jeudi, décembre 15, 2022

The fall of Forteresses (Elmer Bendiner)

 Récit du raid du 17 août 1943 contre Schweinfurt, publié en 1980, par un navigateur de B17, devenu journaliste.

D'abord un peu de contexte.

Dans les années 20/30, l'Américain Mitchell et l'Italien Douhet popularisent le concept de bombardement stratégique à travers deux idées idiotes (il y avait les moyens à l'époque de savoir qu'elles étaient idiotes, c'est pourquoi ni la Russie, ni l'Allemagne, ni la France ne s'y sont engagées) :

1) Le bombardement des installations essentielles d'un ennemi peut mettre son économie à genoux et le forcer à la capitulation.

2) Des raids de bombardiers lourdement armés percent toujours les défenses.

Le bombardement stratégique a un peu fonctionné sur le Japon, à la géographie et à l'économie particulières (mais les sous-marins à long rayon d'action, qui ont coulé des millions de tonnes de premières premières, ont été plus efficaces. Un peu les parents pauvres du récit canonique, même si Hollywood leur a consacré quelques films). Sur l'Allemagne, pas du tout.

Les missiles intercontinenteaux et la bombe atomique remettront le bombardement stratégique à la mode, mais c'est une autre histoire.

Le rapport d'après-guerre sur ce sujet conclut que les bombardements stratégiques ont empêché l'Allemagne d'augmenter encore plus sa production de guerre qui a triplé en 3 ans. Piètre résultat, tout ça pour ça.

En 1941, Churchill autorise un programme de bombardement stratégique de nuit, concrètement, raser les villes allemandes (c'est tout ce que la précision de l'époque permet).

Il est très dubitatif (il a du bons sens), mais il est politiquement coincé : pour ne pas risquer que Staline cherche une paix séparée avec Hitler, il doit absolument montrer que la Grande-Bretagne « fait quelque chose » et bombarder les villes allemandes, c'est tout qu'elle peut faire.

Cette campagne de bombardement stratégique de nuit est un désastre humain, militaire et économique.

Désastre humain : bombarder les civils allemands n'était pas très éthique, même s'ils l'avaient bien cherché. Et les Britanniques ont eu plus d'officiers aviateurs tués pendant la seconde guerre mondiale que d'officiers d'infanterie pendant la première.

Désastre militaire : le résultat militaire de cette orgie de destruction a été à peu près nul.

Désastre économique : vu le coût astronomique des bombardiers lourds, cet argent aurait probablement été mieux employé ailleurs, dans la logistique par exemple (l'offensive alliée en Europe est tombée en panne d'essence en septembre 1944. Pour le prix d'un Lancaster, on avait 2 voire 3 DC3).

Les Américains se la jouent comme d'habitude, méprisants : on va voir ce qu'on va voir. Avec leurs bombardements de jour « de précision », ils vont donner une leçon à ses arriérés d'Anglais. Sauf que ... pas vraiment.

Printemps 1943

Au printemps 1943,  ça craint pour les idéologues américains du bombardement stratégique de jour. Ca fait un an et demi que l'Amérique est en guerre et, malgré les moyens énormes mis à leur disposition, ils n'ont rien démontré.

Quelques raids sur la France, escortés par des Spitfires et des P47 Thunderbolt. Mais les escorteurs à long rayon d'action (P51 Mustang, P38 Lightning) et les réservoirs largables ne sont pas encore là.

Qu'importe : périssent les troufions pourvu que vivent les idées grandioses des généraux. On enverra donc les braves aviateurs se faire descendre sans escorte au-dessus de l'Allemagne.

C'est ce que raconte Bendiner. Mais aussi le film (que je vous conseille) Twelve o'clock high (ensuite transformé en série télévisée) avec Gregory Peck :

 

 Le 17 août 1943 et le 14 octobre 1943 (black Thursday)

Le raid sur Schweinfurt est l'exemple de la fausse bonne idée : les roulements à bille sont indispensables à l'économie de guerre, détruisons les usines de roulements à bille et l'économie allemande sera paralysée.

Sauf que les usines de roulements à bille sont facilement dispersables et diversifiables. Le raid sur Schweinfurt n'a pas retardé l'économie allemande d'une minute.

Voilà ce qu'un historien écrit :

As soon as the reconnaissance photographs were received on the evening of the 17th, Generals Eaker and Anderson knew that the Schweinfurt raid had been a failure. The excellent results at Regensburg were small consolation for the loss of 60 B-17s. The results of the bombing were exaggerated, and the high losses were well disguised in after-mission reports. Everyone who flew the mission stressed the importance of the escorts in reducing losses; the planners grasped only that Schweinfurt would have to be bombed again, soon, in another deep-penetration, unescorted mission.— Donald Caldwell

Dès le soir du 17 août, à la réception des photos de reconnaissance, les généraux Eaker et Anderson ont su que le raid sur Schweinfurt était un échec. Les excellents résultats sur Regenburg étaient une maigre consolation pour la perte de 60 B-17. Les résultats du bombardement furent exagérés et les fortes pertes minimisées dans les compte-rendus de mission. Tous ceux qui avaient participé à la mission insistaient sur l'importance de l'escorte pour réduire les pertes. Les planificateurs en ont juste conclu qu'il faudrait un autre raid sur Schweinfurt. Sans escorte. Donald Caldwell

Ce raid est un échec (plus de 5 % de pertes pour un résultat nul). Que fait-on ? Évidemment, plus de ce qui ne marche pas. Le 14 octobre 1943, le raid est recommencé.

Là, c'est un désastre complet : 20 % de pertes (pour vous donner un ordre de grandeur, le premier jour de l'offensive de la Somme, le 1er juillet 1916, considéré comme un des plus grands échecs militaires de tous les temps, c'est 18 % de pertes) pour un résultat toujours nul.

