande bien ce que j'ai pu y trouver. Il est nul à chier. C'est juste du discours idéologique gauchiste enrobé dans du pseudo-travail d'historien.

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Bonus, video de Johann Chapoutot sur la révolution culturelle nazie :

 


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