Les Allemands ont joué particulièrement fin, ils ont organisé les décollages et les atterrissages pour que les chasseurs puissent maximiser leur temps de chasse et réarmer pour intercepter une seconde fois les Américains au retour (les réarmements n'ayant pas forcément lieu sur le terrain de départ, là est l'astuce).

Bendiner raconte qu'ils passaient 2 à 3 heures à tourner au-dessus de la Manche pour constituer les boxes. un tel préavis facilite grandement les choses pour les défenseurs, c'est presque criminel.

Un triomphe de propagande

Il faut bien comprendre le mécanisme : les généraux de l'Army Air Corps au pouvoir en Angleterre et à Washington ont misé toute leur carrière sur cette idée de bombardement stratégique et ils ont les moyens d'arranger à leur sauce l'information qui remonte.

Leurs supérieurs ne sont pas totalement dupes mais tout ce beau monde est d'accord sur un point : cacher la vérité au grand public.

Il est intéressant de rappeler que, lorsque les théoriciens soviétiques rejettent le bombardement stratégique, c'est avec le motif qu'une nation industrielle a les ressources de s'adapter à moindre coût (c'est exactement ce qu'Albert Speer a organisé).

Les Américains mirent un an de tâtonnements (la préparation du débarquement en Normandie a retardé les choses) pour comprendre que la seule production stratégique vulnérable aux moyens de l'époque était le pétrole, les raffineries étant étendues, vulnérables et impossibles à dissimuler.

La peau de Luftwaffe

Le bombardement stratégique a fini par avoir la peau de la Luftwaffe, mais pas  du tout de la manière anticipée par ses promoteurs.

Ce ne sont pas des bombardements bien choisis par des bombardiers armés se défendant seuls qui ont mis à genoux la Luftwaffe. Ce sont les avions d'escorte toujours plus nombreux et mieux organisés. A la limite, les bombardements n'étaient qu'un prétexte à forcer la Luftwaffe à prendre l'air, perdant peu à peu son bien le plus difficile à produire, les pilotes.

C'est ce qu'avait tenté Goering en 1940 contre la RAF et qui a échoué grâce à la remarquable stratégie de Dowding. L'Air Chief Marshal estimait, à raison, qu'il valait mieux prendre le risque que les bombardiers passent que prendre le risque de perdre trop de pilotes. Cette sagesse était trop intelligente pour les autres : à l'issue de la bataille d'Angleterre, il fut viré comme un malpropre avec une ingratitude scandaleuse qui n'est pas à l'honneur de Churchill. Mais les historiens lui ont rendu justice : il est aujourd'hui considéré comme le plus remarquable général d'aviation de l'histoire.

L'ironie est que Dowding a été saqué par les partisans du bombardement stratégique (que son succès défensif faisait paraitre un peu cons), au premier rang des desquels son ennemi intime (ils s'étaient déjà violemment opposés en 1916 : voir La patrouille de l'aube de 1930 avec Douglas Fairbanks ou le 'remake' de 1938 avec Erroll Flynn et David Niven), le fondateur de la Royal Air Force, Hugh Trenchard.

Mais je ferai un billet spécifique sur la difficile et édifiante carrière de Dowding.

Le récit d'Elmer Bendiner

Tout ceci étant posé, le récit de Bendiner, 35 ans après les faits, est très amer, très ironique.

Il a beaucoup d'indulgence pour les déserteurs, comme ces deux mitrailleurs de sabord qui ont sauté en parachute au-dessus de l'Allemagne. Ou ce mitrailleur qui a demandé à être muté en cuisine. Son chef lui a répondu « Tu sais, moi aussi j'ai peur » et il a rétorqué « D'accord. Mais moi, je vais rester en cuisine ». Et il est allé en cuisine.

Le pilote de Bendiner a rétrogradé à co-pilote à cause de sa propension à saisir tous les prétextes pour interrompre les missions.

Bendiner, lui, a traversé tout cela avec une insouciance qu'il décrit comme de la bêtise, comme s'il n'avait pas mérité ses médailles. Je vois dans cette façon grinçante de présenter les choses une coquetterie assez désagréable Mais bon, c'est un journaliste, donc un gauchiste. Il ne faut pas trop attendre de ces gens là.

Bref, je suis mi-figue mi-raisin vis-à-vis de ce livre : c'est un témoignage intéressant mais son ton me déplait.


J'ai en stock un autre livre sur le sujet. Je le lirai plus tard.


4 commentaires:

  1. Les briseurs de barrage hydroélectrique s avaient pu faire perdre de l'énergie précieuse pour l'industrie allemande. Difficiles à réparer en peu de temps. Mais cela n'a pas été si insupportable que cela pour la production.

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    1. Leur grande erreur a été de ne pas répété le raid.

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  2. Moralité : il est grand temps que les généraux et autres stratèges retournent mettre à l'épreuve leurs idées, en personne, sur le champ de bataille.

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  3. Pure hypothèse de ma part:
    La défense contre-aérienne (DCA) allemande était équipée de canons calibre 88mm, les fameux "88", d'abord conçus pour la marine, ils se sont avérés efficaces comme armes de DCA, et redoutables comme armes antichars.
    La pression des bombardements sur leur sol a contraint les Allemand à y maintenir un nombre certainement très élevés de ces canons. Sans cette pression, ces canons auraient été déployés sur d'autres fronts. Et le résultat de certaines batailles, comme celle de Koursk, aurait pu être très différent.
    Cela pourrait-il être une des raisons de la poursuite des bombardements stratégiques malgré leurs résultat discutables ?

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